Entretiens

20/01/2025

Près de 8000 pages, 85 centimètres de haut. Entretien autour d’un livre-objet

That’s what x said (Bruxelles, Belgique)

Journaliste, chroniqueuse sur les antennes de la radio francophone de Belgique, autrice et réalisatrice, Myriam Leroy a pris l’initiative de concevoir l’exposition, Sexisme pépouze, présentée à la galerie That’s what X said à Bruxelles. Poursuivant une entreprise entamée il y a plusieurs années de témoignage et de décryptage du sexisme ordinaire, en particulier celui qui s’exerce en ligne, elle a cette fois pris l’initiative d’inviter une série d’artistes à donner corps à des œuvres conçues comme des réactions au harcèlement en ligne dont elle a été l’objet il y a de cela quelques années et auquel elle a déjà non seulement consacré un livre. Parmi ces œuvres, un livre-objet étonnant, réalisé par Jeanne Champenois-Masset, Angeline Guzman, Anna Marguier, Sarah Juin, Lola Roy-Cassayre, Roxane Daguet et Dunya Savilova de l’Atelier design du livre de École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre. Pour prolonger le compte rendu de l’exposition, un entretien avec les conceptrices de cet imposant volume.

 

David Martens (DM) – Dans quelles circonstances avez-vous été contactées par Myriam Leroy ?

Initialement, Myriam Leroy a contacté Clara Gevaert, professeure à la Cambre, pour ce travail. Cette dernière a relayé les informations aux étudiantes de l’atelier Design du livre, qui font de leur pratique du livre, une pratique féministe. C’est ainsi que celles intéressées ont rencontré Myriam Leroy durant l’été 2024. Celle-ci subissait un cyberharcèlement de la part d’un groupe de cinq personnes qui se sont eux-mêmes désignés comme la “Jupiler League du LOL” (en référence au groupe de journalistes français ayant mené des activités comparables). Quelques mois auparavant, elle avait reçu 50 jours de l’historique de leur conversation virtuelle par l’un·e de ses harceleur·ses repenti·es, correspondant à 4267 messages. Que faire de cette matière ? Elle a alors monté ce projet d’exposition dans la volonté de faire du “compost” avec cette matière nauséabonde et abjecte.

DM – Comment se sont passés les échanges avec elle ? Avez-vous présenté votre idée avant de lui donner forme ou aviez-vous une complète carte blanche d’emblée ? Par exemple, dès le départ, s’agissait-il de concevoir une œuvre collectivement ?

Nous étions, dès le départ, 7 à collaborer. La description concise autant que poignante de son histoire nous a toutes données envie de la rencontrer et de prendre part à ce projet. La première et seule rencontre avec Myriam fut fin juillet 2024, à Bruxelles sous le soleil d’été. Elle nous a accordé plusieurs heures pour nous raconter plus en détails son histoire, les attaques, les situations de harcèlement qui se répètent, les déboires avec la justice… Pour en venir à cette idée d’exposition comme relais de sa parole par des artistes, concernant ces faits qu’elle n’a que trop racontés sans répercussions de justice.

Nous – mais il semble qu’il en était de même pour chaque artiste – avons eu carte blanche totale. Suite à cette première entrevue, nous avons confié à Myriam notre idée lorsque nous l’avons définie, celle d’un livre d’une taille hors norme montrant la masse que représente ces milliers de messages. Nous l’avons tenue au courant de nos avancées par échanges de mails et sur les réseaux sociaux, puis elle a pu découvrir le livre dans sa forme finale lors du montage de l’exposition.

L’idée de réaliser un livre au volume démesuré a émergé dès nos premiers échanges entre designeuses et artistes du livre. Nous sommes très rapidement passées à la réalisation étant donné le cours temps que nous avions avant l’exposition (nous avons débuté le projet fin septembre 2024 et l’exposition commençait début décembre). Il était évident dès le départ que, pour réaliser un tel livre, nous ne serions pas de trop à sept : il fallait extraire les messages du tableau PDF reçu, les mettre en page, imprimer, relier et fabriquer un dispositif de monstration. Les défis techniques étaient présents à tous les niveaux. La question de faire collectivement n’en a donc pas vraiment été une car c’est elle qui nous a permis de penser et de réaliser ce projet.

 

DM – Considérez-vous que le socle que vous avez conçu fait partie de l’oeuvre ?

De par son aspect sculptural et monumental, ce projet ne pouvait exister seul. Dès les prémices de notre travail, livre et socle ont été pensés comme indissociables. Le socle est inhérent à la pièce, le livre s’il souhaite se laisser voir, ne peut exister sans. Plus qu’un support, il structure, donne forme à l’ouvrage et permet sa monstration. L’apport de cette matière métallique vient à son tour souligner la violence et la brutalité des mots traversant ces milliers de messages.

 

DM – Que pensez-vous du texte consacré à votre œuvre ?

Il y a plusieurs textes consacrés à notre œuvre. D’une part, il y a le cartel écrit à la main par Myriam Leroy et accroché aux côtés du livre. C’est un dispositif assez touchant qui pose son regard sur les réalisations et revient sur son ressenti à la découverte du projet. Cela a été important pour nous de voir l’objet à travers ses yeux car c’est pour elle (et son histoire) que nous l’avons réalisé. D’autre part, il y a le texte – plus formel – que nous nous sommes chargées de rédiger pour décrire l’œuvre dans le catalogue de vente de la galerie. Nous avons tenté de décrire succinctement l’objet et son propos.

4267/50

Angeline Guzman, Sarah Juin, Jeanne Champenois-Masset, Lola Roy-Cassayre, Tanz, Dunya Savilova et Roxane Daguet

13,8 x 20,2 x 85 cm

Angeline Guzman, Sarah Juin, Jeanne Champenois-Masset, Lola Roy-Cassayre, Tanz, Dunya Savilova et Roxane Daguet sont relieuses et designeuses de livres. Elles se sont rencontrées durant leurs études à l’Atelier Design du Livre et du Papier / Reliure de l’ENSAV La Cambre.

Fortes de leur savoir-faire de relieuses et de leurs convictions féministes, elles ont répondu à l’appel de Myriam Leroy à travers leur medium de prédilection : le livre.

Le cyber-harcèlement dont a fait l’objet Myriam Leroy est ici matérialisé en un ouvrage de près de 8000 pages, s’élevant sur 85 centimètres de haut : ainsi présentés, les 4267 messages échangés deviennent un volume colossal qui incarne la démesure de l’acharnement infligé, et dont la masse concrétise la quantité et la gravité des mots envoyés.

 

DM – Quels sont les retours que vous avez reçus ?

Tous les retours ont été extrêmement positifs. Nous avons la sensation que le dispositif créé touche directement les spectateur·ices par sa masse et rend bien compte du poids du harcèlement, du sexisme et de la misogynie. Nous sommes satisfaites car notre but est atteint.

 

DM – Envisagez-vous de montrer ce travail ailleurs ?

Ce travail se propose dans le cadre de cette proposition portée par Myriam Leroy et son histoire. Si l’exposition était amenée à s’exposer dans d’autres lieux, ou à s’augmenter avec d’autres voix, nous souhaitons que cette pièce puisse se présenter à nouveau.

 

DM – Certes, vous avez bien sûr raison, mais vous pourriez parfaitement être amenées à la présenter dans d’autres contextes, non ? Il suffirait d’expliciter l’origine de l’œuvre. Ce ne serait pas la première fois qu’une œuvre produite et présentée dans le cadre d’une exposition collective serait exposée dans d’autres environnements. Ceci en guise d’appel du pieds aux responsables d’institutions intéressé·e·s…

Indépendamment de ce contexte d’exposition, il est important que ce livre poursuive sa vie – soit montré, vu, lu – et véhicule ce pourquoi il a été conçu ; exposer des faits acerbes pour sensibiliser au cyber-harcèlement. Un livre hors standard, que l’on ne range pas aisément dans les rayonnages d’une bibliothèque et de ce fait, nécessite d’autres espaces pour l’accueillir.


Pour citer cet article:

David Martens, « Près de 8000 pages, 85 centimètres de haut. Entretien autour d’un livre-objet », dans L’Exporateur littéraire, Jan 2025.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/pres-de-8000-pages-85-centimetres-de-haut-entretien-autour-dun-livre-objet/, page consultée le 15/02/2025.