Carnet de visites
Sexisme pépouze. Les sororités curatoriales de Myriam Leroy
That’s what x said (Bruxelles, Belgique) Commissaire(s): Myriam Leroy
Journaliste, chroniqueuse sur les antennes de la radio francophone de Belgique, autrice et réalisatrice, Myriam Leroy s’offre à l’occasion de l’exposition Sexisme pépouze une nouvelle corde à son arc. Poursuivant une entreprise entamée il y a plusieurs années de témoignage et de décryptage du sexisme ordinaire, en particulier celui qui s’exerce en ligne, elle a cette fois pris l’initiative d’inviter une série d’artistes à donner corps à des œuvres conçues comme des réactions au harcèlement en ligne dont elle a été l’objet il y a de cela quelques années et auquel elle a déjà non seulement consacré un livre, Les Yeux rouges (2019), mais qui a aussi donné lieu à un documentaire, #SalePute (2021), produit en collaboration avec Florence Hainaut.
Une exposition imaginée
L’exposition est présentée comme « imaginée par Myriam Leroy », et plus particulièrement, semble-t-il, par l’autrice des Yeux rouges, dont le livre apparaît à l’entame du parcours, déposé parmi le fouillis d’un bureau hérissé de post-it émaillés de notations dont certaines correspondent vraisemblablement à certains des messages échangés au sujet de l’autrice. Aussi atypique puisse-t-elle paraître, la conception d’une exposition par des personnes a priori étrangères au monde des musées et de l’art n’est nullement un phénomène inédit. Elle s’inscrit au contraire dans une histoire, récente certes, de quelques décennies à peine, mais qui atteint tout de même son quart de siècle s’agissant d’écrivains.
Depuis le tournant de l’an 2000, nombre d’institutions muséales ou d’exposition prestigieuses ont en effet invité des écrivains à leur proposer des expositions ou à contribuer activement à leur élaboration, du Louvre (Toni Morrison, Umberto Eco, Jean-Marie-Gustave Le Clézio, Jean-Philippe Toussaint, Philippe Djian) au Palais de Tokyo (Michel Houellebecq) en passant par le Musée d’art moderne de la ville de Paris (Marie Darrieussecq), le Musée Delacroix (Christine Angot), le MUCEM (avec Emmanuelle Lambert), l’IMEC (Jean-Christophe Bailly, Valérie Mréjen… série en cours), et, plus récemment, la Galerie Loevenbruck à Paris (avec une exposition de Thomas Clerc consacrée à Edouard Levé) et, en Belgique, Arts & Marges, pour une exposition confiée en 2019 à Caroline Lamarche ou le Musée d’Afrique Centrale de Tervueren, avec In Koli Jean Bofane, commissaire d’une exposition de l’artiste congolais Freddy Tsimba.
C’est dans le quartier des Marolles, à Bruxelles, qu’a été présentée cette exposition qui participe à certains égards de l’inclination curatoriale de la littérature contemporaine. Pour autant, Sexisme pépouze est une exposition singulière à plusieurs titres, tout d’abord en ce que Myriam Leroy n’est pas invitée par une institution qui chercherait, notamment, à tirer parti de la signature et de la notoriété d’un auteur contemporain pour gagner en visibilité et marquer le lien de ses collections avec des préoccupations actuelles (soit la formule la plus courante de la plupart des expositions confiées à des écrivains). Au contraire, l’initiative de l’exposition semble en effet lui revenir entièrement. Comme l’explique le texte de présentation, ce projet prend sa source dans le harcèlement en ligne dont l’autrice a été victime et dans la connaissance qu’elle a pu prendre de « conversations » la concernant.
En mars 2024, une membre repentie d’un groupe Facebook secret envoie leurs conversations à l’autrice. Son nom : « La Jupiler League du LOL », référence volontaire à la vaste affaire de harcèlement connue sous le nom de « La Ligue du LOL », en France.
Myriam Leroy a eu accès à 50 jours de leurs conversations. Quatre hommes et une femme s’y sont échangé près de 4300 messages. Soit 85 messages par jour. Une très large majorité d’entre eux à propos de l’autrice. De nombreux autres sur la journaliste Florence Hainaut et plusieurs féministes notoires. Le projet principal de cette collaboration était de faire publier des informations supposément compromettantes au sujet de Myriam Leroy dans les médias de droite et d’extrême droite, de coordonner des attaques, de préparer la défense du procès en harcèlement de l’un d’eux, et plus largement, de se défouler. Par exemple, de plaisanter sur la mort de Myriam Leroy, sa vie sexuelle, de s’échanger l’adresse de son domicile, de commenter ses photos,…
L’exposition se conçoit comme une intervention dans le cadre de l’un des principaux combats des luttes féministes contemporaines. Encore que la chose ne soit pas formulée comme telle, elle semble consister à prolonger le témoignage que Myriam Leroy a publié à ce sujet à la lumière de la masse de messages dont elle a pu prendre connaissance, à ceci près que le travail se décline cette fois sur un mode collectif. Dans le cadre qu’elle a mis en place, l’autrice endosse un rôle qui se rapproche peu ou prou de celui de curatrice, en coordonnant une sorte de réponse, ou plutôt de réplique aux messages qu’elle a reçus – il est un fait que nombre de ces messages sont reproduits au sein de l’exposition –, opposant en quelque façon, à un collectif informe réuni sous l’étiquette de « Jupiler League du Lol », une autre collectivité, dont les contributrices et les contributeurs ont été choisi.e.s.
Déporter le fardeau
Conçue plusieurs années après ce déferlement de violence verbale, mais quelques mois seulement à peine après que Myriam Leroy a pu lire échanges la concernant, cette exposition revêt la forme d’un ensemble d’œuvres qui, voisinant dans l’espace de la galerie That’s what x said, s’inspirent de ou plutôt réagissent librement à ce déferlement de discours, parfois en les exploitant directement pour mieux en exposer et en détourner la charge néfaste.
Au travers d’œuvres aussi éclectiques les unes que les autres, les artistes rassemblé·e·s par Myriam interprètent à leur façon les 4 300 messages dont l’autrice fait l’objet à travers la peinture, la sculpture, le vitrail, la poésie, la bande-dessinée, la reliure, la broderie ou encore la performance. Certain·e·s rendent hommage à ses oreilles qui obsèdent ses harceleurs, d’autres mettent en avant l’absurdité de ces échanges par le ridicule, ou encore dénoncent le sexisme inhérent à ces messages en soulevant la gravité du harcèlement en ligne.
En somme, à travers la proposition qu’elle a formulée et le cadre qu’elle a instauré, Myriam Leroy a créé les conditions d’un déplacement, depuis l’espace numérique vers la galerie d’art, d’une masse discursive qu’elle avait déjà traitée à certains égards dans son livre et dans son film. Ce faisant, elle investit un nouveau médium, l’exposition, qui permet de réunir d’autres formes d’expression tout en laissant libre cours à la singularité de chacun.e.
Commençant par la reproduction, sur des post-its, de ce qui semble correspondre à certains des messages de la « league », ceux-ci se voient instrumentalités au profit de propositions particulièrement variées dans leur forme comme dans leur façon de mettre à profit la matière partagée. Par ailleurs, Myriam Leroy ne se contente pas de cette sorte de carte blanche offerte aux artistes invité.e.s. Chacune des œuvres présentées est systématiquement accompagnée par un bref texte manuscrit de Leroy figurant sur des cartes. L’autrice y propose une présentation de l’artiste (ou des artistes), ainsi que de son (ou de leur) travail et de leur proposition. Mais surtout, l’écriture de ces cartels apparaît, dans le prolongement du livre que Myriam Leroy a consacré à l’expérience qu’elle a dû traverser, comme une forme de reprise en main de discours dont elle ne serait plus seulement l’objet et la cible, mais aussi, et surtout, un sujet.
Les manières dont ces œuvres dialoguent avec les discours que Myriam Leroy a fourni à leurs auteurs sont diverses : alors que certaines semblent entretenir avec eux un lien allusif, d’autres, au contraire, en citent directement, et même intégralement pour l’une des œuvres présentées. Lien plus allusif : la proposition de Loïs Soleil qui, plutôt que de tirer directement parti des messages au cœur de cette exposition, fixe sur une plaque de métal le récit d’expériences de harcèlement de rue. Façon de rappeler que les espaces du numériques ne sont pas les seuls à voir le sexisme se déployer.
S’agissant de la citation intégrale de la matière première de l’exposition, elle est le fait d’un livre pour le moins particulier et frappant, réalisé par pas moins de sept membres de l’Atelier de Design du Livre de l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre (Bruxelles) : Jeanne Champenois-Masset, Angeline Guzman, Anna Marguier, Sarah Juin, Lola Roy-Cassayre, Roxane Daguet et Dunya Savilova. Cet objet, imposant bien qu’il occupe finalement une place réduite, permet de mesurer la quantité comme le poids de ces échanges.
Non content de donner une existence nouvelle à cette matière qui, il est vrai, semble inépuisable, et aux enjeux de société qu’elle draine, ce projet apparaît comme geste de portée symbolique. Mobilisant des créateurs et créatrices dont elle fait ainsi des sœurs et des frères de lutte, Myriam Leroy poursuit sa mise en exergue du caractère fondamentalement commun du sexisme dont elle a fait l’objet. Elle donne dans le même temps au projet une touche collective, en incluant plusieurs hommes dans la démarche (à commencer, à l’entame de l’exposition, son avocat et son conjoint, qui l’ont accompagnée au cours de ces événements).
L’autrice a anonymisé leurs échanges et les a transmis à une douzaine d’artistes dont elle estime le travail. Des femmes mais aussi des hommes cisgenre, car, à titre personnel, elle croit qu’il est temps que des hommes endossent une forme de parole collective sur les violences sexistes. Il ne s’agit pas de s’approprier une parole ou une expérience, mais de porter, avec elles, le fardeau.
Que Myriam Leroy ait elle-même mis la main au projet à travers l’écriture des cartels qui accompagnent chaque œuvre pourrait relever du caractère fait maison de l’exposition. Cependant, il me semble qu’il y va plutôt d’un choix. Il tend notamment à rompre avec l’anonymat de certaines écritures en ligne, qui se dissimulent derrière l’illusion selon laquelle, en particulier dans les formes contemporaines de l’espace numérique, l’on pourrait non pas ne plus rien dire mais, au contraire, dire à peu près tout et n’importe quoi, sans avoir à en assumer la responsabilité. Ce geste d’écriture manuscrite apparaît ainsi comme une manière de rejoindre la ronde d’œuvres que cette exposition a suscitées et, en somme, de boucler la boucle, sur le mode d’une forme d’un dialogue sororal.
*
L’exposition aura-t-elle engendré son lot de réactions hargneuses sur les réseaux sociaux ? Je n’en ai pas le moindre idée. J’ai la flemme de traîner sur les réseaux sociaux (je préfère aller visiter des expos…), surtout si c’est pour y lire ce genre de messages, que les formalisations de l’exposition rendent peut-être plus supportables, en les tenant à distance et en les délestant pour une part de leur charge de haine et de dépit. On peut penser en ce sens que l’exposition atteint le but que son initiatrice s’était donné : elle n’est pas seulement portée par un message de révolte et de dénonciation mais aussi par une forme de joie qui réside dans la reconfiguration et le détournement de ces frustrations et de leur expression publique.
Pour citer cet article:
David Martens, « Sexisme pépouze. Les sororités curatoriales de Myriam Leroy », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Feb 2025.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/sexisme-pepouze-les-sororites-curatoriales-de-myriam-leroy/, page consultée le 15/02/2025.