Expositions

34. Documenter le paradoxe générationnel

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

Luce fredda, un roman qui accuse toute une génération d’intellectuels

 

Couverture de Umberto Barbaro, Luce fredda, Lanciano, Giuseppe Carabba Editore, 1931 (Bibliothèque Nationale Centrale de FlorenceImprimé en 1931 par Giuseppe Carabba, un éditeur spécialisé dans la littérature d’avant-garde, Luce fredda était le premier roman de Umberto Barbaro.[1] L’intrigue met en scène un groupe de jeunes qui tentent d’éviter l’inauthenticité des mécanismes de la vie bourgeoise contemporaine en soulignant le dilemme entre la théorie et la pratique intellectuelle, entre le rêve et l’action.[2] Les activités littéraires de Barbaro étaient liées aux exploits de nombreux jeunes auteurs de l’époque, parmi lesquels Alberto Moravia, Elio Vittorini, Cesare PaveseCarlo Bernari et Enrico Emanuelli. Au cours des années trente, ces auteurs se sont efforcés de moderniser le contexte culturel italien à la fois à travers leurs romans et histoires courtes et leur engagement en tant que traducteurs et publicistes.

Luce fredda est sans aucun doute l’un des exemples les plus remarquables de la production de Barbaro.[3] Le pivot du récit est « l’attitude anti-bourgeoise », éthique et politique répandue chez les jeunes intellectuels de l’époque, en partie parce que c’était encore un point commun avec l’avant-garde européenne qui pouvait être pratiqué sans encourir la répression et la censure du régime.[4]

Le roman vaut pour sa structure narrative audacieuse, qui reprend les prototypes les plus avancés de la littérature européenne contemporaine, y compris le roman d’Aldous Huxley[5] Contrepoint et Les Faux Monnayeurs d’André Gide. La narration fait un usage intensif des outils modernistes et repose essentiellement sur la nécessité de réunir la dimension chorale (assemblage de fragments narratifs) et la mimesis de l’intériorité (monologues intérieurs et discours indirect libre fluide utilisé comme véritable structure d’insertion de matériaux hétérogènes comme des lettres et des fragments du journal – rappelant Döblin et Dos Passos). Ces collages interrompent la linéarité du discours, tandis que la ville « moderne » est encore visible en arrière-plan et alterne avec des zones sombres oniriques, des « lieux de l’inconscient ». La technique fait penser au Großstadtroman dans la littérature et au genre de la City Symphony  pour le film.

À la fin du roman, les multiples lignes de l’intrigue semblent disparaître dans une « insolubilité » indéfinie de la vie. Pourtant, cette absence de clôture relève de la contradiction inhérente du geste artistique de Barbaro, qui à tout moment est politiquement engagé – un engagement, de toute évidence, voué à s’écraser sur les restrictions à la liberté d’expression établie par le régime fasciste. À la lecture d’un roman comme Luce fredda, le point de départ doit toujours être son « autre côté », le thème refoulé, à savoir la dictature, qui détermine ici la structure de l’histoire.

En ce sens, les aspirations programmatiques de Barbaro vers un « art qui est officiellement nouveau »[6] et qui a une « morale différente […] contrairement à la société bien-pensante sectaire fausse et hypocrite »,[7] ne peuvent qu’apparaître comme une compensation illusoire de la forme classique du roman. La riche diversité de l’intrigue est brusquement annulée par la plus traditionnelle des solutions tragiques: le suicide du personnage plus jeune et plus fragile.[8]

Par conséquent, ce roman documentaire, dans lequel l’idée de la réalité historique est primordiale (à la fois par l’insertion de documents et par l’aspiration documentaire du texte dans son ensemble), devient un acte d’accusation de toute une génération d’intellectuels pour qui le mouvement vers un réalisme présumé s’avère n’être rien de plus qu’une échappatoire, un moyen de supprimer le fardeau d’une plus grande contradiction, ou –sur un plan théorique – le problème de la liberté dans une société qui a déjà renoncé à elle.

 

[1] Né en 1902 à Acireale (Sicile) et plus tard citoyen de Rome, Barbaro a été l’un des principaux promoteurs de la culture moderniste européenne au cours de la première moitié du XXe siècle dans le paysage culturel animé, mais de plus en plus sombre sous le régime fasciste italien. Plus qu’un écrivain, Barbaro était traducteur de l’allemand et du russe, traitant à la fois des textes littéraires (Wedekind, Kesten, Andreev, Boulgakov) et de la théorie du cinéma (Eisenstein et de Poudovkine). Le cinéma deviendra sa spécialité au Centro Sperimentale di Cinematografia où il fut professeur puis directeur et où il a dirigé des documentaires et écrit des œuvres de fiction, comme, L’ultima nemica (1938).
[2] En outre, Barbaro avait longuement réfléchi au surréalisme français. Il existe un lien évident entre Nadja de Breton et le caractère de Clélia, qui parvient à amener Sergio, protagoniste intellectuel, à apercevoir les possibilités vertigineuses de déconstruire le pragmatisme bourgeois sordide.
[3] Le roman ne fut jamais un succès critique, ni à l’époque ni plus tard, et il n’est jamais entré dans le canon de romans italiens importants. Après les années trente, Luce fredda n’a été réimprimé qu’une fois dans les années quatre-vingt-dix.
[4] En bref, en raison de l’ambiguïté du soi-disant fascisme « original », il a été un modèle d’« opposition » encore hypocritement toléré.
[5] Umberto Barbaro, « Nota su Huxley », in Occidente, II vol. V, octobre-décembre 1933, p. 143.
[6] « un’ arte formalmente nuova » (Frank Wedekind, Barbaro, in Neorealismo e realismo, vol. 1, p. 70-71).
[7] « con una moralità diversa […] contrapposta a quella falsa della ipocrita e bigotta società benpensante ». Che dia insomma al lettore « l’ansia insopprimibile di uscire, di farsi migliore, di trasformare sé stesso e il mondo ». En d’autres termes, qui donne au lecteur une « angoisse irrépressible de sortir, de s’améliorer, et de transformer le monde et soi-même » (Barbaro, Considerazioni sul romanzo, in Neorealismo e realismo, vol. 1, p. 140).
[8] Ce thème est également présent dans Les Faux Monnayeurs de Gide.

 

Pistes bibliographiques
Paolo Buchignani, « Avanguardie sotto il fascismo. Umberto Barbaro, il realismo, l’immaginismo », in Il Mulino, XXXVI, n° 313, set-ott 1987, p. 724-749.
Maria Di Giovanna, Teatro e narrativa di Umberto Barbaro, Roma, Bulzoni, 1992.
Lea Durante, « Avanguardia e realismo in “Luce fredda” di Umberto Barbaro », in Critica Letteraria, n° 1, 2000, p. 111-127.
Fabio Andreazza, « The Documentary as a Stake in Umberto Barbaro’s Literary and Cinematographic Practice », in Literature and the notion of “Document”. Hybrid and Visual Paths in Western Literature of the 1930s, C. Van den Bergh, S. Bonciarelli, A. Reverseau, eds), Amsterdam – New York, Rodopi, TEXTXET, 2019.

 

Carmen Van den Bergh & Achille Castaldo