Entretiens
Photocopier Tarkos. Entretien avec Alexandre Mare
Galerie Duchamp (Yvetot, France)La Galerie Duchamp, située à Yvetot, accueille une exposition consacrée à l’œuvre poétique de Christophe Tarkos. Fondée sur un parti-pris fort, cette exposition ne comprend aucun original. Elle fait la part belle à la logique de la copie, invitant les visiteurs à œuvrer, activement, dans l’espace même de l’exposition, selon les formes pratiquées par Tarkos. Nous nous entretenons avec le directeur de la Galerie, co-commissaire de l’exposition, Alexandre Mare.
David Martens (DM) – Comment est né le projet de cette exposition ?
Alexandre Mare (AM) – Cette exposition, nous y pensions depuis plus de deux ans avec David Christoffel, avec qui j’ai assuré le commissariat de l’exposition Tarkos poète, présentée en 2022 à Marseille, au FRAC et au CIPM. Nous voulions continuer à explorer par le biais de la monstration l’œuvre de Tarkos. Entre temps, j’ai pris la direction de la galerie Duchamp qui est un centre d’art contemporain et j’ai voulu amener le public à manipuler, physiquement, une œuvre, à s’en saisir pour en saisir les enjeux et la fabrique. La mettre, comme on dit, « sur le métier ».
DM – En quoi cette exposition diffère-t-elle de Tarkos poète présentée à Marseille en 2022 ?
AM – L’exposition au FRAC et au CIPM était une exploration, sur 200 m², de l’œuvre de Tarkos. De toute l’œuvre, en y présentant le maximum d’items : éditions originales et rares, revues, manuscrits, carnets de notes, tapuscrits, vidéos de performance, enregistrements sonores, dessins petits et grands formats, photographies, documents administratifs ou appartenant au registre intime, etc. Elle se composait de « chantiers » qui nous semblaient être les thématiques qui traversent l’œuvre : mesures, ronds, carré, identités, lignes, etc. L’exposition présentait donc beaucoup d’originaux issus de ses archives conservées à l’IMEC, de documents, de correspondances ou dessins envoyés à des proches ou à des éditeurs, des éditions conservées à la bibliothèque du CIPM, etc.
Ce qui nous amusait, c’était de présenter simultanément cette exposition sur deux lieux. Le CIPM d’abord, car Michael Batalla, son directeur fut à l’initiative de ce projet ambitieux, est un lieu de l’écrit, de la littérature et au FRAC un espace évidemment dédié à l’art contemporain. Les deux lieux ont des architectures, des aménagements totalement différents. L’un laissant voir l’histoire même du lieu qui l’abrite – le CIPM est installé dans le bâtiment de la Vieille Charité à Marseille – et le FRAC, dans une architecture résolument contemporaine et qui est construit pour présenter des expositions. Nous disposions donc de deux endroits, de deux ambiances en somme, pour présenter un même personnage, une même œuvre et qui impliquait que les visiteurs fassent ainsi, comme en pèlerinage dans la ville même de Tarkos, qui était marseillais, la visite des deux lieux, dont le CIPM qui fut sans doute en grande partie le « lieu de naissance » de Tarkos puisqu’il le fréquentait et y a donné des lectures performatives importantes.
Ici, à la galerie Duchamp, nous sommes dans une configuration totalement autre. Nous sommes dans un lieu d’art contemporain mais que j’ouvre de plus en plus à l’écriture, à l’édition. Il s’agit de viser, en quelque sorte, à faire de la « création d’écriture » un « des beaux-arts ». Dès lors, se poser la question de savoir si Tarkos est un acteur du champs des arts plastiques n’a pas de sens pour moi. Il est dans le champs de la création. Premier point. Ensuite, nous sommes aux antipodes de Marseille, puisque nous sommes en pays de Caux, à 900 km de la cité phocéenne et que les enjeux, les attentes, autour d’une exposition Tarkos, ne sont évidemment pas les mêmes. Troisièmement, j’ai bien conscience que lorsque j’annonce que nous allons présenter une œuvre qui tient essentiellement de la poésie, je constate que, sans même ne rien en savoir, il y a une forme d’appréhension chez mes interlocuteurs. Ils sont inquiets : « qu’allons-nous voir ? », « Je n’ai jamais lu ce poète donc je ne vais rien comprendre » ou encore « Ça va être ennuyeux, j’aime pas la poésie », etc. Mon travail consiste alors à faire saisir à nos visiteurs que l’on peut entrer facilement dans cette œuvre, qu’elle est aussi universelle en somme que celles que nous présentons habituellement, pas plus ou pas moins évidente.
J’ai donc décidé d’essayer deux choses : j’avais envie, et c’est ce que j’ai proposé à David Christoffel, qui continue à m’accompagner pour cette exposition, de faire une exposition « préhensible », que les visiteurs puissent manipuler, qu’ils puissent « faire du Tarkos sans le savoir », mais avec malice et, j’espère, intérêt : c’est-à-dire, comme l’auteur nous y invite lui-même, faire des listes, faire des dessins de sacs de patates, s’enregistrer pour s’écouter lire un texte, écrire des poèmes, lire ses livres, repartir avec des éditions en fac-similé de sa revue RR, l’écouter rire et rire avec lui, l’entendre dire ses textes, etc. Une exposition faite pour la médiation en quelque sorte. Nous recevons plus de 5000 scolaires par an et j’avais envie que nous puissions inventer totalement une exposition pour eux, comme nous l’avions fait pour l’expo Claude Rutault en octobre 2022.
DM – Ce caractère « participatif » a induit deux partis pris marqués : d’une part, pas d’original ; d’autre part, que du texte, ou presque…
AM – En effet, le deuxième impératif est de faire une exposition « littéraire » sans aucun original et sans livre. C’est la raison pour laquelle l’exposition s’intitule : 247 euros de photocopies : nous n’y présentons que des photocopies ou des impressions de fichiers prélevés dans les disquettes de Tarkos, des copies de cassettes audio ou des copies de copies de copies de captations vidéo. Les visiteurs peuvent choisir les dessins qu’ils veulent voir et l’on peut même les agrandir pour les regarder en grand sur le mur, en utilisant un rétroprojecteur. Aucune fétichisation, aucun original. La valeur de l’objet est sa seule valeur d’usage, en quelque sorte.
C’est un peu le contre-pied de l’exposition Nadja : on y avait exposé le manuscrit de Nadja d’André Breton, un « Trésor national », un « morceau de la vraie croix », comme le disait le collectionneur Pierre Bergé, qui en avait été propriétaire. Ce manuscrit fut l’objet de mille attentions et d’un convoiement évidemment très réglementé. Ici rien de tout ça : ce qui est à voir fut reproduit sur notre photocopieuse de bureau et nous incitons même les visiteurs à photocopier eux-mêmes ce qui les intéresse dans l’exposition et notamment les dessins… En fait, l’exposition tient dans des classeurs, elle est accessible à tous pour qui voudrait la remonter ailleurs et nous avons, dans cet esprit, choisi une scénographie achetée en majeure partie dans une papeterie de bureau : classeurs, bannettes à courriers, cadres administratifs, panneaux d’affichages ou totem de signalisation… Là encore, l’idée est de sortir du fétiche, d’aller un peu à l’encontre d’une mysti-mythofication de Tarkos et de son œuvre et de l’image communément admise du poète (du poète maudit, notamment, image qui pourrait être tentante pour Tarkos qui meurt à 41 ans) et de l’acte d’écrire. Bref, rendre accessible l’œuvre de Tarkos : accessible dans tous les acceptions du terme.
Commissaires : Alexandre Mare, David Christoffel
Pour citer cet article:
David Martens, « Photocopier Tarkos. Entretien avec Alexandre Mare », dans L’Exporateur littéraire, Dec 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/photocopier-tarkos/, page consultée le 20/01/2025.