Expositions

16. L’Usine de rêves

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

Documenter Hollywood : reportage engagé ou pamphlet anticapitaliste ?

 

Ilya Ehrenburg, De Droomfabriek, couverture de la traduction néerlandaise, Utrecht, W. De Haan, s.d. (KU Leuven Central Library)Il y a Ehrenburg (1891-1967) est un représentant de l’avant-garde de la culture russe des années 1920. Bien qu’il ait d’abord critiqué le putsch bolchévique, son attitude vis-à-vis des autorités soviétiques a changé pendant l’entre-deux-guerres. Il est devenu ce que Trotsky appelait un « compagnon de route », un écrivain qui n’était pas personnellement membre du Parti communiste, mais qui était ouvertement sympathisant de la Révolution d’Octobre.

Ehrenburg était libre de voyager à l’étranger. En profitant de sa liberté en Occident, il a produit une grande quantité de récits et de textes journalistiques pour le marché russe. Pendant la Grande Dépression, il a publié une série de romans traitant des mécanismes de la production capitaliste sous le titre général de Chroniques de nos jours, dans lequel se trouve De Droomfabriek (L’Usine de rêves).

L’Usine de rêves se présente comme un reportage bien documenté qui bombarde le lecteur de chiffres invérifiables, mais c’est en fait, sous forme fictionnelle, un pamphlet contre l’industrie cinématographique hollywoodienne. La carrière-éclair d’Adolph Zuckor en est plus spécifiquement le sujet. Ce juif hongrois immigré en Amérique a fondé dans les premières décennies du XXe siècle les studios de cinéma Paramount Pictures.

Chacune des quelques 260 pages de L’Usine de rêves est écrite sous un angle anti-capitaliste, donnant à voir uniquement la face sombre de la Paramount, celle de marchand de l’opium du peuple :

« Bien sûr que les gens veulent se faire plaisir, bien manger et bien s’habiller. Pourtant, les gens ne sont pas des animaux. […] De temps en temps, les gens veulent aussi rêver à quelque chose, quelque chose qui occupe leurs esprits et leurs cœurs. […] Regardez les gens – ils sont avides d’illusions. On peut tirer des sommes incroyables de cela… »[1]

Comme c’est souvent le cas pour la littérature russe, L’Usine de rêves a été publié en revue avant de devenir un livre : en 1931, il a été diffusé dans trois numéros de Krasnaya Nov – un magazine qui avait été fondé sous Lénine pour faire entendre les différents débats littéraires mais qui est progressivement devenu à partir de 1927 une tribune du Parti. Cette évolution a été le fait du Comité central du Parti communiste, qui, en réaction à la publication de L’Usine de rêves, a accusé le magazine de faillir à ses responsabilités littéraires en donnant appui à des « auteurs droitiers ou néo-bourgeois » comme Ehrenburg.[2]

Il semblerait que le ton nettement anti-capitaliste de L’Usine des rêves n’ait pas suffi à en faire un livre acceptable pour le réalisme socialiste. Il n’est donc pas surprenant que l’ouvrage issu du texte original ait été publié à Berlin par la maison d’édition Petropolis spécialisée dans les récits qui ne pouvaient paraître en Union soviétique. Peu après sa sortie à Berlin, l’ouvrage a été traduit en néerlandais et publié par De Haan à Utrecht et par De Magneet à Anvers. Il n’est pas exclu que ces publications aient renforcé la réputation d’Ehrenburg, vu en Occident comme « un auteur […] qui a su joindre un scepticisme voltairien à la banalité d’un Paul de Kock ».[3]

 

[1] Ehrenburg, De Droomfabriek, Utrecht, W. De Haan, s.d., pp. 9-10.
[2] Voir le texte en ligne  http://www.alexanderyakovlev.org/fond/issues-doc/1014710).
[3] Léonid Strakhovsky, « Notes sur la littérature russe contemporaine » in La Nervie. IV, 1927, pp. 29-32. Notre traduction.

 

Pistes bibliographiques 
Robert A. Maguire, Red Virgin Soil. Soviet Literature in the 1920sPrinceton, Princeton University Press, 1968.
Arthur Langeveld, Willem G. WeststeijnModerne Rusissche literatuur van Poesjkin tot heden, Amsterdam, Pegasus, 2005.
Evgeny Dobrenko, Marina Balina, ed., The Cambridge Companion to Twentieth-Century Russian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

 

Pieter Boulogne