Carnet de visites
Une exposition de photographies inspirée par la littérature. Philippe Herbet, Ivan Tourgueniev et les avatars de ses héroïnes
Galerie des Beaux-Arts (Liège) Commissaire(s): Philippe Herbet« Ce projet photographique, littéraire et poétique de Philippe Herbet fait voyager le visiteur et l’emmène à la rencontre de ces jeunes femmes slaves d’aujourd’hui, rebelles et romantiques, élégantes et parfois surannées, inspirées des héroïnes de l’écrivain russe Tourgueniev ». Ainsi se voit présenté le travail dont l’exposition de Philippe Herbet propose une déclinaison, après avoir donné lieu à un petit livre, à la réalisation absolument remarquable, publié par les Éditions Bessard en 2016, ainsi qu’à plusieurs autres expositions, à partir de 2013.
Rendue possible par la Fondation Province de Liège pour l’Art et la Culture, l’exposition présentée en ce début d’été à la Galerie des Beaux-Arts (ancien Cercle des Beaux-Arts), à Liège, réunit un ensemble de photographies dont la majeure part est composée de portraits de jeunes femmes, russes ou biélorusses, prises par l’auteur de Lettres du Caucase (2014) à l’occasion de ses séjours dans des contrées que ce voyageur affectionne tout particulièrement.
Placée sous le signe de la littérature russe et de l’un de ses principaux représentants au XIXe siècle, cette exposition conjugue photographie et littérature de façon singulière. Elle donne à voir des modèles qui apparaissent, aux yeux de leur portraitiste (et aux nôtres, par la force des choses), comme des incarnations, contemporaines et bien réelles, d’« héroïnes surannées [qui] font toujours partie d’une culture russe bien vivante » et « qui ont fasciné leur époque et fascinent encore aujourd’hui », selon la présentation du projet sur le carton de présentation de l’exposition.
Portraits à la page
Dans l’espace qui l’accueille, réparti en deux étages, et inauguré pour l’occasion, l’exposition s’ouvre non sur une photographie, mais sur un bref texte écrit à la craie, à même le mur, qui donne le la de la visite tout en marquant le rôle de l’écriture, et de l’écriture manuscrite plus encore, dans ce projet qui invite à autant de rencontres incarnées avec une part du monde slave. Pour ce faire, une série de portraits de jeunes femmes, mais aussi quelques paysages (contours d’une bourgade, clairière enneigée, cage d’escalier qui se découpe dans l’ombre…), comme pour situer les jeunes femmes présentées dans leur environnement.
Si elles présentent une évidente homogénéité, de ton et de forme, ainsi que dans le traitement de la couleur, notamment, les photographies réunies pour l’occasion ne manquent pas de frapper par leur diversité, sur plusieurs plans. Si certaines sont prises en plein air, d’autres sont des intérieurs ; alors que certaines paraissent très posées et composées, d’autres semblent davantage avoir été le fruit de la grâce d’un instant saisi au vol. En outre, plusieurs formats sont adoptés, sans compter qu’alors que la plupart de ces photographies sont encadrées (la plupart), d’autres, plus grandes, sont collées sur des panneaux.
Cette variété de teneur et de forme joue pleinement son rôle dans un agencement manifestement très soigneusement pensé. Groupées par ensembles relativement réduits (deux à quatre pour la plupart), ces photographies sont systématiquement accompagnées d’un cartel évoquant les circonstances de la rencontre ou des prises de vues. Fixant les instants partagés qui ont permis à Herbet de faire endosser à ces femmes un rôle dans le théâtre de la mémoire qu’il a élaboré à l’occasion de ses pérégrinations, cette part littéraire de l’exposition empreint notre regard en nous conviant à vivre quelque chose des rencontres dont elles sont les fruits.
Deux vitrines ponctuent le parcours : l’une au rez-de-chaussée, l’autre à l’étage. La première présente plusieurs livres ouverts (livrant les sources écrites dont seraient issus tous ces beaux visages), mais aussi des livres dans lesquels ces photographies ont été reprises. La seconde est composée de photographies, de carnets de notes manuscrits, ainsi que de bibelots et autres traces de voyage (tickets de train ou de trolley, objets souvenirs…). Philippe Herbet se présente ainsi à nous non seulement comme un photographe sensible à la beauté des personnes et des décors sur lesquels elles se découpent, mais aussi comme un lecteur, ainsi que comme écrivain à part entière doublé d’un amateur de menues reliques.
Métamorphoses fantomatiques
Le carton de l’exposition caractérise cet artiste curieux de rencontres, non seulement humaines, mais aussi de formes (la photographie, l’écriture… et l’édition) comme devenu « depuis peu », à la faveur des déplacements dans l’espace européen, notamment par la marche dont il est devenu un inconditionnel, un « voyageur dans le temps ». Dans l’opération éminemment fantomatique à laquelle il se livre (et dont il nous livre une déclinaison à travers l’exposition qu’il présente à Liège), Herbet rapporte de ses voyages, à travers l’art de la contemplation qui est le sien, la manifestation d’une forme de persistance à travers les années qui séparent le jadis du maintenant.
S’il est un écrivain russe qui, après avoir connu une période de faveur, est de nos jours un peu passé de mode dans le domaine francophone c’est bien Ivan Tourgueniev, en dépit de ses liens forts avec la France et de la continuelle disponibilité de ses traductions dans la langue de Voltaire. Ce n’est en rien un repoussoir pour Philippe Herbet. Peut-être serait-ce même tout le contraire pour cet artiste qui a fait de la marche un art de vivre qu’il cultive peut-être tout autant que celui de la lecture et, dans la foulée, celui de l’écriture. Se frottant à un autre auteur, le photographe en vient lui-même à se faire écrivain. Comment aurait-il pu en être autrement dans cette exposition qui donne non seulement à voir des visages, mais aussi à lire des anecdotes issues de ses rencontres ?
La littérature n’est cependant pas le seul fil conducteur de la quête entreprise par Philippe Herbet. Dans la forme que son travail donne à la relation entre l’écriture (la sienne), la littérature (russe en cette occasion) et l’image, le commun dénominateur semble, plus fondamentalement encore peut-être, résider dans le principe de la hantise. L’exposition repose sur une série antérieure à de plus récents projets d’Herbet, notamment celui consacré à Albert Dadas, lui aussi marqué par la littérature, et qu’il avait présenté quelques semaines plus tôt dans l’année à Contretype à Bruxelles (et dont votre serviteur avait rendu compte). Si les deux projets diffèrent sensiblement l’un de l’autre, force est bien de percevoir une constante de préoccupations.
On ne se débarrasse pas si facilement de ses obsessions, même lorsqu’elles revêtent des formes en apparence si dissemblables.
Dans les projets élaborés par Herbet, dans les photographies que ses expositions et ses livres offrent à nos regards, ainsi que dans les textes qui les accompagnent et informent nos façons de les appréhender, tout se passe en effet comme s’il s’agissait essentiellement d’ouvrir le présent à la consistance concrète d’un passé dont l’auteur a patiemment glané et choisi les joyaux. Du livre qui avait été tiré de cette série, l’exposition reprend certaines photographies ; d’autres sont plus récentes (elles ne sont pas datées, mais leur auteur a eu la gentillesse de me le préciser…), comme si Herbet ne se débarrassait pas complètement de la hantise qu’exerce sur lui ce projet éminemment placé sous le signe de la hantise.
En les suspendant dans des instants de grâce composés à la surface de la pellicule (ou des pixels parfois…), Philippe Herbet nous propose ces portraits en les disposant dans l’épaisseur d’un espace-temps distendu, mais stable pourtant, si bien que, pour un œil peu exercé comme le mien, certaines de ces photos pourraient aussi avoir été prises il y a cinquante ou soixante ans… n’était la nature de leur traitement des couleurs. Davantage, il épingle dans le cadre de ses images une sarabande de jeunes filles en fleur (parfois littéralement…) qui, si elles ne se connaissent sans doute pas, n’en partagent pas moins un ensemble de traits communs en vertu desquels cette galerie de portrait prend des allures de bouquet.
Documenter la mémoire tangible d’une fiction
Par les vertus du cinéma, notamment, bien des personnages de fiction ont pu se voir dotés d’un visage (ainsi que d’un timbre de voix), non sans déception parfois chez des lecteurs qui se les étaient imaginés tout autrement. La démarche de Philippe Herbet est d’un autre ordre. À travers elle, il étoffe la palette de la culture visuelle de la littérature en lui donnant un rôle de matrice de lecture d’un réel : celles de photographies à la fois documentaires (elles témoignent d’un réel) et poétiques (elles sont soigneusement composées), qui sous nos yeux donnent corps et consistance à des créatures issues de l’imagination d’un écrivain, et de la quête d’un photographe qui se fait en quelque sorte son interprète.
Toutefois, en dépit des pages ouvertes des livres qu’il propose aux visiteurs de son exposition, Herbet ne cherche pas à identifier les modèles de ses portraits à telle ou telle héroïne de tel ou tel roman de l’auteur sous le signe duquel il a placé son projet. Privilégiant plutôt une relation plus diffuse, il nous propose de mesurer la façon dont une matrice fictionnelle a pu, à ses yeux, générer toute une panoplie de jeunes femmes dans une partie du monde slave d’aujourd’hui. Reste une question : située dans un environnement culturel particulier, qui a les faveurs de Philippe Herbet depuis un certain nombre d’année, la démarche est-elle appelée à se décliner avec d’autres écrivains et sous d’autre cieux que ceux de la Russie ?
David Martens (KU Leuven, MDRN & RIMELL)
Pour citer cet article:
David Martens, « Une exposition de photographies inspirée par la littérature. Philippe Herbet, Ivan Tourgueniev et les avatars de ses héroïnes », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Dec 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/une-exposition-de-photographies-inspiree-par-la-litterature-philippe-herbet-ivan-tourgueniev/, page consultée le 12/12/2024.