Expositions

18. Récit documentaire

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

La littérature cosmopolite se confronte à l’ethnologie lorsqu’elle fournit des récits documentaires

 

  Paul Morand, Hiver Caraïbe. Documentaire, Paris, Flammarion, 1929. Avec l’aimable autorisation des éditions FlammarionDurant l’entre-deux-guerres, l’ethnologie construit ses approches en privilégiant « l’épreuve du terrain » mais la transcription de l’expérience ne va pas de soi dès lors que les savants, soucieux de s’en tenir aux faits, refusent les écritures littéraires. « Les effets artistiques doivent être l’objet de la plus grande méfiance » déclara plus tard Marcel Griaule dans sa Méthode de l’ethnographie en 1957.[1] Cette question faisait débat car l’objectivité des « notes de terrain » et la clarté d’une argumentation ne sauraient suffire à rendre toute l’étendue de la connaissance. C’est sur ce constat que reposent, par exemple, les meilleures pages de L’Afrique fantôme (1934) de Michel Leiris, ethnographe autant qu’écrivain.

De leur côté, les romanciers du cosmopolitisme, à commencer par Paul Morand, qui se réfère à l’ethnologue Paul Rivet dans Air indien, entendent participer à ce processus de la connaissance en proposant des récits documentaires. Hiver Caraïbe (1929), significativement sous-titré Documentaire, est exemplaire de cette démarche d’écrivain engageant une nouvelle esthétisation du savoir. En chroniquant La Route des Indes pour Marianne en septembre 1936, Ramon Fernandez résume parfaitement l’enjeu de cette écriture documentaire : Morand « nous débite la science par secousses ».[2] Dans La Route des Indes comme dans Hiver Caraïbe ou Paris-Tombouctou (1928), l’image, véritable choc de dépaysement, est au cœur de la démarche :

« Village guinéen à la tombée du jour. Grandeur, majesté antique de l’Afrique. Pas de mendiants, aucun commerce. Au centre, un fromager géant unit le ciel à la terre. Un autre abattu, couché, est gros comme un éléphant. Les cases, séparées par des nattes de deux mètres de haut, dessinent des rues pleines de chicanes et de tortis. Feux bleus. Huttes pareilles à des réservoirs de ciment, coiffées de paille. Les vieux, les jeunes filles, chœurs eschyliens. » (Paris-Tombouctou)[3]

Transmutation immédiate du réel en un réseau d’analogies, l’image développe une poétique de l’évocation qui légitime le projet de Morand tout autant qu’elle revalorise la littérature affectée par la concurrence des sciences humaines.

Centrés autour d’une réflexion sur la diversité du monde qui rejette l’interpénétration des cultures, les documentaires de Morand comportent aussi une face sombre. « Le monde finira par la fusion générale des races (ma théorie favorite) »[4] écrit Morand dans Hiver Caraïbe. En conséquence, le monde qu’il réorganise dans son univers documentaire se marque par une angoisse identitaire (« Dans cent ans, que sera notre sang ? » Hiver Caraïbe[5]) réduisant, voire annulant, la portée humaniste de son cosmopolitisme.

 

[1] Méthode de l’ethnographie, PUF, 1957, p. 83. Vincent Debaenne commente cette déclaration dans son ouvrage L’Adieu au voyage, l’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2010, p. 125.
[2] Article de Ramon Fernandez in Marianne, septembre 1936. On trouvera des extraits et un commentaire de cet article dans Ramon de Dominique Fernandez, Paris, édition du livre de poche, 2008, p. 447.
[3] Paris-Tombouctou, ed. de Bernard Raffalli in Voyages, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2001, p. 33.
[4] Ibid., p. 145.
[5] Ibid., p. 186.

 

Pistes bibliographiques
Manuel Burrus, Paul Morand, Voyageur du XXe siècle, Paris, Librairie Séguier, 1986.
Paul Morand, Nouvelles complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1992 (notices de Michel Collomb sur Magie noire).
Bernard Raffalli, préface à l’édition des Voyages de Paul Morand, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 2001.
Gilbert Soubigou, « Paul Morand, l’Exote (1888-1976) : un voyage dans l’œuvre ; une œuvre sur le voyage », article paru dans la Société Internationale d’Étude des Littératures de l’Ère Coloniale, en ligne.
Nicolas Di Méo, Le Cosmopolitisme dans la littérature française : de Paul Bourget à Marguerite Yourcenar, Droz, Genève, 2009 (chapitre III).
Camille Bloomfield et Marie-Jeanne Zenetti, ed., Littérature, n° 166, Usages du document en littérature, production-appropriation-interprétation, juin 2012.

 

Gil Charbonnier