Entretiens
Exposer le polar. Entretien avec Matthieu Letourneux
David Martens – L’exposition consacrée au polar organisée à la BiLiPo – et dont Irène Langlet a rendu compte dans L’Exporateur – s’inscrit dans un le cadre d’un projet de recherche collectif. Pourrais-tu présenter brièvement ce projet collectif et la place de l’exposition dans ce contexte. Peux-tu notamment expliquer en quoi l’exposition est (ou n’est pas) le fruit des recherches conduites dans le cadre de ce projet ?
Matthieu Letourneux – L’exposition émane d’un projet européen dit Horizon 2020. Il s’agit de gros projets européens, rares pour des disciplines littéraires, culturelles et de sciences humaines. Nous avons obtenu ce financement pour un projet autour des fictions criminelles européennes, intitulé Detect, et réunissant des partenaires d’une vingtaine d’universités et institutions européennes, dont l’Université de Nanterre et la BiLiPo qui est la Bibliothèque des littératures policières à Paris.
Nous avons souhaité proposer une exposition historique portant sur deux siècles. Nous avons fait le pari que le développement de la culture urbaine et médiatique, dans tous les pays d’Europe, s’est traduit par la montée en puissance d’un imaginaire de fiction criminelle qui serait le terreau commun des imaginaires européens. Le projet a montré que les récits criminels, dès les années 1840-50, ont circulé dans toute l’Europe et ont contribué à structurer et à homogénéiser les imaginaires de la modernité, de la France à Russie en passant par les pays de l’Est, les pays scandinaves, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, la Turquie… La construction européenne ne s’est donc pas faite avec la constitution de l’espace Schengen mais, beaucoup plus tôt, avec la culture médiatique.
DM – Quelle a été l’articulation entre l’exposition et ce programme de recherche en cours ?
ML – Nous avons sollicité nos partenaires de différents pays, sans lesquels nous n’aurions jamais pu enrichir nos analyses. Par ailleurs, notre exposition débute certes, dans les années 1840, mais elle se prolonge jusqu’au XXIe siècle. Elle commence avec les « mystères urbains », Les Mystères de Paris et ses imitateurs, mais elle se prolonge jusqu’aux séries télévisées scandinaves de Netflix. Il s’agissait de montrer comment, décennies après décennies, on voit se dessiner des effets de circulation qui manifestent le fait que ces imaginaires criminels se définissent dans toute l’Europe par circulation, par imitation, par reprise.
Nous avons vraiment eu besoin de l’aide de nos partenaires étrangers pour identifier des pratiques culturelles et des phénomènes que nous n’aurions pu repérer sans le caractère collectif de cette recherche, qui a fait surgir des phénomènes mondiaux, comme la circulation des dime novels américains dans les années 1900, correspondant à la fois au basculement de toute l’Europe (même les pays à faibles structures médiatiques) dans une culture médiatique globalisée, et à une américanisation précoce des représentations de la modernité. Ce projet collectif a fait apparaître des productions qui mériteraient une recherche plus ambitieuse encore, concernant la circulation des imaginaires sériels dans tout l’Europe.
Ces projets européens sont marqués par un vrai souci de la transmission d’un savoir auprès d’un public large. Les expositions répondent à cette préoccupation et celle-ci nous a permis de vraies découvertes. Personnellement, je n’ai pas l’habitude d’organiser des expositions. Je fais plutôt de la recherche. Mais la recherche menée pour l’exposition m’a conduit à la découverte de choses que j’ignorais, qu’il s’agisse de supports ou de documents exceptionnels, vraiment rares, notamment en Espagne (dont les productions populaires de la première moitié du XXe siècle restent peu étudiées). Avec la production de ce pays, on voit bien que la culture médiatique européenne est une réalité au début du XXe siècle, y compris dans les pays qui n’ont pas encore d’appareils médiatiques développés.
DM – Au niveau de l’élaboration pratique de l’exposition, au jour le jour, ou plutôt de semaine en semaine, comment les choses se sont-elles passées concrètement ? S’agissant de vos partenaires à l’étranger, leur avez-vous par exemple adressé des demandes précises ? Et avec les personnes de la Bilipo ? Quelle a été au fond la part de chacun ?
ML – La BiLiPo est un endroit vraiment exceptionnel. Il s’agit d’une bibliothèque de conservation. Elle possède, depuis 50 ans – enfin, elle possédait, puisqu’elle l’a récemment perdu, ce qui est un scandale –, un des exemplaires du dépôt légal de la BNF pour les récits criminels. Elle conserve donc la quasi-totalité des romans policiers en langue française, y compris les plus rares, notamment un grand nombre de romans que la BNF ne possède pas, ainsi que des romans étrangers dans leur langue d’origine ou des éditions étrangères d’auteurs français… Cette richesse est due à l’extraordinaire travail de sa conservatrice, Catherine Chauchard, qui vient de partir à la retraite, juste après le vernissage de l’exposition. La Bilipo possède également des archives d’un certain nombre de figures importantes de la littérature policière : Régis Messac, qui a écrit la première thèse de l’entre-deux-guerres sur les romans policiers, Michel Lebrun, figure clé du milieu du polar dans les années 1970 et 80, des collections de dramatiques radiophoniques criminelles, ou des manuscrits de Gérard de Villiers… Nous nous sommes d’abord appuyés sur ce fonds, en bénéficiant des compétences exceptionnelles de Catherine Chauchard. Ensuite, nous avons travaillé, notamment, en utilisant un outil dont nous n’avions pas mesuré les nouvelles perspectives qu’il ouvrait : Google traduction, qui nous a permis de découvrir que, aujourd’hui, avec la numérisation massive des journaux, danois, suédois, slovaques, tchèques, on peut lire des articles du début du XXe siècle et découvrir la diffusion des fascicules américains en Europe entre 1900-1905 et 1920, ou en apprendre sur les collections populaires tchèques des années 1920 et 30. Cela permet un travail de traçage, notamment des tirages (au Danemark, en Suède…), des Nick Carter. Ce travail exceptionnel n’aurait pas pu être fait il y a dix ans. En même temps, ce que nous avons pu faire apparaître n’est à mon avis qu’une toute petite partie émergée de l’iceberg…
DM – Au-delà de ton nouveau meilleur ami, Google traduction, comment avez-vous travaillé de façon pratique avec les gens de la BiLiPo, qui avaient probablement leurs propres demandes, leurs propres impératifs, qui différaient probablement en partie de ceux du projet de recherche ? Quel rôle a eu chacun des partenaires dans l’élaboration du parcours, dans le choix des pièces ?
ML – D’abord, je dois saluer l’incroyable disponibilité de l’équipe de la Bilipo. Alors que la bibliothèque est en sous-effectifs criants, au bord de l’asphyxie, les membres de l’équipe de la Bilipo ont consacré de nombreuses heures, souvent en dehors de leur temps de travail, pour nous aider dans ce projet, en témoignant d’une connaissance exceptionnelle de la littérature policière. C’est dans ce type de situation qu’on voit le gâchis de talents que représentent les économies de bouts de chandelle des politiques culturelles. En tant que chercheur, mon désir est de faire de la recherche. Dans la création d’une exposition, on est amené à collaborer avec des gens qui ont une culture de l’exposition. Nous avons travaillé avec Bibliocité, un des intermédiaires des expositions de la ville de Paris, dont les critères ne sont pas les nôtres, et qui ont des compétences remarquables. En tant qu’universitaires, nous avons tendance à considérer que, plus on approfondit une question, mieux c’est. Mais ce n’est pas vrai… Personnellement, j’étais dominé par le désir de découvrir de nouvelles choses. L’équipe était également composée de trois co-commissaires, Alice Jacquelin et Adrien Frenay, moi, et chapeautée par Catherine Chauchard. Nous étions assez nombreux et nous étions animés par un désir de réaliser des choses malgré la démesure du sujet.
Quand on conçoit une exposition, on fait de la recherche, on découvre des choses et, dans un second temps, il faut trouver des objets. La difficulté, pour qui travaille sur la culture populaire, réside dans le fait que les objets sont difficiles à trouver. Ils ne coûtent pas cher. Ils n’ont même souvent aucune valeur… une fois qu’ils ont été trouvés. Autrement dit, s’il est facile de d’acquérir des objets rares, les trouver est compliqué, parce qu’ils sont peu documentés. Le roman policier d’avant la chute du mur de Berlin dans les pays de l’Est demeure par exemple très peu connu. Il en va de même de la littérature populaire espagnole d’avant 1930. Les fascicules allemands, qui étaient diffusés à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires sont devenus rares en édition originale. Il faut donc faire avec ce que l’on trouve et, souvent, on trouve des objets qui ne sont pas très beaux, voire sont abîmés ou incomplets. L’intérêt est de découvrir en permanence des objets dont on ne soupçonnait pas l’existence et qui révolutionnent nos représentations des pratiques culturelles et médiatiques et qui peuvent ainsi donner lieu à de nouvelles recherches. Personnellement, j’ai rarement vécu une expérience aussi enthousiasmante en termes de pistes de réflexion pour l’avenir…
Pour en revenir aux modes de collaboration, nous avons adressé des commandes précises à nos collègues des autres pays. Dans le domaine la recherche sur la littérature populaire, même si elle est très active, nous avons des compétences beaucoup plus fragmentaires que dans le domaine de la littérature légitime, où il existe dix spécialistes sur chaque sujet. La situation est plus saturée dans le domaine de la culture légitime, plus fragmentaire et exploratoire dans le domaine de la culture populaire médiatique. Il était dès lors indispensable de travailler collectivement.
DM – En ce qui concerne l’élaboration du propos de l’exposition, par quoi avez-vous commencé ? En la matière, il existe plusieurs écoles : celle qui commence par les pièces à disposition et élabore le discours en fonction de ces pièces, et celle qui, dès le départ, souhaite parler de certaines choses et se met en quête des objets sur cette base… Quels principes avez-vous suivis à cet égard ?
ML – Notre parti pris consistait à substituer à la question des grands auteurs celle des circulations des imaginaires européens. Nous avions en tête quelques grands jalons, mais ne connaissions pas le détail de ces circulations, avec en particulier des zones d’ignorance – les pays nordiques au début du XXe siècle, les Pays de l’Est après la Seconde Guerre mondiale, des phénomènes très particuliers à certains pays… Par ailleurs, il nous a fallu acquérir les objets pour la plupart des pays, car ceux-ci sont presque entièrement absents des collections européennes. . Cela s’est fait par bricolage et tâtonnements.
DM – Dirais-tu que le travail que vous avez réalisé pour concevoir l’exposition a eu un effet de catalyseur sur vos recherches ? Manifestement, en cherchant à combler les manques qui apparaissaient dans votre cartographie, vous avez fait des découvertes…
ML – Oui. Mais j’ignore si cela transparaît vraiment dans l’exposition. Le fait est qu’une exposition implique de lisser le propos. Pour ce qui me concerne – c’est personnel, mais je pense que les autres commissaires seraient d’accord –, j’ai découvert des phénomènes culturels fascinants dont je n’aurais jamais imaginé l’existence et que j’espère explorer à l’avenir. En réalité, il y a dans ces découvertes, que nous n’avons pu qu’évoquer dans l’exposition, une matière qui mériterait de faire l’objet d’une véritable recherche, d’un livre ou d’un projet collectif de plus grande ampleur…
DM – Quelle a été la principale difficulté rencontrée dans la réalisation de cette exposition ?
ML – La principale difficulté, ou plutôt le principal regret, réside dans les dimensions de l’exposition, modeste dans la mesure où l’espace de la BiLiPo est relativement limité. Dès lors, le nombre de pièces présentées physiquement était réduit. Nous avons même été contraints de montrer des reproductions d’objets que nous avions pourtant acquis. Le deuxième regret tient à mon avis au fait que toute exposition sur la culture populaire, c’est-à-dire la culture de la reproductibilité technique, est confrontée à la difficulté de valoriser les produits de cette culture, dans la mesure où la culture de la reproductibilité technique a produit des objets qui sont au mieux pittoresques, au pire peu présentables. Une cassette VHS, cela ne dit pas grand-chose à un visiteur. Un DVD, de même. Certaines affiches sont belles, mais veut-on présenter de belles affiches ou la circulation des imaginaires ? Mais ce problème est révélateur d’un impensé de notre société dans sa relation à la mémoire des productions de la culture médiatique. Je pense qu’il scandaleux et tout à fait significatif par ailleurs qu’il n’existe pas un grand lieu d’exposition, européen ou français, portant sur les imaginaires médiatiques ou la pop culture. Certains lieux touchent un tout petit peu à la culture de masse, la Cinémathèque ou le Musée d’Angoulème mais ces institutions obéissent largement à des principes d’artification arrachant les productions à leur contexte médiatique. Or je pense que notre culture n’est pas avant tout une culture de la légitimité, mais une culture de la sérialité, et il faut des des musées historiques pour commenter ces réalités culturelles.
DM – L’appel du pied est lancé…
ML – S’agissant de la difficulté que j’évoquais, à savoir qu’il est très difficile d’exposer ces productions culturelles, je pense qu’une bonne solution consiste à mettre en scène la sérialité, c’est-à-dire à concevoir des espaces, de grands espaces, dans lesquels on peut voir des dizaines voire des centaines d’objets quasiment identiques, de tous les pays, qui montrent l’immersion dans une culture sérielle. Ce serait une façon de matérialiser la force d’imprégnation de ces imaginaires. L’exposition Sens fiction, à Lille, consacrée au design et à la science-fiction, l’a fait par exemple. Dans l’une des pièces sont présentés des centaines de couvertures de pulps de science-fiction de l’entre-deux-guerres. Même s’il s’agit de reproductions, elles nous immergent dans l’esprit du temps et dessinent de manière évidente les effets de cohérences qui irriguent la culture médiatique. Il est important de prendre conscience de ce qu’est une culture sérielle.
Et pour revenir à notre problème, je pense qu’il est très compliqué aujourd’hui de réaliser une exposition sur la culture sérielle sans travailler collectivement. Certains problèmes relèvent de la communication. Quand tu t’adresses à un vendeur russe ou grec, et que tu ne sais pas comment faire en sorte que ton clavier écrive en alphabet cyrillique ou grec, il devient extrêmement compliqué d’acquérir un objet. Cela peut parfois prendre deux semaines à trois semaines… Les vendeurs sont peu réactifs, car les objets ont très peu de valeur marchande pour la plupart et, à cet égard, il très intéressant de voir combien valeur et rareté sont dissociées dans la culture du XXe siècle. En tous les cas, la démarche de recherche revêt un vrai travail patrimonial, d’autant plus crucial qu’il s’agit d’une culture qui est en train de disparaître, bien qu’elle soit capitale pour le XXe siècle.
DM – Quel public vient visiter l’exposition et quelles sont les réactions que tu as pu observer ?
ML – Le vernissage s’est bien passé. Les gens étaient dans l’ensemble contents à une, deux exceptions près… et nous avions un très bon retour des journalistes. Malheureusement, le confinement a commencé à peu près une semaine et demie après ce vernissage. Nous n’avons donc pas bénéficié de la couverture médiatique que nous espérions. Autant dire que l’exposition, en termes d’affichage, a été une réussite relative… Le déconfinement et la prolongation de l’exposition ont toutefois permis au public de la découvrir… avant le second confinement !
DM – En plus de l’exposition elle-même, vous avez élaboré un site web, qui n’est cependant pas une déclinaison numérique de l’exposition, même s’il présente certains documents et informations communs. Quel est au fond le rôle de ce site par rapport à l’exposition ?
ML – Ce site a été inauguré en même temps que l’exposition. Nous avons hésité à faire un catalogue. Nous avons finalement opté pour un site internet, parce que cela nous permettait plus facilement de présenter la même matière en plusieurs langue et de permettre à ce travail de circuler davantage en Europe.
Ce site ne recoupe que partiellement l’exposition. Il en reprend les textes principaux, et présente une série de textes plus développés qui se focalisent sur des questions précises absentes de l’exposition, notamment sur des questionnements qui touchaient en particulier aux caractéristiques du récit d’aventure chez l’un ou l’autre de nos partenaires. Certaines parties développées sur le site ne figurent donc pas dans l’exposition, ou seulement de façon réduite. À l’inverse, certaines analyses de l’exposition s’appuient sur des objets soit absents du site web, soit présentés de manière concise. Ce site se présente à certains égards comme un catalogue. Les catalogues, par rapport aux expositions, imposent toujours des arbitrages par rapport à la nécessité, dans l’exposition, de mettre en valeur tel ou tel objet, dont les qualités matérielles ne peuvent être présentées de la même manière dans le catalogue. À l’inverse, la nécessité de narrativiser, de structurer d’avantage le propos dans le catalogue, rend impossible les effets de fragmentation que suppose l’exposition, qui doit permettre des modes de circulation différents dans l’espace. Je pense que ces logiques communicationnelles sont différentes et, en l’occurrence, le site et l’exposition ont été pensés comme complémentaires.
En outre l’exposition, dans une version réduite, va circuler en France et en Europe. Il y aura probablement une version réduite à Limoges, une autre en Roumanie et une autre en Italie. Pour la suite, nous verrons…
En attendant, je profite de l’occasion pour signaler que la BiLiPo dispose d’une salle de lecture ouverte à tout le monde et possède l’ensemble des récits criminels, mais aussi une documentation riche à destination des auteurs de romans policiers, en criminologie, en balistique… On peut donc voir l’exposition et, dans un second temps, se renseigner pour savoir comment assassiner son conjoint, par exemple.
DM – Voilà le meilleur teaser possible pour cette exposition…
Commissariat : Matthieu Letourneux, Alice Jacquelin, Catherine Chauchard et Adrien Frenay
Scénographie : Bibliocité, agence de réalisation des expositions de la Ville de Paris.
Voir les entretiens avec Matthieu Letourneux et Alice Jacquelin sur la page de Bibliocité.
Voir aussi la présentation de l’exposition par Matthieu Letourneux :
Pour citer cet article:
David Martens, « Exposer le polar. Entretien avec Matthieu Letourneux », dans L’Exporateur littéraire, Oct 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/exposer-le-polar-entretien-avec-matthieu-letourneux/, page consultée le 04/10/2024.