Carnet de visites

Pierre Loti et l’Agonie de l’Euskal Herria

Musée Basque et de l’Histoire de Bayonne (France) Commissaire(s): Jean-Louis Marcot, Jacques Bettesti

 

L’exposition actuellement proposée par le Musée Basque de Bayonne sur Pierre Loti est intéressante à plus d’un titre, notamment parce qu’elle illustre parfaitement la diversité des appropriations dont peuvent faire l’objet un écrivain et son œuvre une fois ces deux entités reconnues comme relevant du “patrimoine littéraire”. Cette exposition appartient en effet à la catégorie des textes médiatiques qui font exister l’objet patrimonial dans l’espace public et qui se déclinent selon toute une série de mises en écriture et de réécritures qui reprennent et transforment la littérature. De fait, si cette exposition s’inscrit dans la continuité des commémorations locales centrées sur l’œuvre et la figure de Pierre Loti ayant émaillé l’année 2023, elle propose de découvrir un pan de la vie de l’écrivain voyageur auparavant essentiellement connu par les spécialistes de son œuvre et récemment révélé par un ouvrage rédigé par Jean-Louis Marçot (co-commissaire de l’exposition et président de l’association Les Amis de Pierre Loti à Hendaye et au Pays Basque), publié aux éditions Cairn sous le titre Pierre Loti et le Pays Basque.

Une exposition “document” qui confronte des textes et des objets aux statuts multiples

L’exposition est de taille modeste puisqu’elle se déploie au sein d’une seule salle, au cœur des espaces muséographiques dédiés à l’histoire de Bayonne et du Pays Basque de ce musée ethnographique et historique fêtant ses 100 ans en 2024. Elle est d’ailleurs qualifiée d’exposition “dossier” par les équipes du musée lorsque le public s’acquitte de son billet d’entrée. Malgré cette taille modeste, qui permet d’embrasser en un seul regard l’entièreté de “l’aire” où se déroule la “représentation” proposée (pour reprendre les termes de Jean Davallon), cinq panneaux structurent l’espace et donc les propos des commissaires d’exposition :

  • Pierre Loti et l’agonie de l’Euskal Herria, premier panneau qui reprend le nom de l’exposition et donne le ton de celle-ci, puisque les explications reviennent sur “le cri d’alarme” publié le 20 mars 1908 par l’écrivain en une du Figaro, où celui-ci dénonce les aménagements urbanistiques qui défigurent alors le Pays Basque.
  • Loti Mondain et féérique, second panneau de l’exposition, évoque quant à lui le côté fantasque du personnage connu pour son goût des mondanités comme des fêtes déguisées, en rappelant les têtes couronnées qu’il aime à fréquenter et en recourant à des extraits de ses œuvres autobiographiques.
  • Loti au Pays Basque est un panneau plus petit, qui revient sur la découverte par l’officier de marine du Pays Basque ; la dimension authentique de ce territoire le séduit et il s’attache à découvrir ses paysages, son peuple et ses traditions pendant les longues années durant lesquelles il reviendra régulièrement à Hendaye.
  • Chronique d’un combat perdu est un panneau au discours plus historique puisque celui-ci relate les différentes phases d’aménagement touristiques que connaît alors la côte basque, désormais accessible en train ; plusieurs chroniques de Loti permettent de suivre, en ce tournant du siècle, les bouleversements urbanistiques et paysagers qui transforment ce territoire en lieu de villégiature de moins en moins “authentique”.
  • Le combat d’un homme révolté, enfin, témoigne de l’engagement journalistique de l’écrivain voyageur en évoquant ses différents textes publiés au sein du Figaro ou du quotidien Gil-Blas sur des questions d’actualité, tout aussi (le Tonkin, la Turquie), que plus locales comme celles relatées ici, bouclant ainsi la boucle de l’exposition.

 

En regard de ces panneaux, l’exposition appuie son discours sur différents supports et objets dont la diversité atteste encore une fois de la multiplicité des lectures possibles d’une œuvre et de son créateur. Ainsi, les deux premiers panneaux accompagnent l’observation de documents iconographiques et administratifs permettant de suivre la construction du complexe monumental et touristique que représente au tout début du XXe siècle l’opération immobilière nommée Hendaye-Plage, tandis qu’une grande frise chronologique mise en scène à hauteur de vue d’un adulte déploie les dates clés de la vie de Pierre Loti au Pays Basque (figure 1). Ces éléments biographiques sont mis en regard des transformations (urbanistiques et paysagères) que l’écrivain observe depuis sa demeure hendayaise et dont il rend compte dans diverses publications journalistiques mais qui suscitent aussi parfois la moquerie de ses contemporains comme le rappellent les commissaires de l’exposition en puisant dans les périodiques accessibles en ligne sur Gallica à l’image de cet article de Raoul Aubry intitulé LE BURNOUS BLANC DE M. LOTI dans lequel celui-ci ironise sur le retour médiatisé de l’officier de Marine dans la ville d’Hendaye. Sous cette frise chronologique une vitrine donne à voir des objets patrimoniaux et notamment plusieurs premières éditions illustrées du roman Ramuntcho (1897) ainsi qu’un livret datant de son adaptation en pièce de théâtre (1908). À ces témoins authentiques répond une reconstitution libre autour de la figure de Pierre Loti habillé en basque qui combine des objets spécifiquement liés à Pierre Loti (un buste en terre cuite réalisé par l’artiste Georges-Clément de Swiecinski et son makila offert par son fils au Musée en 1947), des objets patrimoniaux appartenant aux collections ethnographiques de l’établissement (un béret et une pala), ainsi qu’une reproduction en grand format d’une photographie de l’auteur (figure 2).

 

Peu de textes littéraires sont convoqués dans cette exposition qui fait la part belle aux documents plus intimes qui témoignent de l’affection de Pierre Loti pour cette contrée : photographies et correspondances personnelles sont comme autant de traces de cet attachement. De fait, les objets réunis sont essentiellement de deux natures : d’une part des expôts authentiques (photographies anciennes, ouvrages précieux, manuscrits et correspondances, tableaux, etc.)  mais aussi des collections patrimoniales de la ville de Rochefort et de prêts privés, et d’autre part des fac-similés créés pour agir comme des supports de médiation guidant l’interprétation des visiteurs en lien avec la lecture des textes des panneaux. Ainsi en est-il de la reconstitution de la silhouette de l’auteur évoquée ci-dessus, mais aussi d’une reproduction en grand format d’une photographie de Pierre Loti, à demi-nu en posture d’athlète, dont l’accrochage en miroir du tableau monumental de l’impératrice Eugénie – qui n’est pas étrangère à l’engouement des élites pour la petite ville de Biarritz à la fin du XIXe siècle – ne manque pas d’ironie (figure 3). Rentre également dans cette catégorie la présentation d’une reproduction de l’article qui donne son titre à l’exposition et qui est aujourd’hui conservé par la BnF (figure 4). La consultation du substitut numérique de cet article sur Gallica permettra d’ailleurs de constater que Loti use alors d’une sorte de francisation de l’Euskara que le Musée Basque rétablit dans sa syntaxe correcte.

 

 

Une stratégie communicationnelle : la mise en débat dans l’espace public d’enjeux contemporains

Pour conclure ce rapide compte rendu de visite, je me permettrai de faire un lien avec un précédent texte au sujet d’une exposition montée en 2020 par la bibliothèque Mériadeck de Bordeaux sur l’écrivain François Mauriac sous le titre Écrire, c’est agir !. Mes observations m’avaient alors permis de relever combien la numérisation récente d’un corpus de presse par une équipe de chercheurs de l’Université Bordeaux Montaigne avait entraîné un renouvellement du regard porté par les experts en charge de la conservation de ses fonds archivistiques en dépassant l’approche littéraire pour souligner par exemple les engagements politiques ou écologiques (même si le terme paraît quelque peu anachronique) de l’auteur.

On retrouve sans aucun doute cette volonté chez les commissaires de cette exposition consacrée à Pierre Loti et à son lien avec le Pays Basque. Les objets sélectionnés et les dispositifs de médiation proposés (panneaux, fac-similés, frise chronologique, livret de visite, etc.), rapidement présentés ci-dessus, construisent en effet un discours aux accents ô combien actuels. En rappelant les cris d’alarme lancés il y a plus d’un siècle par Pierre Loti sur la conservation du littoral et de ses constructions traditionnelles ou la protection des montagnes pyrénéennes, il s’agit de rappeler l’actualité de ces sujets aux habitants d’un territoire soumis tout autant au sur-tourisme qu’à une promotion immobilière débridée que les pouvoirs publics tentent d’endiguer… tout en misant sur l’attractivité du territoire. À l’image finalement, d’un Pierre Loti contribuant à faire connaître via ses écrits sa vision d’un Pays Basque authentique et fantasmé que ses succès littéraires participent à valoriser mais aussi sans aucun doute à faire disparaître en attirant les regards d’une population aisée sur celui-ci…

Jessica de Bideran

Université Bordeaux Montaigne

 

Pour aller plus loin :

On pourra consulter cette présentation de l’exposition sur le site de France Info.


Pour citer cet article:

Jessica de Bideran, « Pierre Loti et l’Agonie de l’Euskal Herria », dans L'Exporateur. Carnet de visites, May 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/pierre-loti-et-lagonie-de-leuskal-herria/, page consultée le 04/05/2024.