Expositions

32. Roman collectif

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

 La littérature comme document social : des romans collectifs comme Manhattan Transfer ou U.S.A. sont proches de la littérature sociologique

 

John Dos Passos, Manhattan Transfer (réédition de 1935 de l’édition originale de 1925), New York, Harpers and BrothersAvant de devenir écrivain, John Dos Passos a voulu être architecte. S’il a décidé de commencer sa carrière comme romancier (ou comme « chroniqueur », selon ses termes), Manhattan Transfer (1925) et U.S.A (1930-36) montrent qu’il a encore un grand intérêt pour les décors urbains. La forme des villes (la plupart du temps New York), leurs rues et leurs buildings occupent une telle place dans ses romans qu’elles peuvent être considérées comme les protagonistes principaux, les titres le suggèrent d’ailleurs souvent. James Joyce a pu dire que si Dublin était détruite, on pourrait la reconstruire grâce à Ulysses Aussi exagéré que ce soit, on pourrait dire la même chose de Dos Passos. Ce n’est pas seulement les buildings de Gotham city, au premier plan de ses livres, mais plus généralement l’expérience de la ville qui est fidèlement représentée grâce à une utilisation cubiste du montage, qui assemble des extraits de journaux, des publicités, des slogans, des chansons et des anecdotes.[1]

L’utilisation cinématique que fait Dos Passos du montage peut évoquer des films expérimentaux comme Berlin: Die Sinfonie der Großstadt (1927) de Walter Ruttmann ou Manhattan (1921) de Paul Strand and Charles Sheeler qui l’ont vraisemblablement inspiré. Même si, dans ces films, les humains sont mis à distance et vus comme des objets, Ruttmann, comme Dos Passos, consacre beaucoup de temps (narratif) à tisser des intrigues et à suivre des personnages à travers la ville. On remarque la même attention aux personnages dans Man with a Movie Camera (1929) de Dziga Vertov, le film expérimental qui est probablement, d’un point de vue structurel et narratif, le plus proche du travail de Dos Passos. Cependant, les personnages de Manhattan Transfer et U.S.A. sont si nombreux qu’on pourrait croire que ce n’est pas leur personnalité mais le fait qu’ils fassent partie d’une foule qui intéresse l’auteur : la plupart d’entre eux sont en effet proches de ce qu’on appelle traditionnellement un « flat character » (personnage stéréotypé). Chacun d’eux semble être construit autour d’un unique trait central et représenter, pour ainsi dire, un certain choix de vie à l’époque des premières mégalopoles. Chacun d’eux, à l’exception de quelques-uns, semble vivre superficiellement et incarner plus un rôle social qu’une véritable (bien que fictionnelle) identité. Manhattan Transfer comme U.S.A. manquent d’une intrigue centrale et ont pour but de dépeindre ce que Dos Passos, dans le prologue à U.S.A., a appelé « the speech of the people » (le discours des gens) : les voix et les bruits aussi bien que les petits événements insignifiants de la vie de nombreux individus de tous les milieux. L’ensemble de ces portraits et histoires leur confère une posture sociologique, à tel point que l’influent sociologue David Riesman s’est senti obligé de se distinguer des recueils à la Dos Passos apparemment similaires, dans sa préface à Faces in the Crowd (Visages dans la foule). Les personnages types de Dos Passos ne sont pas des « sous-produits préalables » à une quelconque étude sociologique, mais leur valeur sociologique est réelle et leur fonction dans les romans est semblable à celle des buildings, des rues, des slogans, des chansons et des publicités de journaux. Ils font tous partie de la construction urbaine que celui qui voulut plus jeune être architecte « édifia » : des documents des phénomènes sociaux les plus divers, parfois conflictuels et toujours intriqués, qui étaient rendus possibles dans une métropole des années 1920 et 1930.

 

[1] Voici un exemple tiré d’un des poèmes en prose qui introduisent chaque chapitre de Manhattan Transfer, celui du chapitre III de la deuxième section, « Nine Days’ Wonder ». Dos Passos y montre des messages de la vie urbaine qui se chevauchent et se parasitent, et tente en même temps de conférer un ordre symphonique à des croisements prétendument dus au hasard.
The Sun’s moved to Jersey, the sun’s behind Hoboken.
Covers are clicking on typewriters, rolltop desks are closing; elevators go up empty, come down jammed. It’s ebbtide in the downtown district, flood in Flatbush, Woodlawn, Dyckman Street, Sheepshead Bay, New Lost Avenue, Canarsie.
Pink sheets, green sheets, gray sheets, FULL MARKET REPORTS, FINAL ON HAVRE DE GRACE. Print squirms among the shopworn officeworn sagging faces, sore fingertips, aching insteps, strongarm men cram into subway expresses. SENATORS 8, GIANTS 2, DIVA RECOVERS PEARLS, $800,000 ROBBERY.
It’s ebbtide on Wall Street, floodtide in the Bronx.
The sun’s gone down in Jersey.

 

Pistes bibliographiques
Townsend Ludington, John Dos Passos: A Twentieth-Century Odyssey, New York, Carrol & Graf, 1998.
Donald Pizer, Dos Passos’ U.S.A. A Critical Study, Charlottesville, University Press of Virginia, 1988.

 

Antonio Bibbò