Expositions

35. Théâtre documentaire

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

Le Piscatorbühne ou l’aube du théâtre documentaire moderne

 

Piscatorbühne, Das Programm der Piscatorbühne, n° 1, septembre 1927Le 3 septembre 1927 le « Theater am Nollendorfplatz » de Berlin, auparavant « Neues Schauspielhaus », a ouvert la saison théâtrale avec Hoppla, wir leben! (Hop la, nous vivons !), une pièce de théâtre documentaire du dramaturge juif et engagé à gauche Ernst Toller. La pièce de Toller, critique contre les vicissitudes politiques de son époque, notamment contre les premières années de la République de Weimar (1919-1933), était dirigée par Erwin Piscator (1893-1966), et c’était la première production du nouveau « Piscatorbühne » (théâtre de Piscator). Le théâtre d’avant-garde tel que le conceptualise Piscator doit sa complexité aux différents niveaux scéniques employés et surtout à un mélange de médias tels que des projections de film, des fragments de radio ou d’actualités cinématographiques. Dans les années après la Première Guerre mondiale, Piscator avait déjà fondé ce qui se présente comme « théâtre prolétarien » sur la scène duquel il avait donné des pièces politiques de Büchner et Hauptmann aussi bien que des pièces contemporaines qui adoptaient le point de vue prolétarien. C’était là l’origine de la dramaturgie du théâtre épique que développera plus tard Bertolt Brecht. Ni les problèmes financiers ni la censure politique n’empêchèrent Piscator d’envisager son nouveau théâtre politique comme une forme de théâtre total dont les plans ont été dessinés par l’architecte fondateur du Bauhaus Walter Gropius. Le théâtre comprenait une impressionnante scène pivotante qui rendait possible des décors simultanés, et tout un ensemble de dispositifs techniques et mécaniques comme des courroies de transports, des éclairs de lumière, des haut-parleurs immenses, etc. qui produisent d’impressionnants effets optiques et acoustiques projetant le public dans la réalité de la performance en leur donnant par exemple l’impression d’être au cœur d’une manifestation politique. Mais Piscator n’avait pas trouvé l’argent pour construire un tout nouveau théâtre et il avait alors restructuré le « Theater am Nollendorfplatz » pour son usage.

Les performances spectaculaires et stupéfiantes sur le plan technique comme esthétique, pour lesquelles Piscator pouvait compter sur d’excellents collaborateurs comme l’artiste et scénographe du Bauhaus Lázló Moholy-Nagy[1] ou les compositeurs Kurt Weill et Hanns Eisler, visaient à attirer des gens de toutes les classes sociales ; mais les excès de machinerie ont aussi occulté l’intention première de produire des pièces didactiques qui porteraient un message politique. Le média est devenu le message. Piscator a en particulier été critiqué par Brecht pour être tombé dans le piège d’un « théâtre culinaire »[2] esthétiquement attirant et pour avoir fait des acteurs les instruments d’un système mécanique plutôt que de leur apprendre à s’émanciper de ce type de sujétion. Cependant, le théâtre contemporain « post-dramatique » et les pratiques de la performance qui sont souvent caractérisées par l’intermédialité et les techniques documentaires, sont sans aucun doute redevables du concept de théâtre novateur de Piscator.

Pendant la période nazie, Piscator vécut en exil aux USA et devint le directeur de l’atelier de théâtre de la New School for Social Research à New York. Parmi ses étudiants figuraient par exemple Marlon Brando, Walter Matthau, Tony Curtis et le dramaturge Tennessee Williams. Après son retour en Europe en 1951 (en partie à cause des accusations de la commission McCarthy) il fallut plus de dix ans à Piscator pour prendre la tête du Volksbühne de Berlin-Ouest en 1962, où il participa à l’élaboration du concept de théâtre documentaire contemporain et mit en scène des pièces documentaires célèbres comme Le Vicaire (Der Stellvertreter, 1963) de Rolf Hochhuth qui traite de la position douteuse du Pape Pie XII pendant l’Holocauste, L’Instruction (Die Ermittlung, 1965) de Peter Weiss qui utilise des extraits des procès de Francfort des accusés de crimes contre l’Humanité d’Auschwitz, et En cause : J. Robert Oppenheimer de Heinar Kipphardt (1964) qui porte sur la persécution des scientifiques et des chercheurs sous le McCarthysme aux USA.

 

[1] Lázló Moholy-Nagy a aussi conçu la couverture de Das Politische Theater (http://www.kettererkunst.com/details-e.php?obnr=411202048&anummer=397), 1929.
[2] B. Brecht, “The Modern Theatre is the Epic Theatre. Notes to the Opera Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny”(1930), in Brecht on Theatre. The Development of an Aesthetic, ed. and trans. by John Willet, London, Methuen, 1964, pp. 33-42.

 

Pistes bibliographiques
Erwin Piscator, The Political Theatre, trad. Hugh Rorrison, London, Methuen, 1980 (originellement publié en allemand en 1929).
Maria Ley-Piscator, The Piscator Experiment: The Political Theatre, New York, James H. Heineman, 1967.
John Willett, The Theatre of Erwin Piscator: Half a Century of Politics in the Theatre, London, Methuen 1978.
Corinne Flicker, « Théâtre et document (1870-1945) », Ce que le document fait à la littérature (1860-1940), 2012 (http://www.fabula.org/colloques/document1734.php).

 

Bart Philipsen