Carnet de visites

09/06/2022

Dotremont, peintre de l’écriture

Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (Bruxelles) Commissaire(s): Laurence Boudart, Florence Huybrechts, Michel Draguet, Inga Rossi-Schrimpf

 

L’exposition monographique Dotremont, peintre de l’écriture est un hommage à l’artiste-poète belge Christian Dotremont (1922-1979), aussi connu comme le co-fondateur du mouvement Cobra. À l’occasion du centenaire de la naissance de Dotremont, Les Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) et les Archives et Musée de la littérature (AML) se sont associés en 2022 pour revisiter l’invention majeure de l’œuvre dotremontienne : le logogramme. Quoique Bruxelles ait déjà pu accueillir de nombreuses expositions autour de sa figure et de son œuvre, dont une récemment en 2019, intitulée Dotremont et les surréalistes : une jeunesse en guerre au Musée Belvue, le présent parcours ne se focalise pas sur une période de la vie et de l’œuvre de l’artiste, mais sur un aspect particulier de son travail, probablement le plus notoire. Elle est en outre d’une envergure hors du commun. Avec une surface de plusieurs centaines de mètres carrés et une grande richesse d’archives, cette exposition commémorative fait date dans l’histoire des expositions sur les logogrammes.

Après avoir navigué à travers un labyrinthe d’escaliers et de halls, le visiteur commence sa visite en s’engageant dans une suite de cabinets blancs et minimalistes. D’emblée, il est invité à découvrir l’univers du logogramme : à première vue, on croit voir une création plastique, mais en fait il s’agit d’une écriture censément spontanée, une forme d’hybridation du verbe et de la peinture. Sous la main de Christian Dotremont, les mots se transforment en effet en poèmes graphiques, résultat d’un métissage entre poésie et peinture, parfois qualifiés de poésure, ou de peintrie. Les commissaires de l’exposition, d’une part, Laurence Boudart et Florence Huybrechts des AML et, d’autre part, Michel Draguet et Inga Rossi-Schrimpf des MRBAB, ont précieusement sélectionné quelques logogrammes monochromes de grand format, très représentatifs du style dotremontien des années 1970, avec cette particularité qu’ils suscitent une métaréflexion sur les principes qui gouvernent cette pratique artistique. Par ailleurs, six citations poétiques, tirées directement de l’œuvre de Dotremont, servent de chapeaux à autant de salles et constituent des clés de lecture pour comprendre le procédé de logogrammation. La première salle d’exposition expose les germes du logogramme, à savoir le manuscrit Le Train mongol (1950). Vu en transparence et de gauche à droite, ses propres gribouillis dévoilent à Dotremont une écriture tout à fait neuve, ce qui l’amènera douze ans plus tard à inventer le logogramme. Le long de ces six logettes, une frise chronologique parcourt le hall, évoquant les moments clés de la vie de Christian Dotremont. Éclairant sa carrière aux néophytes – et le seul élément biographique à proprement parler dans cette exposition, cette frise atteste également de l’apport du surréalisme révolutionnaire à son œuvre, ainsi que ses efforts incessants pour le développement et la reconnaissance du mouvement Cobra.

Après avoir traversé une vaste salle déployant toute une série de logogrammes, issus de la collection privée de Pierre et Micky Alechinsky, le visiteur pénètre dans la troisième – et dernière – partie de l’exposition et est projeté dans un autre univers, doté d’une palette de couleurs plus foncées et intimistes, parsemées de quelques notes de bleu. Quoique la scénographie semble basculer tout d’un coup d’un white space à une galerie spectaculaire, jouant avec les ombres et les lumières reflétées par le sol luisant, l’esthétique des salles garde tout de même une unité à travers toute l’exposition. En guise d’introduction, un bref texte de présentation annonce le choix des commissaires d’aborder l’œuvre dotremontienne à travers différentes veines thématiques, comme l’amour infini pour Gloria, la tuberculose ou encore les collaborations avec différents artistes Cobra.

Délaissant clairement la démarche chronologique, cette dernière partie ouvre la voie à de multiples perspectives – plutôt rafraichissantes – sur la vie et l’œuvre de Christian Dotremont. Commence alors une déambulation à travers une douzaine de salles, de tailles différentes, avec un éventail d’objets plus diversifiés, parmi lesquels on retrouvera notamment des manuscrits ou des documents personnels, ainsi que des logogrammes avec une plus grande variation formelle, tant sur le plan matériel qu’esthétique. Quelques valises suspendues dans le vide, une grande reproduction de la carte géographique de ‘Louverick’, ville imaginée par Dotremont même et l’évocation subtile de son atelier de travail évincent le risque d’un accrochage trop impersonnel ou esthétique. Cette exploration est ponctuée de citations, tout comme dans la première partie, servant tantôt de chapeaux aux différentes salles d’exposition ou apportant une touche poétique à l’ensemble. Peut-être serait-il judicieux d’avertir le visiteur (trop) enthousiaste : il s’agira de bien ménager son attention à travers cette vaste partie, car en théorie, la lecture de l’ensemble des textes prendrait trois heures. D’ailleurs, pour celles et ceux désireux·euses d’informations plus fournies, et pour qui l’absence de signalétique dans la salle pourrait faire obstacle, le guide du visiteur trilingue permet de se repérer dans l’espace grâce à un petit plan et d’approfondir les thématiques proposées plus en détail.

Pour une plongée plus poussée dans l’univers de création de Christian Dotremont, le visiteur curieux pouvait s’inscrire à diverses visites guidées – non seulement en français, mais également en néerlandais et en langue de signes, ainsi que se procurer le catalogue d’exposition, qui reprend le fil conducteur de l’exposition physique. Le catalogue, disponible en français, néerlandais et anglais, propose une plongée plus profonde dans les écrits personnels de Dotremont, parfois inédits, au cœur desquels la réflexion sur sa propre pratique esthétique se trouve. Une journée d’étude, qui a eu lieu le 5 mai, offrait des nouvelles pistes de recherche autour de l’œuvre de Dotremont, avec une rencontre de chercheurs venus de tous horizons.

En termes d’activités de médiation autour de l’exposition, il convient également de mentionner les deux centres d’expérimentation créative insérés dans le parcours, créés par Géraldine Barbery. Le premier, situé entre la première partie et celle autour de la collection d’Alechinsky, se présente comme un dispositif interactif, constitué de trois tables de travail, équipées de tablettes à écrire et de stylos avec de l’encre éphémère. Ainsi, l’exposition permet aux visiteurs de se glisser dans la peau de Dotremont le temps d’une visite, en appliquant les procédés conduisant aux logogrammes qu’il vient de voir. Les visiteurs, de tous âges, sont invités à dessiner, tracer, griffonner leur propre logogramme, qui disparait après quelques instants, grâce à l’encre éphémère utilisée. Un laboratoire créatif, intitulé Logolab, constitue le deuxième pôle interactif de la médiation. Entièrement conçu pour les enfants et les écoliers, ce laboratoire permet à des médiateur·trices d’expérimenter avec les plus jeunes sur des supports variés et fantaisistes, sur les traces de Logolus, double fictif de Christian Dotremont. Lors d’un Special Day aux Musées royaux, diverses activités pour le grand public étaient proposées : séance de tatouages poético-éphémères, lectures-performances, workshops animés et une création graphique « live » avec l’artiste PAROLE et les étudiants du 75, dont le résultat final peut désormais être découvert pendant la visite.

Certes, l’inscription de cette grande rétrospective dans un haut lieu des arts plastiques ne facilite pas la tâche des AML à valoriser Dotremont en tant que poète. Une petite polémique, causée par l’absence de la retranscription du logogramme sur l’affiche de l’exposition démontre que le geste d’exposer n’est pas neutre, notamment lorsqu’il concerne des œuvres à la croisée des arts graphiques et plastiques. De même, le texte introductif de l’exposition présente clairement Dotremont comme étant un plasticien : « Artiste majeur de la seconde moitié du XXe siècle, cofondateur du mouvement CoBrA, le Belge Christian Dotremont (1922-1979) fut l’un des premiers à élever l’écriture au rang d’art plastique. Novateur, il invente les ‘logogrammes’, véritables poèmes graphiques, tracés au pinceau avec une fabuleuse spontanéité ». En termes d’iconographie, remarquons ensuite que la grande majorité des images représente Dotremont dans son atelier « Pluie de roses », debout, travaillant des grands formats. Autrement dit, le pinceau a complètement évincé la machine à écrire.

Comment pointer vers l’aspect littéraire alors ? Tout d’abord, grâce à une sélection précieuse, équilibrée et réfléchie des logogrammes et un accrochage à la fois esthétisant et agréable à la lecture. En effet, le logogramme – objet syncrétique par nature – se présente ici comme un vrai régal pour les yeux, ainsi qu’une invitation à la découverte l’œuvre poétique de Dotremont. Deuxièmement, des touches littéraires ont été éparpillées à travers les salles d’expositions pour nourrir cette veine poétique et les vitrines, quoique quasi absorbées par le fond gris, apportent également des contenus littéraires.

En somme, tous ces éléments muséaux concourent à façonner une image du poète-peintre, ambivalence que par ailleurs Dotremont cultivait lui-même. Comme le sous-titre « Peintre de l’écriture » l’évoque, cette exposition, entreprise portraiturale par excellence, essaie de traduire cette hybridité dans l’espace muséal.

Camille Van Vyve

Aspirante F.R.S.-FNRS

 


Pour citer cet article:

Camille Van Vyve, « Dotremont, peintre de l’écriture », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Jun 2022.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/dotremont-peintre-de-lecriture/, page consultée le 23/04/2024.