Carnet de visites

Une certaine ironie à la Flaubert (Rouen)

Musée Flaubert et d’histoire de la médecine Commissaire(s): Jean-Baptiste Chantoiseau, Sophie Demoy-Derotte

 

Flaubert, corps et âme, du 28 octobre 2022 au 21 mai 2023 au musée Flaubert et d’Histoire de la médecine (Rouen).

 

Première exposition du Pôle littéraire, qui a rejoint la RMM (Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie) comptant désormais 11 musées dont 4 littéraires (deux consacrés à Corneille et deux à Flaubert), Flaubert, corps et âme fait preuve d’un sens de la transversalité, en cohérence avec un des 4 axes prioritaires de la RMM. Cette pluridisciplinarité croise des collections du museum (le Pôle Beauvoisine), d’arts, de médecine et de littérature en parfaite cohérence avec l’univers romanesque de l’écrivain du XIXe siècle.

Le propos général annoncé pourrait sembler manichéen, entre souffrance (la maladie) et érotisme (le désir), sur un vieil air opposant thanatos et éros, mais de fait les deux catégories s’avèrent poreuses, et surtout elles sont évoquées au prisme du corps de Flaubert traversé par ces troubles, façon d’exposer aussi son œuvre à travers le thème du corps.

 

Parcours muséographique

Le parcours s’inscrit dans la thématique du Temps des collections, Corps à corps, décliné dans 5 musées rouennais dont le musée Flaubert et d’Histoire de la médecine. Les sections de l’exposition, vite identifiables par leur couleur – mauve, kaki, rouge puis vert –, s’appuient chacune sur un texte privilégié, à renfort de citations : Bouvard et Pécuchet, Madame Bovary, la correspondance et Un cœur simple, et enfin La Tentation de Saint Antoine. L’absence de Salammbô n’étonne pas au vu de l’exposition conduite ces dernières années, entre Rouen, Paris et Tunis. Le graphisme (Fabrique de Signes) décline des pictogrammes et symboles à l’humour trempé : du scalpel croisant le fer avec une plume au saint Antoine à tête de Flaubert… Ou comment tirer parti de la double vocation atypique de ce lieu culturel : être un musée de sciences et de littérature.

La première section, en deux salles, évoque un corps médical et médicalisé – entre leçon d’anatomie, cires anatomiques écorchés, collection de minéraux – autant que la famille de Flaubert. Elle brouille les pistes chronologiques de l’œuvre, en commençant par le dernier texte écrit par l’écrivain. On le sait, le père médecin de l’auteur était chirurgien-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, d’où la familiarité avec la mort, avec les séances de dissection conduites par le père et observées depuis une fenêtre sur cour de cette maison natale. La médecine est ici affaire de collections, déposées depuis 1947 en ce lieu, mais surtout de vécu par le fils qui, à renfort de documentation, relata une opération d’un pied-bot par un piètre médecin, Charles Bovary, le mari provincial d’Emma Bovary.

Le jeu des citations empruntées à Bouvard et Pécuchet, personnages moqués par leur auteur, est aussi pertinent qu’impertinent. Elles sont présentées écrites en noir sur un cartel avant les indications écrites en rouge des sources et techniques concernant les objets de la collection. Une des citations de Bouvard et Pécuchet insiste sur le geste du collectionneur, sur une archéologie du geste muséal.

Ces deux salles sont des antichambres, deux petites pièces aux collections permanentes. Le seuil est travaillé par la projection d’une citation au sol dès l’entrée et le texte de salle titre sur la porte. Cette citation projetée permet de rattacher le cabinet de curiosités du musée au Muséum que parcourent les deux personnages de Flaubert. Les sections suivantes sont toutes réunies dans une grande salle compartimentée par des kakemonos de couleurs.

La seconde section traite du « Grand corps malade » de l’écrivain ayant souffert d’épilepsie et de syphilis et évoque le suicide à l’arsenic d’Emma Bovary. Le tableau (La mort de Madame Bovary d’Albert Fourié, reproduction, dont l’original est au musée des Beaux-Arts) reste délicat : il représente la veillée mortuaire d’Emma plutôt que les convulsions de son agonie. Mais l’humour n’est pas bien loin, à charge de l’art contemporain, avec la présentation de L’estomac d’Emma Bovary (2009), don de l’artiste Zaven Paré, roboticien fasciné par le corps prothétique et la thermodynamie du corps. Comme le visiteur voit par transparence un livre, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, resté sur l’estomac, cet organe en résine signifie bien l’indigestion littéraire d’Emma, intoxiquée de lectures romantiques qui vont nourrir son bovarysme. Cette œuvre fonctionne bien en écho à une illustration dans un imprimé d’après une caricature d’Achille Lemot (1869), Flaubert y faisant l’autopsie d’Emma Bovary, brandissant au bout d’un couteau ce qui pourrait être le cœur d’Emma.

Mais le brouillage des repères par couleur commence : le verso des panneaux kaki présentant des citations suspendues au plafond est rouge, couleur qui est aussi celle de la dernière section dévolue à l’animalité. Le rapport sémantique entre rouge et thématique en est donc moins lisible. Le verso du grand kakemono central (celui sur le « Grand corps malade ») aurait pu être pensé en présentant un visuel par exemple ou un à plat de couleur correspondant à la séquence. Si le code couleur n’est pas tenu, le fil rouge de l’ironie, du léger décalage (et du recours à des citations en ce sens) est, quant à lui, tenu de bout en bout, efficace. Les citations dès le seuil dans la salle 1 au sol puis dans les vitrines se démultiplient à foison sur les kakemonos, les cartels et un mobile de citations suspendu dans la grande salle au-dessus d’un des quatre gestes scénographiques forts de l’agence Muséscène : un lit de six places devenu socle de vitrines qui entourent un corps sous le drap, linceul remonté sur le visage. L’absence de ce visage non loin du masque mortuaire de Flaubert n’en est que plus forte. La famille Flaubert avait coutume de garder traces de ses morts, en faisant réaliser masques ou bustes. Le mort, lui, reste anonyme, évocation possible du corps de Flaubert ou d’Emma.

La troisième section traite de l’animalité, du corps mystique et amoureux. Au centre, sous vitrine carrée, aux côtés de lièvre, phoque et cheval taxidermisés, deux perroquets sont un clin d’œil à Loulou, le perroquet de la nouvelle « Un cœur simple », dont est amoureuse le personnage de Félicité. Les avertis sauront que le fait d’avoir mis deux perroquets est un clin d’œil au livre de Julian Barnes, qui relate l’enquête pour retrouver le perroquet taxidermisé qui servit de modèle à Flaubert. Le parcours progresse vers une réflexion existentielle au-delà d’une séparation entre Thanatos – masques mortuaires, taxidermie, linceul – et Éros – désir et animalité. Pulsions, troubles, tentations viennent nuancer le propos. Fort d’un bestiaire à l’œuvre, le choix curatorial est de s’appuyer sur les illustrations d’Odilon Redon pour exprimer la veine fantastique du livre que Flaubert écrit : La Tentation de Flaubert. Et le musée présente rien moins qu’une des premières éditions illustrées. La pratique avérée consiste à exposer le livre illustré ou une BD afin de rendre plus attractif un ouvrage grâce au visuel, le visible vient ainsi au secours du lisible, parfois fastidieux dans une exposition littéraire. Elle sert aussi la valorisation des collections : six dessins du peintre sont présentés sur les 22 récentes acquisitions (2021).

Le mot de la fin est celui de la tentation, section venant instiller le trouble, comme nos fantasmes, rêves transports le font ! Au-dessous de la vitrine du bestiaire – taxidermies d’animaux rencontrés dans l’œuvre –, est suspendu un mobile empruntant son iconographie fantastique à Jan Verbeeck (1520-1570). Ce second geste scénographique présente ainsi des créatures hybrides fantastiques en écho au texte cité : « des têtes d’alligator sur des pieds de chevreuil, des hiboux à queue de serpent […] ».

Parmi les difficultés rencontrées par les concepteurs, il en est une inhérente à l’exiguïté de certaines pièces et le musée ne dispose pas de salle vide dédiée aux expositions temporaires. Le manque d’espace a pour conséquence une superposition des discours. L’espace est de fait bien occupé, les deux dispositifs pour enfants (miroirs pour se prendre en photo et salon de lecture) répondent à une volonté inclusive mais il s’ensuit qu’une des trois douches sonores est placée au-dessus du salon de lecture, faisant entendre une série de citations. C’est toute la difficulté d’une exposition temporaire au sein du permanent ; le kakemono sur La salle de billard aurait-il pu être décroché, afin d’éviter de superposer encore un niveau de lecture pour une contextualisation qui n’apporte rien à l’exposition temporaire ? Ces deux réserves sont bien mineures en regard du défi relevé sur un sujet rendu alerte.

 

Droit de citer et humour

L’habileté à s’appuyer sur des citations fort à propos se poursuit jusqu’au préambule du texte paru dans le catalogue, signé de Jean-Baptiste Chantoiseau, conservateur du musée, et de Sophie Demoy-Derotte, chargée des collections : « [J]e ne sais (et personne ne sait) ce que veulent dire ces deux mots : âme et corps, où l’une finit, où l’autre commence » (Lettre de Flaubert). Soulignons que le musée Flaubert et d’Histoire de la Médecine a une familiarité avec une pratique citationnelle, depuis 2007, avec l’intervention du duo d’artistes Alain Sonneville et Pierre-Claude De Castro, invités pour l’exposition Appendices au musée des Beaux-Arts de Rouen, titre polysémique renvoyant aux appendices du corps humain et aux ajouts à un ouvrage, par l’auteur. Le duo a semé des citations du Dictionnaire des Idées reçues de Flaubert dans le parcours d’exposition permanente, dans les vitrines, sur les plinthes ou marches d’escalier.

Si nous insistons sur la place de l’humour, c’est que force est de constater son absence dès qu’il s’agit d’exposition littéraire, à l’exception de trois propositions qui misent aussi sur le rapport littérature et sciences : au museum de Tours (2019-2020), à la Cité des sciences de Paris (2018) et au museum de Neuchatel (2005), trois musées de sciences et non de littérature. Au museum de Tours, Un animal, des animots, De la littérature aux sciences naturelles proposait un voyage dans la littérature animalière, avec pour préambule un recueil d’histoires signé Honoré de Balzac, Scènes de la vie privée et publique des animaux, dont Tours célébrait le 220e anniversaire de sa naissance. De grandes peintures, soumises à des jeux d’éclairage très XIXe siècle, font revivre des passages emblématiques d’œuvres littéraires, Les fables de Jean de la Fontaine ou Le Livre de la jungle de Kipling, en passant par Vingt milieux sous les mers de Jules Verne et La Ferme des animaux d’Orwell à travers des dioramas réalisés grâce à des spécimens naturalisés, des reproductions d’illustrations d’époque et des extraits de textes. Les liens de la littérature et des sciences à la Cité des Sciences, dans Il était une fois, la science dans dix contes, invitait le visiteur à découvrir la physique, la chimie, les mathématiques, la géologie, la biologie et les sciences sociales qui se cachent dans Les Trois Petits cochons, Les Aventures de Pinocchio, Le Petit Chaperon rouge ou Alice au pays des merveilles !  10 livres agrandis à grande échelle pour poser des questions : laquelle des pantoufles présentées est vraiment en cristal ?  La brique est-elle plus forte que le bois et le bois plus fort que la paille ? Pourquoi associons-nous le rouge au danger ? Comment fabrique-t-on le chocolat et pourquoi est-il aussi addictif ? Combien de saveurs notre langue peut-elle détecter et comment fonctionne le goût ? Un code à 3 chiffres est-il plus sûr qu’un code à 2 chiffres ? etc. Et enfin Petit coq à l’âne à Neuchâtel l’exposition célèbre les animaux et la langue en inventant la zoolinguistique ! Musée féru d’humour pour toutes ses expositions temporaires.

L’exposition est habile en ces temps d’exposition soit sur un auteur, soit sur œuvre, avec parfois un focus sur un personnage : elle tient ces trois possibles sans jamais être une exposition limitée à la biographie ou au texte. Il n’y a d’ailleurs pas de manuscrit ingrat à la lecture exposé sous vitrine mais des illustrations, comme nous le disions, non sans ironie quand on sait combien Flaubert réprouvait ce geste qu’il a interdit sur son œuvre de son vivant. C’est une exposition dans l’esprit d’une écriture, d’un style ! La volonté de ne pas s’enfermer dans une célébration fétichiste est manifeste, elle stimule une autre présentation du masque funéraire, moins totem, qu’auxiliaire d’un lit scénographié avec humour ! Le conservateur relève le défi qu’il s’est lancé : comment transformer un musée des illustres en maison littéraire ? Et plus encore en centre d’interprétation littéraire.

Pour finir, n’oublions pas le troisième geste scénographique : un petit pas de côté qui désacralise l’œuvre en la recadrant, décadrant, d’un contexte XIXe à son lecteur du XXIe, par une installation dans l’escalier qui joue des encadrements, met du jeu dans les cadres y plaçant tant un portrait qu’un livre. Quoi de plus jouissif que d’éviter le livre sous vitrine, de le proposer dans un cadre ! Nul doute que ce geste artistique, tout comme les citations du duo invité en 2007 pour une expo temporaire, deviendra un élément scénographique permanent. Une autre façon de travailler le lien difficile entre exposition temporaire et permanente dans un musée littéraire.

Isabelle Roussel-Gillet
Université d’Artois Master expographie-muséographie d’Arras

 

Commissariat: Jean-Baptiste Chantoiseau et Sophie Demoy-Derotte
Catalogue : Jean-Baptiste Chantoiseau et Sophie Demoy-Derotte, Le Temps des Collections, t. 10, Silvana Editoriale, 2022.
A lire aussi : Isabelle Roussel-Gillet, « Les citations littéraires dans les expositions : usages et effets », Lettre de l’OCIM, juillet-octobre 2022, pp. 88-91.
A voir : https://www.musees-normandie.fr/musees-normandie/musee-flaubert-et-d-histoire-de-la-medecine; https://www.rts.ch/play/tv/sang-dencre/video/saute-du-coq-a-lane-a-neuchatel?id=432760 ; http://www.cite-sciences.fr/fr/au-programme/expos-temporaires/il-etait-une-fois-la-science-dans-les-contes/.

Pour citer cet article:

Isabelle Roussel-Gillet, « Une certaine ironie à la Flaubert (Rouen) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/une-certaine-ironie-a-la-flaubert-rouen/, page consultée le 25/04/2024.