Expositions

17. La montée du fascisme documentée

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

Le livre-mémorial entre compte-rendu et témoignage: notes personnelles et documentation historique

 

Emilio Lussu, Marcia su Roma e dintorni (Marche sur Rome et autres lieux), Casa editrice Critica Paris, 1931. Avec l’aimable autorisation d’EinaudiPeut-être Emilio Lussu n’aurait-il jamais écrit ses livres sans être obligé de partir en exil. Il n’était ni un écrivain professionnel ni un romancier, mais un politicien et un homme d’action, membre du Parlement italien, qui prit une part active dans l’opposition contre le fascisme tant qu’il le put, malgré plusieurs attentats à sa vie et à son activité politique. Après avoir été arrêté, il parvint à s’échapper en France, avec Rosselli, Nitti et quelques autres antifascistes. Une fois à l’étranger, ils essayèrent d’organiser la résistance intellectuelle et politique contre Mussolini. À cette époque, alors que le fascisme demeurait presque inconnu de la plupart des gens, Lussu accepta, en 1931, d’écrire un compte rendu sur l’ascension au pouvoir de Mussolini, ainsi que sur la première décennie fasciste ; une documentation historique basée sur sa propre expérience, qui eut comme titre Marche sur Rome et autres lieux. En fait, Lussu était en mesure d’expliquer et de retracer la succession d’événements historiques qui enfermèrent l’Italie dans les mailles du totalitarisme, et cela dans le but de comprendre et d’éviter que d’autres pays aient à subir le même sort tragique. Ce livre et les autres qui suivirent sont de bons exemples d’une forme narrative conçue non pour divertir les lecteurs européens, mais pour les informer, les éclairer, les initier à l’histoire et la politique contemporaines.

Lussu profitait effectivement d’une expérience historique remarquable, grâce à sa participation à la Première Guerre mondiale et à son importante contribution au combat antifasciste. Pourtant, dans sa préface à Marcia su Roma e dintorni, il présente son essai comme une « histoire personnelle », et ressent l’exigence de préciser que chaque épisode a été documenté. La position de ce politicien et écrivain est ambiguë, tout comme celle de sa production écrite. A mi-chemin entre une œuvre littéraire basée sur des documents historiques et un texte historique qui penche pour la littérature, Marcia su Roma e dintorni est riche en impressions personnelles et en remarques objectives à la fois, ce qui lui permet de se frayer un chemin hybride entre le témoignage et le compte rendu, entre les mémoires et le mémorial. En étant parmi les rares rapports directs, les rares témoignages personnels qui fassent état de la persécution acharnée et de la lucide cruauté fasciste à l’égard des adversaires politiques (la plupart des opposants étant tués ces mêmes années), le livre de Lussu fut publié simultanément en anglais, en français, en portugais et en espagnol.[1] Bientôt reconnu au niveau international, il devint une précieuse source d’information et un texte de référence pour l’actualité politique italienne.

Encore très actuel, Marcia su Roma e dintorni garde sa puissance expressive, ses contenus généraux et ses efforts de saisir et de décrire les changements socio-politiques, la chute rapide et incroyable de la démocratie occidentale, perçue trop souvent comme un phénomène inévitable et inéluctable mais en réalité – comme Lussu le montre aussi bien par son expérience de vie que par son écriture claire – prévisible, évitable et dû à une responsabilité humaine. Le message derrière le livre résonne clairement aux oreilles de ses lecteurs contemporaines ou futurs : on peut éviter le fascisme, le régime totalitaire et les excès de violence grâce à notre vigilance, à notre sens critique et à notre persévérance.

 

[1] La première edition en langue italienne parut à Paris en 1931. Pour l’édition officielle en Italie (Turin, Einaudi), en revanche, il fallut attendre 1945.

 

Pistes bibliographiques
Paola Sanna, Emilio Lussu scrittore, Padova, Liviana, 1965.
Simonetta Salvestroni, Emilio Lussu scrittore, Firenze, La Nuova Italia, 1974.
Pietro Calamandrei, « Lussu, scrittore », in Mario Isneghi, ed, Dalla Resistenza alla desistenza. L’Italia del « Ponte » (1945-1947), Roma, Bari, Laterza, 2007, pp. 151-152.
Emilio Lussu, Un anno sull’Altipiano (1936), Les hommes contre, traduit de l’italien par E. Genevois et J. Monfort, Paris, Austral, 1995.

 

Chiara Nannicini Streitberger