La Littérature comme document – Introduction à l’exposition en ligne

Du 01.09.2013 au 01.09.2016

Introduction à l’exposition en ligne La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930 conçue par Sarah Bonciarelli, Anne Reverseau et Carmen Van den Bergh (Groupe MDRN), Leuven, 2013.

Les images. Les documents. Les textes de notre temps.

(slogan publicitaire de la revue belge Variétés, 1928-1930)

 

Esthétique documentaire et document

« C’est du document, rien d’autre » aurait répondu Eugène Atget aux surréalistes qui lui demandaient de publier ses photographies en 1926. Le « document » s’oppose dans sa bouche à l’art : il désigne quelque chose de peu de valeur, qu’il ne faut pas chercher à interpréter, ni même à comprendre. Et pourtant, quelle ironie ! Atget est aujourd’hui considéré comme un photographe et un artiste de tout premier plan et comme l’inspirateur de la photographie documentaire américaine qui a donné ses lettres de noblesse au genre.

Dans la période de l’entre-deux-guerres, l’idée de « documentaire » connaît un essor fulgurant. À partir des années 1920, une esthétique documentaire émerge au cinéma en opposition à la fiction et aux actualités : le « style documentaire », tel qu’il est analysé par Olivier Lugon[1], se diffuse en photographie comme une catégorie esthétique, une description moderne du réel, directe et sans fard.

Dès les années 1920, avec l’essor de mouvements comme la Nouvelle Vision (New Vision) ou la Photographie Pure (Straight Photography), les arts visuels ont inventé de nouvelles façons de combiner art et réel. La littérature n’est pas en reste : le réalisme va être renouvelé en profondeur sous l’influence de ces nouvelles esthétiques visuelles, par exemple dans le mouvement allemand de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), et la littérature d’expérience et les témoignages vont se multiplier, en France et en Italie, par exemple, pour répondre au « mot d’ordre du vécu » qui « traverse », selon Myriam Boucharenc « le paysage littéraire de l’entre-deux guerres »[2].

Il faut distinguer cette esthétique documentaire, qui est l’idée du document, des documents qui sont les objets que la littérature va utiliser, imiter, détourner, etc. Le document est défini ici de façon minimale comme un fragment de réalité qu’on peut isoler, épingler et exporter. Parce que les écrivains s’approprient plus facilement des documents sans valeur artistique, l’accent est mis sur la culture visuelle de l’époque, véritable carrefour de textes et d’images autour de 1930. Un des symboles de ces croisements pourrait être la revue française dirigée par Georges Bataille, Documents, sous-titrée « doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie »[3], à laquelle collaborent de nombreux écrivains.

 

Pourquoi 1930 ?

La littérature a toujours utilisé et inséré des fragments du monde réel, qu’ils soient textuels ou visuels, mais à la fin des années 1920, le projet documentaire prend un nouveau départ.

D’une part, la reconfiguration du roman donne naissance à une forme de prose réaliste, influencée par les médias contemporains et l’enthousiasme pour l’enregistrement du monde : la photographie (voir FotoAuge) et le cinéma (voir Painlevé) documentaires. D’autre part, les avant-gardes poursuivent leurs pratiques expérimentales dans la prose et la poésie modernistes avec des insertions de documents qui bouleversent le statut du texte littéraire. Depuis Manhattan Transfer (1925), Dos Passos utilise des techniques cinématographiques qui constituent une importante innovation stylistique et Berlin Alexanderplatz (1929) de Döblin expérimente aussi avec des éléments non littéraires. À partir de la fin des années 1920, le collage et plus généralement tous les procédés d’hybridation sont devenus omniprésents dans la littérature occidentale et touchent à tous les genres, y compris la poésie et le théâtre (Piscator).

Les années 1920 et 1930 sont l’âge d’or de la presse illustrée et partout en Europe, des auteurs développent un intérêt pour les techniques de reproduction et la typographie, visible par exemple dans la composition des ouvrages, comme chez Burssens, et dans des revues comme Arts et métiers graphiques. « Notre culture est devenue visuelle », proclame Carlo Rim en 1930. En effet, la profusion d’images dans les revues, les magazines, les annonces publicitaires, tout comme les éditions populaires et bon marché ou la sérialisation contribuent à la création d’une culture massivement visuelle. Des périodiques italiens comme Il Secolo illustrato (1929), La Domenica del Corriere (1935) ou Prospettive, français comme L’Illustration (1933), Vu (1935) ou Le Crapouillot (1933), allemand (Arbeiter Illustrierte Zeiting) ou américain (LIFE) constituent des exemples de cette culture populaire. Dans certaines publications plus proprement littéraires ou artistiques telles que Wendingen aux Pays-Bas, Variétés en Belgique, ou Occidente en Italie, les images ont aussi une place essentielle. La presse joue également autour de 1930 un rôle important dans l’internationalisation des débats artistiques et littéraires qu’elle documente et nourrit, par exemple Novecento en Italie ou i10 aux Pays-Bas.

1930 est un tournant parce que les transformations qui ont lieu dans le domaine artistique sont désormais inséparables des changements politiques et socio-économiques. Alors que les « Années folles » sont éclipsées par les années noires, la littérature devient un document et un témoignage de cette époque troublée. Avec la Grande Dépression les écrivains cherchent à rendre compte et à témoigner de la crise économique qui devient vite politique. Cette nécessité se développe de façon particulièrement aiguë en Allemagne (Kisch), en Russie (Ehrenburg) et en Italie (Comisso).

Autre genre de témoignage, celui qui accompagne la fascination pour l’ailleurs. Ces années sont en effet marquées par le tourisme naissant, et notamment la vogue du tour du monde, porté par les révolutions dans les moyens de transport. Les voitures et les avions incarnent le goût pour la vitesse et le pouvoir pris sur la nature. Les écrivains cherchent aussi à témoigner de voyages lointains qui prennent progressivement le relais des missions colonisatrices, sans que ne disparaisse l’idéologie coloniale, par exemple chez Morand en France et, en Italie, dans Gente d’Africa de Davy Gabrielli. À la même époque, la naissance de l’ethnologie moderne, symbolisée par L’Afrique fantôme de Michel Leiris, propose une autre voie. Les écrivains collaborent aussi à une vogue d’ouvrages documentaires géographiques typiques des années 1930 : les portraits de ville dont le fameux Paris de nuit de Brassaï et Morand (1933) ou d’autres plus confidentiels, par exemple sur Berlin ou Marseille et les portraits de pays, par exemple, en Italie, Peninsola Pentagonale de Mario Praz qui porte sur l’Espagne.

 

Que fait le document avec la littérature ?

Le document a longtemps été pensé en opposition avec la littérature, comme une négation de sa puissance de création et d’imagination. La littérature correspondrait au « monument », à ce qui reste[4], tandis que les documents s’oublient, s’envolent comme les pages des journaux. Penser la littérature dans ses rapports avec le document, c’est aller contre ce mouvement qui conduit à la sacralisation de la littérature. C’est aussi aller contre le récit de l’autonomisation de la littérature[5]. Mais c’est précisément cette disjonction, cette impureté de la littérature qui intéresse aujourd’hui : cette littérature qui fraye avec le compte rendu, l’archive, et qui tend à prendre des objets documentaires comme modèle. Comment se font les connexions entre la littérature et les documents autour de 1930 ? Comment penser cette diversité ?

Un premier ensemble pourrait être constitué des ouvrages considérés comme des documents, par leurs auteurs, par leurs contemporains ou par d’autres lecteurs. Cette littérature rend compte de l’histoire, des événements politiques, des guerres, mais aussi de voyages ou de missions. Il peut s’agit d’un compte rendu objectif ou d’un témoignage engagé politiquement, les deux tendances étant parfois mêlées, comme chez Ehrenburg. Marcia su Roma d’Emilio Lussu (1931) est un texte littéraire basé sur des impressions personnelles, mais c’est aussi un document historique et un compte rendu journalistique de l’entre-deux-guerres italienne. Ce premier ensemble développe des affinités particulières avec l’univers du journalisme : en Allemagne, en France et en Italie se rencontre simultanément l’idéal de l’écrivain-reporter, personnage exemplifié dans Der rasende Reporter d’Egon Erwin Kisch (1924) et incarné en France par Kessel ou Saint-Exupéry. Le reportage chez Comisso et le récit documentaire chez Morand sont des lieux de rencontre entre littérature et documents. Cette ambition documentaire peut être tout à fait explicite, mais aussi plus diffuse, comme chez Mario Praz.

Les ouvrages et les revues qui empruntent un style documentaire à un média ou qui en développe un en référence à un modèle extérieur constituent un deuxième ensemble. Dans cette catégorie, on trouve la littérature qui s’inspire des modèles du cinéma, de la photographie ou de la radio) et des mass medias, notamment dans les régimes fascistes (en Italie, l’institut LUCE). Le cinéma peut fournir un modèle pour le roman, par exemple, dans la sphère germanique, pour le Grosstadroman qui s’inspire du cinéma documentaire contemporain : BerlinAlexanderplatz de Döblin ou Stad de Ben Stroman. En Italie, le cinéma permet de penser un nouveau réalisme, par exemple dans la revue La Ruota dentata ou dans le roman Luce fredda, influencé par Eisenstein et sa théorie du montage. C’est aussi le montage que met en avant Walter Benjamin lorsqu’il commente le roman de Döblin en expliquant que « le montage véritable part du document »[6]. Le modèle cinématographique du montage est bien présent dans la manière dont James Joyce ou Dos Passos agencent les documents qu’ils insèrent et la technique fait des émules, par exemple Emanuelli en Italie. Outre le montage, le zoom inspire les écrivains de la Nouvelle Objectivité, et la métaphore de l’œil-caméra pour désigner un point de vue objectif, promise à un bel avenir, vient du cinéma documentaire. Plus largement, des écrivains mènent des recherches formelles pour trouver un ton documentaire, par exemple la phrase nominale de Morand, ou les onomatopées chez le poète expérimental flamand Van Ostaijen.

Un autre ensemble, que l’on pourrait qualifier d’intersémiotique ou d’intermédial, se compose d’ouvrages, de revues ou de textes qui insèrent des éléments documentaires, images mais aussi graphiques, listes ou éléments de langage. Cette littérature utilise une matière première documentaire des plus diverses, comme des brochures touristiques ou des publicités. Certains romans font par exemple la promotion d’une voiture : Ford dans Gelakte Hersens de Revis, aux Pays-Bas, et Fiat dans 522. Racconto di una giornata de Massimo Bontempelli. D’autres romans, comme Mrs Dalloway, peuvent aussi simplement réutiliser des slogans qui font partie de la culture de masse de l’époque. Le théâtre n’est pas en reste car il existe une scène documentaire dont le modèle est le dramaturge allemand Piscator qui insère discours de presse et d’actualité.

Les ouvrages illustrés font partie de cette catégorie : qu’il s’agisse de collaborations entre écrivains et photographes, comme Marseille ou Banalité de Léon-Paul Fargue, illustré par Parry et Loris (1930), ou d’images documentaires utilisées à titre illustratif, comme les photos de la mission Dakar-Djibouti dans l’ouvrage de Leiris ou les illustrations photographiques de Three Guineas de Virginia Woolf (1938). Dans une esthétique différente, un texte hybride peut jouer avec des dessins et des papiers collés, par exemple le « roman-collage » Portes de Georges Sadoul (1925), les publications surréalistes ou d’autres parutions dans des revues illustrées françaises comme Vu, Jazz ou Arts et métiers graphiques.

Dans un ouvrage fondateur sur l’esthétique documentaire, William Stott proposait de définir ce que recouvre la notion d’écriture documentaire et distinguait alors les textes qui se basent ou qui insèrent des documents, des textes qui relatent une expérience humaine avec ses propres mots, des reportages sur le vif qui donnent à voir dans le feu de l’action[7]. À ces catégories, qui ne sont pas exclusives, il faut en ajouter une quatrième, bien représentée dans l’exposition. Ce dernier ensemble se compose d’objets pour lesquels le document agit comme un label. L’étiquette « document » est utilisée pour des collections éditoriales, en France, « Les documentaires » ou « Les documents bleus », comme en Italie, « Documenti », pour les noms de revues, ou de rubriques (dans Le Crapouillot ou Discontinuité par exemple en France) ou pour des sous-titres de récit (Morand), ou de revue. Ces classifications s’insèrent dans la volonté de mettre en avant les récits de vie et les histoires vraies, dans une stratégie éditoriale, notamment en France chez Gallimard ou, en Italie, autour de Bontempelli, mais aussi de la revue Occidente. Le label « document » sert donc à classer, en partie pour répondre au goût du public et pour mieux vendre. Mais les écrivains peuvent aussi se le réapproprier et en faire un label poétique, comme certains poètes français, par exemple Cendrars qui suggère que les « documentaires » sont « un genre nouveau »[8].

 

Pourquoi une telle exposition ?

Cette exposition en ligne a pris la suite de l’exposition Literature as Document. Visual culture of the Thirties présentée à la Bibliothèque de KU Leuven du 5 décembre 2012 au 28 janvier 2013 qui présentait plus de 130 pièces selon un parcours qui allait des objets les plus « intermédiaux » jusqu’aux réflexions les plus littéraires au sujet du document[9].

Ici, nous avons fait le choix d’une continuité qui va de la matière première documentaire la plus brute aux dispositifs littéraires les plus sophistiqués. Un petit nombre d’objets (37 au total), certains connus, d’autres beaucoup moins, sont commentés individuellement, en deux langues, dans des textes courts rédigés par des spécialistes issus de plusieurs pays et universités qui sont des membres, des partenaires ou des affiliés du groupe MDRN, mais aussi des participants au colloque La Littérature comme document. Si les objets sont peu nombreux et les textes courts, le projet n’en est pas moins ambitieux : ces coups de projecteurs sur une sélection d’objets permettent de jeter un nouveau regard sur la présence et l’influence du document sur la littérature et de rapprocher, en se concentrant sur quelques années, des phénomènes qui ne le sont que rarement, pour des raisons géographiques, génériques ou théoriques.

L’exposition en ligne ne reprend donc pas telle quelle l’exposition physique, mais elle la repense en fonction de son support. Cette présentation en objets successifs, en échantillons les plus divers, permet d’utiliser ces exemples comme prétextes pour montrer les enjeux que soulèvent en chacun de ces objets les relations entre littérature et document. Dans cette exposition en ligne se croisent ainsi les genres littéraires, les pays et les médias.

On y rencontre différentes problématiques : le rôle politique de la littérature quand elle entend documenter le réel, la littérature de voyage, envisagée un document d’expérience, la notion de stratégie éditoriale, quand le document devient un argument de vente, l’histoire des médias, le phénomène d’internationalisation culturelle, notamment à travers les revues, la radio et des nombreuses façons de documenter la littérature : couvertures, portraits ou entretiens d’écrivains. Les commentaires courts et synthétiques s’attachent à faire ressortir les enjeux théoriques et historiques d’une réflexion sur le document, mais aussi les liens entre cette réflexion et d’autres domaines du savoir. 

Dans cette exposition en ligne la contiguïté physique est remplacée par des liens potentiels. Nombreux sont les hyperliens internes qui renvoient aux différentes pièces de l’exposition (plus de 50 dans cette seule introduction) et font ainsi apparaître les liens entre les différents objets choisis. Cette méthode a été choisie aussi en fonction de l’époque dont il est question : la décennie 1925-1935 nous a semblé idéale pour mettre à jour les collaborations, les effets de circulation et l’intermédialité. Enfin, les liens sont également externes pour permettre au spectateur de se référer à des illustrations, à des textes littéraires, à des analyses, pour lui permettre, littéralement, d’« aller plus loin ». Ce type de liens permet de confier la description au réseau internet, un peu comme, dans Nadja en 1928, Breton choisissait – avec un soupçon de second degré, certainement – de confier la labeur de la description à la photographie.

 

[1] Olivier Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans. 1920-1945, Paris, Macula, 2001.
[2] Myriam Boucharenc, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Objet », 2004, p. 37.
[3] À ce sujet, voir par exemple James Clifford, The Predicament of Culture: Twentieth-Century Ethnography, Literature, and Art, Harvard University Press, 1988, et Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai Savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.
[4] Sur l’opposition entre document et monument, voir par exemple Jacques Le Goff (1978), Documento/Monumento, in Ruggiero Romano et al., ed., Enc­i­clo­pedia Einaudi, Torino, Einaudi, vol. V, pp. 38-48.
[5] Sur les concepts d’autonomie et d’hétéronomie, voir par exemple Carlo Bo, Letteratura come vita, ed. Sergio Pautasso, Milano, Rizzoli, 1994.
[6] « Echte Montage beruht auf dem Dokument », Walter Benjamin, « Krisis des Romans: Zu Döblin’s „Berlin Alexanderplatz“ », 1930.
[7] William Stott, Documentary Expression and Thirties America, New York, Oxford University Press, 1973, p. 143.
[8] Blaise Cendrars, « Document », Documentaires (Kodak) [1924], Du monde entier, Poésies complètes, 1912-1924, Paris, Gallimard, « Poésie », 1993, p. 133.

 

Sarah Bonciarelli, Anne Reverseau et Carmen Van den Bergh
(texte rédigé en 2013, revu en 2018)