Expositions

28. Sérialisme et étiquetage

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

Le document comme étiquette pour regrouper différents travaux, à travers toutes sortes de genres

 

 Montage photo de la série « Documenti » (1932-1935), Le Edizioni d'Italia. (Biblioteca Nazionale di Firenze, Archivio Contemporaneo Alessandro Boncanti, Vieusseux Firenze)En nommant une série, un journal ou un texte littéraire un « document », on applique une étiquette linguistique à l’objet en question. Ce titre ou sous-titre peut être considéré comme une étiquette qui rappelle le monde réel et, en quelque sorte, attribue un pouvoir connotatif à un texte ainsi qu’un but et délimite parfois la portée de son action. Au début des années trente, cette pratique d’étiquetage a souvent été utilisée en France pour désigner principalement des essais, des chroniques, des interviews avec des écrivains, correspondant en général à la catégorie « non-fiction » (bien souvent critiquée ou considérée comme une littérature de second ordre).

Pour le domaine italien, les exemples sont plus difficiles à trouver dans la littérature que dans le cinéma. Pourtant, Armando Ghelardini ouvre la voie quand, en 1932, il conçoit la série italienne « Documenti » pour sa maison d’édition « Le Edizioni d’Italia », rassemblant différents types de textes écrits par des auteurs très divers, en vertu de ce même dénominateur. Dans sa brève existence, la série a publié cinq volumes, allant d’un essai sur le cinéma par Vsevolod Poudovkine (traduit et présenté par Umberto Barbaro)[1], des nouvelles regroupées par Elio Talarico,[2] un journal soviétique par Pietro Maria Bardi,[3] un recueil d’articles littéraires par Corrado Alvaro[4], qui se situe à la frontière entre réalité et fantaisie, et une chronique de voyage de Massimo Bontempelli qui enquête sur l’émigration italienne en Amérique du Sud.[5] Étaient aussi prévus, mais finalement jamais publiés, une traduction italienne d’Indienfahrt de Waldemar Bonsel (traduit par Viaggio in India), ainsi que Panopticum de Robert Neumann, annoncé comme « un document palpitant de la vie sociale de l’Allemagne inflationniste ». En intégrant tout cela (fiction littéraire ou non) dans un même ensemble, l’intention documentaire est clairement celle du directeur de la série. Ghelardini pourrait être considéré comme un véritable « organisateur culturel », ayant conçu ce genre de série avec le but de rapprocher les gens de la littérature.

Cependant, même si tout le monde n’était pas d’accord sur le sens à donner à « document », notion qui fait la cohérence de la série dans son ensemble (nous nous référons à une correspondance entre Bontempelli et Ghelardini publiée en préface à l’un des volumes),[6] les différents auteurs ont également contribué à la valeur « documentaire » des textes. Ceci est clairement visible par l’utilisation de dispositifs cinématographiques et techniques d’insertion d’éléments non-littéraires tels que des images, des titres de journaux, descriptions techniques et des informations factuelles, ainsi que les vers d’une chanson et des éléments fantastiques qui entrent et modifient le texte littéraire depuis l’intérieur. La sérialité conduit à une plus grande constance des éléments paratextuels sur les couvertures des volumes individuels (tous conçus par Vinicio Paladini), en tant que des parties d’un ensemble. Les couleurs utilisées, formes géométriques, titres et sous-titres informent, mais servent aussi à identifier la série, comme l’emblème de son orientation culturelle, tournée vers l’aspect documentaire.

La série peut être interprétée comme le reflet des différents débats littéraires sur la question du « genre » qui a eu lieu dans ces années sur le territoire italien (et au-delà). Avec le changement de climat politique, ces discussions ont modifié la nature du texte littéraire, conduisant éditeurs, réalisateurs, auteurs et créateurs à adopter de nouvelles catégories esthétiques et des étiquettes suspendues entre l’art et le réel.

 

[1] Vsevolod Illarionovič Pudovkin, Il Soggetto cinematografico (avec préface, notes et traduction par Umberto Barbaro), Roma, Le Edizioni d’Italia, « Documenti », 1932.
[2] Elio Talarico, La Fatica di vivere (avec une introduction de Massimo Bontempelli), Roma, Le Edizioni d’Italia, « Documenti », 1933. Republié (pour des raisons de censure) comme Via dell’arancio, Spoleto, Tip. Panetto e Petrelli, « Documenti », 1933.
[3] Pietro Maria Bardi, Un fascista al paese dei Soviet, Roma, Le Edizioni d’Italia, « Documenti », 1933.
[4] Corrado Alvaro, Cronaca o fantasia, Roma, Le Edizioni d’Italia, « Documenti », 1934.
[5] Massimo Bontempelli, Noi, gli Aria. Interpretazioni sudamericane, Roma, Le Edizioni d’Italia, « Documenti », 1934.
[6] Massimo Bontempelli, préface pour Elio Talarico, Via dell’Arancio, Roma, Le Edizioni d’Italia, « Documenti », 1933.

 

Pistes bibliographiques 
Massimo Bontempelli, préface pour Elio Talarico, Via dell’Arancio, Roma, Le Edizioni d’Italia, « Documenti », 1933.
Carmen Van den Bergh, « Never judge a book by its cover. Italian « Documenti » of the early Thirties between form and content », présentation à la conférence internationale La Littérature comme document. Frontières génériques dans la littérature occidentale des années 1930, Leuven, 5-7 décembre 2012.

 

 

Carmen Van den Bergh