Carnet de visites

11/10/2022

Éclats éclectiques de Nadja

Musée des Beaux-Arts de Rouen Commissaire(s): Sylvain Amic, Florence Calame-Levert & Alexandre Mare

 

Depuis 2017, les autorités régionales ont initié une programmation visant à faire apparaître en quoi la Normandie a été une terre de création artistique au XXe siècle. Après des expositions consacrées à Picasso puis à Duchamp, le Musée des beaux-arts de Rouen accueille, avec Nadja, un itinéraire surréaliste, une exposition relative à un livre mythique s’il en est, que son auteur, André Breton, a écrit au Manoir d’Ango, à Varengeville-sur-mer, où il a séjourné en 1927, avant de publier son livre en 1928. Inscrite dans une saison consacrée aux « Héroïnes », et présentée un an après L’Invention du surréalisme, des Champs magnétiques à Nadja (Bnf, 2021) et quelques mois avant les plus que probables expositions appelées à s’inscrire dans les commémorations du centenaire du premier manifeste de Breton, la proposition a tenté de relever un redoutable défi.

Comment non seulement exposer la littérature, ce qui n’est déjà pas une mince affaire, mais aussi comment innover un tant soit peu en matière d’exposition patrimoniale en évitant, notamment, le principe de la chronologie, parfois perçu comme bête et méchant, bien qu’il revienne quelque peu en grâce ces dernières années ? Faisant de l’un des livres-phares du surréalisme français la pierre de touche de leur exposition, les commissaires Sylvain Amic, Florence Calame-Levert et Alexandre Mare, ont choisi pour présenter un moment de l’histoire des avant-gardes durant l’entre-deux-guerres non seulement un volume singulier, mais aussi un ouvrage dans lequel les images jouent un rôle décisif – bien que son auteur ait avancé qu’elles ne s’y trouvaient que pour remplacer les descriptions…

 

Stations

Le parcours se compose de sept salles qui conduisent à découvrir ou redécouvrir (selon leur degré de connaissance du surréalisme et de son histoire), plusieurs aspects du mouvement durant les deux premières décennies de son existence, à travers « un ensemble varié de tableaux, de sculptures, de dessins, de documents, d’objets, de photographies » présentés comme des éléments issus de Nadja, ou du moins gravitant autour de certains motifs apparaissant dans le récit. Il ne s’agit dès lors pas tant d’une exposition sur Nadja – même si elle l’est aussi –, mais bien d’un parcours élaboré à partir du livre et des images qu’il comprend et constituent ainsi autant d’amorces des choix curatoriaux opérés, ainsi que l’explique le texte d’ouverture de l’exposition.

[C]haque planche illustrée du livre donn[e] lieu à un développement et permettant de mettre en lumière les grands protagonistes du surréalisme – Paul Éluard, Benjamin Péret, Robert Desnos, Louis Aragon, Man Ray, Yves Tanguy, Max Ernst –, les grandes thématiques du mouvement – le rêve, l’inconscient, l’objet trouvé, le hasard objectif, la rencontre, Paris, l’apparente étrangeté des arts anciens ou des arts non-occidentaux – et son histoire, du premier manifeste du surréalisme jusqu’à 1940.

La première salle, « Qui suis-je ? », tend à présenter Breton, notamment à travers une série de ses portraits (peints et photographiques), en situant ses rapports avec Nadja, mais aussi son épouse, ainsi que ses nombreuses relations dans le monde artistique de son temps. La première pièce présentée est un billet (et son enveloppe) sur lequel la principale protagoniste du livre, avec Breton lui-même, a posé l’empreinte de ses lèvres. Suit une fascinante vidéo d’Alain Fleischer qui convie à une plongée dans le livre par ses premiers mots (« Qui suis-je ? »), littéralement puisque sa caméra opère un lent zoom qui, partant des premiers mots du texte, en vient à donner à voir jusqu’aux fibres du papier.

La seconde salle est dévolue à « La déambulation dans Paris ». La capitale française fait en effet partie intégrante, en particulier dans Nadja, de l’imagerie d’un surréalisme qui en dévoile une facette empreinte de merveilleux et qui tranche avec les clichés touristiques les plus éculés. Un plan de Paris occupe tout un mur sous la forme d’un wallpaper, jouxté par une vue photographique d’une façade, également en wallpaper. Sont présentées une série de planches d’épreuves d’illustrations du livre annotées de la main de Breton et accompagnées de documents – gravures, photographies – ainsi que, sur un autre mur, une série d’images relatives à l’abattement de la colonne Vendôme durant la Commune, en ce compris un tableau de Courbet, à l’époque tenu pour responsable du saccage.

La troisième salle (« Croyances et divination ») présente l’un des ressorts de la rêverie poétique de bien des surréalistes et de la manière dont certains appréhendent à l’aune d’une forme de destination mystérieuse bien des événements de leur vie quotidienne. Comme de juste, elle fait notamment la part belle à Desnos et à sa réputation en matière d’écriture et de dessins automatiques, en présentant plusieurs pièces attribuées à Rrose Selavy, ainsi que plusieurs portraits de l’intéressé. Outre des témoignages de visites de Breton à la voyante Madame Sacco (ainsi qu’un nouveau tableau de Courbet, La Voyante…), l’on peut voir le thème astrologique de Rimbaud réalisé par Breton, qui par sa forme propose un écho manifeste au caractère étoilé de la construction de l’exposition.

La quatrième salle est pour sa part consacrée à un objet particulier et éminemment allusif dans les jeux de séduction et de mystère à l’œuvre dans la relation de Breton à Nadja : le gant, autre motif de l’imagerie surréaliste, et sans doute du fétichisme amoureux de Breton, comme le montre cette salle qui donne à voir une sculpture de Rodin, La Main de Dieu, présentée sous vitrine ainsi que sous la forme d’une carte postale envoyée par Nadja à Breton. S’ajoutent à cet objet et à sa représentation un portrait par Man Ray de Lise Deharme, rencontrée par Breton en 1930 et à laquelle il a demandé de lui laisser l’un de ses gants – il ne recevra qu’un bronze représentant un gant…

La cinquième salle, « Nadja révélée », se détache sensiblement de l’ensemble des autres en ce que, centrée sur la figure que la postérité, grâce à Breton, a retenue sous le prénom de Nadja, elle permet de mieux connaître une figure longtemps demeurée méconnue, du grand public au moins (et de votre serviteur également…) et de même, jusqu’en 2009, de bien des spécialistes, Breton n’ayant guère fait pour lever le voile du mystère la concernant. Outre un joli portrait occupant l’ensemble du mur du fonds de la salle, ainsi qu’un tableau de Picabia, cet espace donne à voir sous vitrine plusieurs brouillons des lettres de Léona Delcourt à Breton, ainsi que les originaux de plusieurs émouvants dessins, dont certains ont été repris dans Nadja.

La sixième et avant-dernière salle de l’exposition (« L’Atelier ») donne à voir quelques pièces qui rendent compte de l’atelier de Breton, qu’a visité Nadja, et de sa collection d’œuvres issues d’autres cultures. Réunissant des masques océaniens, une vitrine présentant quelques imprimés, mais également deux tableaux de Braque, cette salle met en quelque sorte en abyme les principes qui gouvernent l’exposition de juxtaposition d’apparence hétérogène voire hétéroclite mais « [c]et accrochage » (s’agit-il de celui de l’atelier de Breton ou de celui proposé dans la salle ? Le texte ne permet pas de trancher) « est ainsi tout autant un portrait de lui-même que la démonstration immédiatement compréhensible de la singularité de son regard ».

La septième salle est consacrée aux « Objets surréalistes ». Lorsque le visiteur y pénètre, son regard est requis par les couleurs accusées de l’Ubu Imperator de Max Ernst, dont plusieurs autres objets et images sont présentés sous cadre, à côté d’images d’objets plus quotidiens qui jouent un rôle dans Nadja. L’on rencontre également des pages manuscrites du Second manifeste, ainsi qu’à main gauche, en entrant à dans la pièce, une fascinante curiosa : un exemplaire de l’édition originale personnalisé par Marcel Marïen à la faveur de collages apposés sur les images initialement publiées par Breton, et qu’il assortit de nouvelles légendes de son cru avant d’offrir (il est alors âgé d’à peine âgé 18 ans) le volume à Breton en 1938.

En guise d’appendice, l’espace précédant la sortie de l’exposition est à nouveau consacré à Léona Delcourt. Il présente une série de pièces guère poétiques, puisqu’il s’agit de documents, certains administratifs, relatifs à l’internement de la jeune femme à l’asile de Vaucluse. Le visiteur peut aussi découvrir des éléments de sa correspondance entre elle et ses parents alors qu’elle est enfermée, ainsi que des feuillets manuscrits du livre qui a guidé le choix des pièces (pour rappel, le manuscrit a été classé trésor national et acquis par la Bnf en 2017). Le parcours s’achève sur l’inventaire des effets personnels de Léona Delcourt au moment de son entrée dans l’institution qui l’a accueillie, à côté d’une édition du livre, et avec une ultime citation de Breton évoquant son internement.

 

Constellations

L’un des principaux tracas auxquels se confrontent les concepteurs d’expositions dédiées à la littérature et aux livres réside dans la difficulté, mainte fois exprimée, d’avoir à présenter un objet la plupart peu fait pour l’exposition. Or, même si le texte doit être vu pour être lu (exception faite du braille… et bien entendu des textes lus à haute voix), l’exposition est, en première instance du moins, un médium du visuel, sans compter que, par sa facture, le livre ne peut présenter qu’une infime partie de son contenu aux regards des visiteurs. Si certains dispositifs permettent de pallier ce manque, à travers des écrans notamment – vidéos de mains tournant les pages, pdf aux pages défilant automatiquement, etc. –, une autre option consiste à jouer de la part visuelle des œuvres littéraires.

L’exposition du Musée des beaux-arts de Rouen ne manque pas de pleinement recourir au registre du visuel. Avec le surréalisme, dont le rapport aux arts visuels sous toutes ses formes est considérable, les commissaires d’exposition sont, on peut le dire, servis. Pour autant, une fois posé le choix de partir (et de tirer parti) d’un livre illustré, reste à savoir comment exposer cette part de la culture visuelle de la littérature. En l’occurrence, les épreuves des planches illustrées du livre tiennent lieu tout au long du parcours de matrice à la démarche curatoriale adoptée.

L’exposition prend […] comme fil conducteur l’ensemble de ces images et propose au visiteur une déambulation à travers l’univers de Nadja et, plus largement, du surréalisme. En s’inspirant de l’éclectisme et de la transdisciplinarité du mur de l’atelier d’André Breton, conservé au Musée national d’art moderne, le parcours permet de pénétrer dans le monde « défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences » que Breton appelle de ses vœux dans les premières pages de Nadja.

Mais ce ne sont pas seulement les images qui appellent les sections et les pièces qui s’y trouvent présentées, mais aussi les citations (remarquablement choisies) qui ponctuent la visite. De la même façon que ses feuillets illustrés sont disséminés dans les différentes salles, le parcours est émaillé de citations issues du livre, qui y ramènent dès lors constamment, comme par un fil d’Ariane. Dans un cas comme dans l’autre, l’opération – classique dans les expositions dévolues à la littérature, dans lesquelles les citations sont fréquentes – revient à doter le propos d’une autorité qui est celle de Breton lui-même.

Sur la base de ce principe, l’exposition donne corps à certains décors, personnalités ou objets évoqués ou figurés dans Nadja, et présentés dans leur dimension matérielle (ou en images), accompagnés d’extraits concernés du livre, qui fait ce faisant l’objet d’une forme d’incarnation. Les stations de l’« itinéraire » proposé se distribuent non seulement à travers le recours aux épreuves avec collages d’images et notations manuscrites, qui ponctuent l’ensemble du parcours, mais aussi à travers un redoublement que confère la matérialisation que permettent nombre d’expôts choisis par les commissaires pour donner consistante à leur propos.

Aussi séduisante sois-telle dans son principe, la succession des différentes sections de l’exposition, guidée par les images du livre agrémentée de citations, semble avoir contraint le parcours. Si elle permet d’évoquer certaines dimensions majeures (mais aussi bien connues du surréalisme – le rapport au Paris moderne, celui aux objets insolites ou l’attrait pour la divination), cette option engendre certaines disparités. Toutes les salles ne se situent pas sur le même plan (celle du gant comparée à celle consacrée à Nadja). En outre, leur succession (le passage de Paris à la divination ou celui de la salle dévolue à Nadja à celle consacrée à l’atelier) semble parfois obéir davantage aux contraintes d’espace des salles à disposition qu’à un la constitution d’un réel conducteur, en dépit de la volonté manifestée de placer Nadja/Léonie Delcourt au cœur de l’exposition.

Cette logique de la constellation semble en outre manquer parfois de constance. Sur le plan du dialogue entre les différents expôts, autant certaines juxtapositions d’images, de textes et d’objets rend bien l’esthétique surréaliste en ses effets (la salle sur le gant, notamment), autant certains choix paraissent plus simplement illustratif, voire rapportables de façon un peu forcée au surréalisme et au livre de Breton – par exemple, dans la seconde salle, l’évocation de la mise à bas de la colonne Vendôme durant la Commune, avec une illustration d’époque que jouxte l’autoportrait de Courbet, dont la présence dans l’exposition est motivée en ce qu’il serait « un ancêtre de l’idéal révolutionnaire surréaliste »…

Qui plus est, une disparité entre le caractère composite de l’accrochage et des juxtapositions mises en œuvre, d’une part et, d’autre part, la dimension plus proprement documentaire du discours (cartels et textes de salles sont particulièrement substantiels et didactiques) se fait jour, notamment lorsque sont présentés, à travers telle ou telle de leurs œuvres ou de leurs portraits, des acteurs majeurs du surréalisme. Elle crée une impression de décalage un peu perturbante, notamment en ce qu’elle entraîne le visiteur à régulièrement passer d’un registre de discours à l’autre, ce que ne laisse pas d’accentuer le voisinage de documents et d’œuvres relativement connus des amateurs du surréalisme, et d’autres qui le sont nettement moins et valent le détour, en particulier s’agissant de Léona Delcourt (Quant à faire d’elle une sorte de « co-inventrice » de Nadja (texte de salle), n’est-ce pas, tout de même, forcer les choses ?).

Sans doute ce parti pris de disparité était-il pleinement assumé, de même que les risques qui pouvaient l’accompagner. Mais si le discours présentant l’exposition annonce qu’elle prend comme fil conducteur les images rassemblées dans le livre, et propose ainsi au visiteur une déambulation à travers l’univers de Nadja et, ce faisant, et plus largement, du surréalisme dans sa globalité, ce parti pris a priori prometteur laisse une impression diffuse de ne trop savoir quel était au juste l’objet de cette exposition. Si la place particulière de Nadja dans l’histoire du surréalisme est certes abordée, difficile au bout du compte de s’en faire une idée bien nette si l’on n’a pas une connaissance préalable de l’histoire de ce retentissement.

Dans cinq des sept salles sont en outre présentées, comme un contrepoint contemporain, d’intrigantes vidéos d’Alain Fleischer. Somme toute fréquent depuis de nombreuses années, ce principe consistant à adresser une invitation à un artiste contemporain à faire œuvre en dialogue avec une œuvre ancienne qui fait l’objet d’une exposition d’ordre patrimonial. Ces ponctuations sur écran constituent indéniablement l’une des belles réussites de cette exposition, non seulement parce qu’elles introduisent une variation dans les types d’expôts présentés et demandent en outre une pause dans la déambulation, mais aussi et surtout en raison du caractère fascinant de ces films, ainsi que du dialogue que l’artiste est effectivement parvenu à nouer avec les pièces environnant directement son travail.

*

Une formule actuellement en vogue dans le monde des expositions – au point de peut-être devenir ces dernières années un topos, voir un « truc »… – consiste à assigner à un livre un rôle de fondement structurant, dont sortiraient les lignes de force du parcours proposé et des pièces rassemblées. En l’occurrence, selon le texte présentant l’exposition, Nadja « ouvrir[ait] » ainsi mille perspectives comme autant d’instantanés sur le surréalisme ». Reste qu’aussi riche soit-elle par ailleurs, aussi émouvantes soient certaines œuvres présentées, et en dépit de ce que l’on peut effectivement y apprendre, cette exposition laisse sur un curieux sentiment.

De quoi a-t-il été question et à quel public s’adresse au juste cette exposition ? Au regard du biais curatorial adopté, difficile en définitive de ne pas regretter tout de même un peu l’adoption d’une ligne un peu plus limpide dans l’organisation du parcours et du propos, ainsi que dans le choix des pièces exposées. Ce n’est pas tant que l’on s’y perde et que l’ensemble donne l’impression d’un bric à brac – le parcours est clairement balisé et ses sections somme toute bien définies –, mais l’on peine malgré tout à se garder de l’impression que plusieurs choses ont été manifestement tentées simultanément.

David Martens – KU Leuven & RIMELL

 

Catalogue : Nadja, un itinéraire surréaliste, s. dir. Sylvain Amic & Alexandre Mare, Paris, Gallimard/Réunion des Musées Métropolitains, 2022, 272 p. + 48 p. hors-texte.

 


Pour citer cet article:

David Martens, « Éclats éclectiques de Nadja », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Oct 2022.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/eclats-eclectiques-de-nadja/, page consultée le 28/03/2024.