Carnet de visites

L’Europe du polar (Paris)

BiLiPo (Bibliothèque des littératures policières, Paris) Commissaire(s): Matthieu Letourneux, Alice Jacquelin, Catherine Chauchard, Adrien Frenay

 

L’Europe du polar, Bilipo, Paris, du 6 février 2020 au 31 décembre 2020

 

Affiche Leurope du polarUne exposition européenne du projet DETECt

L’Europe du polar se tient à la Bibliothèque des littératures policières (Bilipo) de la Ville de Paris depuis le printemps et jusqu’à la fin de l’année 2020 (elle a été prolongée en raison des mesures de restriction sanitaire). Ce n’est pas la première fois que la Bilipo est partenaire d’une exposition : elle a accueilli, par exemple, l’expo des 10 ans de Gallmeister en 2016. Pour L’Europe du polar, cette bibliothèque municipale spécialisée a été partenaire de l’une des plus grosses équipes de recherche jamais rassemblée sur les fictions criminelles : celle du programme européen DETECt. Dans ce cadre, quatre co-commissaires, autour de Matthieu Letourneux (Université Paris Ouest Nanterre), ont rassemblé les pièces permettant de souligner la dimension internationale et circulante de l’une des fictions de genre dominantes de la culture médiatique contemporaine. Le propos de l’exposition, en effet, n’est évidemment pas de faire découvrir ces « livres que tout le monde a lus », mais de montrer comment ils ont influencé les cultures et les identités européennes. Elles se sont activement tressées dans ces formes, dès le milieu du XIXe siècle lors de la vogue des mystères urbains et jusqu’au déferlement des romans américains après 1945.

Il s’agit donc de mettre à jour les dynamiques d’un genre rien moins qu’homogène, à travers les déclinaisons, variantes, imitations ou détournements de grandes figures de personnages, de scénarios typiques, de lieux topiques. Bien plus qu’un panorama du Nordic Noir, du giallo italien ou du Krimi allemand – trois des « cultures polareuses » européennes les plus visibles –, ce voyage à travers un continent de littératures documente une enquête sur l’identité transculturelle de l’Europe et l’influence du polar sur ses « constructions individuelles et collectives ». Autrement dit, à travers l’une des cultures les plus partagées et uniformisées de la planète, il s’agit de suivre à la trace l’appropriation particulière qu’en ont faite l’Italie, la France, la Suède, l’Allemagne, etc., et de comprendre comment les sociétés européennes se sont emparées des fictions criminelles pour formuler leurs évolutions, leurs crises, leurs émancipations ou leurs résistances. Il ne fallait pas moins, pour dominer cette matière, que l’imposant consortium du projet DETECt, piloté par l’université de Bologne, abondé d’un budget considérable par la commission « Recherche » de l’UE (ERC), composé de 18 universités et institutions culturelles, allant de Ioannina (Grèce) à Berlin en passant par Aalborg (Danemark), Bucarest, Nanterre ou Limoges, dont la Faculté des Lettres abrite depuis près de quarante ans une équipe de recherche qui se consacre aux littératures populaires et cultures médiatiques, le CRLPCM, « Centre de recherches sur les littératures populaires et cultures médiatiques », devenu depuis l’axe 3 de l’équipe EHIC.

 

Un double site pour une double visite

Le site web qui complète l’exposition est la meilleure manière de se préparer à sa logique et à sa richesse – ou de les prolonger, si on fait la visite numérique après la visite physique. On y trouve deux menus, l’un chronologique, l’autre thématique. Les rubriques du premier déroulent les étapes d’une véritable internationalisation des fictions criminelles, des Mystères de Paris d’Eugène Sue (dès 1842) à Millenium de Stieg Larsson (dès 2005). Cela commence avec la vogue des « mystères urbains » à travers toute l’Europe, d’Athènes à Moscou, au XIXe siècle ; vers 1900, l’engouement pour de grandes figures de détectives comme Sherlock Holmes ou Nick Carter – ce dernier témoignant déjà de l’influence de plus en plus massive que les États-Unis seront appelés à jouer dans la construction culturelle du polar, et notamment dans sa variante de roman d’action, le roman hardboiled, que l’Europe adopte avec avidité après la seconde guerre mondiale. Les contre-cultures du dernier quart du XXe siècle y prennent pied avec intensité, dans ce qui est au moins autant une opposition idéologique qu’une concurrence esthétique : le néo-polar en France, le giallo en Italie scénarisent la révolution sexuelle ou la contestation politique d’une manière qui révèle « l’inconscient grimaçant de notre modernité ». Le XXIe siècle métisse les formes héritées de ces 150 ans d’histoire tout en les soumettant à un regard réflexif postmoderne : le méta-polar, le polar pastiche ou ludique, le polar ésotérique ou historique s’inscrivent désormais dans une culture mondialisée, multimédiatique, et bientôt numérique. Le deuxième menu propose un approfondissement remarquable des problèmes théoriques, ethnologiques ou sémiotiques de ces 200 ans d’histoire culturelle. Le polar dit-il le réel ? Comment l’indice structure-t-il la forme et la force des fictions, qui sont passées d’une littérature du crime à une écriture de l’enquête ? Les séries télévisées modifient-elles les effets du polar ? L’Italie du giallo, l’Europe du Nord et son Nordic Noir, la France du vide du « Country Noir » (ou « rural noir ») sont mis sous la loupe comparatiste. Une typologie du roman policier en ressort, étayée par de nombreuses vidéos, podcasts, articles et documents qui enrichissent chaque page. Un imposant travail de curation numérique, agrémenté d’un quiz, vient ainsi alimenter le site web, qui ne reproduit qu’une toute partie de l’exposition physique.

 

Exploration du genre en jaune et noir

Nichée derrière la caserne de pompiers du 5e arrondissement de Paris, la Bilipo répartit ces 8 parties du propos en 8 pôles de panneaux et vitrines, dans ses deux petites salles soigneusement mises en lumière. Quatre types d’éléments sont proposés, dans une scénographie très réussie aux couleurs de la « Série noire » et du giallo : le jaune franc, le noir profond. D’abord, identifiant les 8 sections, de grands panneaux sur fond noir avec une typo jaune et blanche, entourés de pendrillons diffractant très joliment en volume des exemples multicolores ou une figure de détective, que ce soit le visage du Maigret incarné par Bruno Ganz ou le portrait dessiné de Lisbeth Salander, l’héroïne de Millenium. Sur ces panneaux, on reconnaît le texte des 8 onglets chronologiques du site web.

Deuxièmement, des panneaux plus petits, groupés par deux ou quatre, sur fond jaune, noir ou gris, avec des textes et des reproductions de livres, fascicules ou affiches : à proximité des grands exposés synthétiques, ils précisent le détail d’un genre national (par exemple le Krimi, ou les polizioteschi), d’auteurs-clés (par exemple Agatha Christie et Edgar Wallace), d’un type de diffusion (par exemple le cinéma d’exploitation). C’est là qu’on apprend les secrets de ce jaune intrigant, de ces collections pléthoriques, de ces obsessions politiques du polar.

Ces détails introduisent souplement le troisième type d’éléments muséographiques : les pièces à proprement parler, abritées sous des vitrines verticales ou horizontales. Quelques vitrines étendent l’expo jusqu’à l’entrée de la salle de lecture. Des fascicules anciens prouvant l’intense circulation des héros sériels, des assiettes décorées d’une illustration de roman, des cassettes audio témoignant de la dimension multimédiatique du genre, des livrets de la taille d’un pouce ou des livres ouverts sur une page remarquable sont présentés et légendés avec pédagogie, par exemple ce cross-over avant la lettre où Sherlock Holmes, Arsène Lupin, Fantômas et Nick Carter sont réunis sur la scène d’une pièce espagnole. Parmi les pièces les plus remarquables, celles qui sont extraites des archives de Gallimard révèlent l’interventionnisme éditorial qui forgea les formes du genre en France : édition originale préparant une traduction caviardée, lettre de refus de Duhamel dont les arguments dessinent une vision spécifique du roman noir, correspondance entre Manchette et Robin Cook, où ce dernier fulmine contre les caviardages que lui imposent ses relecteurs, « comme des fourmis sur la carcasse d’un éléphant ». Une large vitrine expose quelques documents issus d’un fonds exceptionnel : celui de Gérard de Villiers, l’auteur prolifique de la série d’espionnage à succès SAS, qui se vendit par dizaines de milliers d’exemplaires en France entre 1965 et 2013. Ses carnets de voyage, notes de composition, plans de rédaction dévoilent une mécanique particulièrement bien rodée de création littéraire et de sérialisation de l’écriture.

Quatrième type d’élément : des cimaises permettent l’exposition murale d’une collection somptueuse d’affiches de films et de festivals. Le parti-pris chromatique rend justice à la dimension populaire, médiatique et sérielle du polar : les couleurs primaires de l’industrie éditoriale du genre y sont sublimées, comme dans ce voisinage d’un Nestor Burma dessiné par Tardi et de deux variations sur la maquette de la « Série Noire », dans des affiches de plus petits festivals. La gamme des verts et violets psychédéliques de la contre-culture n’en ressort que mieux. En outre, mieux qu’un long discours, les logiques visuelles ainsi rendues visibles soulignent les orientations thématiques, politiques, éthiques du genre (par exemple les assignations de genre, et l’évidence aveuglante d’une répartition des rôles masculins et féminins). Enfin – et parce que toute exposition s’appuie au moins partiellement sur ce ressort pour transmettre son propos –, c’est tout simplement très beau, cela retient la visiteuse, engage à l’exploration, et nourrit le désir de lecture ou de relecture.

Irène Langlet, Université Gustave Eiffel

 

Commissariat : Matthieu Letourneux, Alice Jacquelin, Catherine Chauchard et Adrien Frenay
Scénographie : Bibliocité, agence de réalisation des expositions de la Ville de Paris.
Voir les entretiens avec Matthieu Letourneux et Alice Jacquelin sur la page de Bibliocité.
Voir aussi la présentation de l’exposition par Matthieu Letourneux :


Pour citer cet article:

Irène Langlet, « L’Europe du polar (Paris) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/leurope-du-polar-paris/, page consultée le 20/04/2024.