Expositions

30. Kodak ou Documentaires

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

La littérature joue avec le document : un recueil de poésie de Cendrars emprunte son titre à la firme Kodak

 

  Couverture de Blaise Cendrars, Kodak (Documentaire), Paris, Stock, « Poésie du temps », 1924. Graphisme par Frans Masereel. (Collection privée, D.R.)Blaise Cendrars a d’abord intitulé Kodak ce recueil de poésies car il s’agissait de « photographies verbales »[1] évoquant des scènes de chasse à l’éléphant. Suite aux protestations de la firme Kodak, il s’appelle aujourd’hui Documentaires, comme l’auteur s’en explique en tête du recueil :

« La poésie n’est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes, que j’ai conçus comme des photographies verbales, forment un documentaire, je les intitulerai dorénavant Documentaires. Leur ancien sous-titre. C’est peut-être aujourd’hui un genre nouveau. »[2]

Cendrars convoque ici un modèle cinématographique ou photographique – les avis divergent encore. Le lecteur s’attend donc à trouver des poèmes descriptifs, des choses vues par l’écrivain-reporter. L’esthétique « documentaire » a été l’horizon d’attente de ces poèmes, comme en témoigne la lecture critique qu’en fait Paul Fierens à la sortie de l’ouvrage en 1924 : il juge sévèrement l’« exotisme nu, dépoétisé, banalisé » et l’absence de lyrisme. Un « album de photos mortes » et non un spectacle mouvant : le documentaire est selon lui plus photographique que cinématographique.[3] Or, il s’agit d’une mystification : on sait aujourd’hui que le recueil est composé d’extraits d’ouvrages de Gustave Le Rouge et de Maurice Calmeyn que Cendrars a découpés. « Loin d’être une copie du réel, ces “paysages” ne font que plagier un autre texte […]. Ce sont des photographies toutes “verbales”, une écriture au second voire au troisième degré […] »,[4] explique Michel Collot.

Le choix du titre comme celui du sous-titre n’en révèlent pas moins un fort intérêt du poète pour le document tout autant que pour l’esthétique documentaire. Charles Grivel qualifie par exemple Kodak de titre « impossible » et « obsessionnel ».[5] Si Cendrars a en effet développé un certain nombre de projets cinématographiques – dont une série de films documentaires, La Nature chez elle, qui sont sans doute restés à l’état de projet –, la photographie est chez lui un horizon, un rêve refoulé. Le recueil n’est pas illustré de photographies car c’est le texte même qui est photographique. L’écriture de ces courts textes se veut visuelle, instantanée et même automatique puisque née du collage.[6]

Kodak montre l’influence, dans les années 1920 et 1930, des modèles photographique et cinématographique sur la littérature et singulièrement sur la poésie (linK26). Outre Cendrars, en France, on peut citer Soupault, Albert-Birot ou Paul Morand et son « Album de photographies lyriques » USA-1927 (1928).

 

[1] Blaise Cendrars, « Entretiens avec Michel Manoll », in Blaise Cendrars vous parle… , TADA, t. XV, 2006, p. 19.
[2] Blaise Cendrars, « Document », in Documentaires, Du monde entier, Gallimard, « Poésie », 1993, p. 133.
[3] Paul Fierens, compte rendu de Kodak, NRF, n° 130, juillet 1924.
[4] Michel Collot, « Les vrais-faux paysages de Documentaires », in Cendrars, le bourlingueur des deux rives, Claude Leroy et Jean-Carlo Flückiger, ed., Paris, Armand Colin, 1995, p. 121.
[5] Charles Grivel, « Cendrars éléphant photographe », in Blaise Cendrars au carrefour des avant-gardes, 2001, p. 109.
[6] Voir, à ce sujet le rapprochement entre Kodak et les Poèmes élastiques sur remue.net.

 

Pistes bibliographiques
Charles Grivel, « Cendrars éléphant photographe », in Blaise Cendrars au carrefour des avant-gardes, Ritm. Cahiers du centre de recherches interdisciplinaires sur les textes modernes, n° 26, 2001, pp. 99-114.
Michel Collot, « Les vrais-faux paysages de Documentaires », in Cendrars, le bourlingueur des deux rives, Claude Leroy et Jean-Carlo Flückiger, ed., Paris, Armand Colin, 1995, pp. 117-130.
Daniel Grojnowski, Photographie et langage. Fictions, Illustrations, Informations, Visions, Théories, Paris, Corti, 2002. Chap. II « Poésie et photographie : Kodak de Blaise Cendrars ».

 

Anne Reverseau