Expositions

22. Littérature ethnographique

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

Invention d’une forme qui soit à la fois littéraire et documentaire, un journal de mission subjectif

 

  Michel Leiris, L’Afrique Fantôme, De Dakar à Djibouti (1931-1933), collection « Les documents bleus » (link 25), Série Notre Temps, Paris, Gallimard, 1934 (avec l’aimable autorisation de Gallimard)L’Afrique Fantôme est le journal que Michel Leiris tint lors de la mission Dakar-Djibouti de mai 1931 à février 1933. Cette mission qui a pour objet de collecter des données ethnographiques est dirigée par Marcel Griaule. Leiris y est « secrétaire-archiviste ». La revue Minotaure[1] publiera un numéro spécial sur la mission. La revue Documents  en rendra compte aussi. L’ouvrage mêle l’histoire officielle de la mission et les impressions personnelles de l’auteur, c’est-à-dire justement ce que le récit ethnographique proscrivait jusqu’alors. En effet, il fallait à tout prix taire « l’écho de sa présence ou les va-et-vient furtifs entre son informateur et [l’ethnographe], […] ces quelques bribes mentales (idéologie, mythologie) que la culture dont il est issu accroche subrepticement mais fermement à sa panoplie “d’homme de science” »[2]. Ainsi, Leiris remet en cause l’objectivité attribuée à la méthode ethnographique, car, paradoxalement, pour lui, l’objectivité naît de la prise en compte maximale de la subjectivité de celui qui raconte (observe et décrit).[3] De manière générale, le journal a été reçu comme un texte provocateur.[4] À la suite de sa publication, son auteur se brouille avec Griaule car Leiris y décrit notamment les vols qui sont commis par abus de confiance et des mensonges, il détaille les sommes versées, « dédommagement » d’un montant ridicule comparée à la valeur que ces objets avaient dans leur contexte et ont maintenant en tant que « chefs-d’œuvre du musée de l’homme » – puis du Quai Branly. Or l’analyse de l’anthropologue Michel Izard nous prémunit de deux erreurs de lecture possibles : d’une part celle de penser que Leiris dénonce les pratiques des ethnographes sur le terrain et, d’autre part, celle de faire de L’Afrique fantôme un récit politique dénonçant la situation coloniale et la complicité de l’anthropologie.[5]

Le travail de Michel Leiris semble pouvoir être considéré comme le moment fondateur du lien entre l’art (ici, la littérature) et l’anthropologie. En effet, il « est entré en ethnologie sans en avoir appris la loi du silence : ne rien dire d’autre que ce qui est de l’ordre de la science. ».[6] Et ceci, à une époque où la très populaire ethnographie participait à faire valoir la grandeur de l’Empire colonial français et où s’interroger sur « comment et à quelles conditions un sujet peut […] poser d’autres sujets en objets de connaissances »[7] fait figure d’exception.

 

[1] La revue Minotaure est une revue surréaliste publiée entre 1933 et 1939.
[2] Michel Leiris, L’Homme sans honneur, notes pour Le sacré dans la vie quotidienne, transcription et fac-similé, Paris, Jean-Michel Place, 1994, p. 14.
[3] À la suite de cette expérience, en 1938, Michel Leiris écrira « Le sacré dans la vie quotidienne ». Dans cette communication qui sera sa seule intervention au sein du Collège de sociologie, il dresse « l’inventaire autobiographique de ses révélateurs du sacré » (Introduction de Denis Hollier au texte de Michel Leiris, « Le sacré dans la vie quotidienne », in Le Collège de sociologie, Gallimard, « Folio essais », 1995, p. 99). Il s’agit pour les membres de ce collège de « devenir […] des observateurs observant ces autres qui sont eux-mêmes – à la limite, cet autre qui est soi-même … » (Jean Jamin, Un sacré collège ou les apprentis sorciers de la sociologie, Vol. 68, PUF, janvier-juin 1980, p. 16.)
[4] Au retour de voyage de Leiris, Giacometti lui reproche d’avoir participé à cette mission « colonisatrice », voir Jean Jamin, « L’ethnographie mode d’emploi : De quelques rapports de l’ethnologie avec le malaise dans la civilisation », in Le Mal et la Douleur, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1986, p. 55, note 9.
[5] « Leiris est un esprit prévenu, et qui sait regarder, mais son humour et son anti-conformisme vrai lui font plutôt voir le grotesque et l’absurde que l’odieux et l’inique de cette France ultra provinciale, alcoolique et dérisoire. » Michel Izard, « L’Afrique fantôme de Michel Leiris », in Les Temps Modernes, 39, 1983-4, p. 142.
[6] Ibid., p. 138.
[7] Question fondamentale que se posent Georges Bataille, Roger Caillois et Michel Leiris à la création du Collège de sociologie. Jean Jamin, Un sacré collège ou les apprentis sorciers de la sociologie, ibid., p. 14.

 

Pistes bibliographiques 
James Clifford, Malaise dans la culture, l’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, trad. par Marie-Anne Sichère, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1996.
Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1995.
Jean Jamin, Sally Price et Michel Leiris, « Entretien », in Gradhiva, n° 4, Paris, Jean-Michel Place, 1988.

 

Marie Preston