Carnet de visites
Dotremont et les surréalistes. Une jeunesse en guerre (1940-1948)
BELvue Museum Commissaire(s): Marie GodetLe musée BELvue a accueilli du 26 novembre 2019 au 9 février 2020 une exposition dédiée à Christian Dotremont (1922-1979), un des fondateurs du mouvement artistique d’après-guerre CoBrA. Composée de trois salles, cette exposition se concentre sur une décennie de la vie de Dotremont, dont les premières activités artistiques ont été contemporaines de l’éclatement de la seconde guerre mondiale, et montre comment ses rapports, parfois tumultueux, avec les surréalistes belges ont influencé sa création après la guerre.
« De la neige pour remonter le temps » : les débuts
Dans son activité d’écrivain, Christian Dotremont est avant tout connu pour ses logogrammes. La première salle incite ainsi le visiteur à se familiariser avec l’auteur en mettant en exergue les œuvres qui ont fondé sa réputation. Les logogrammes, réalisés majoritairement à l’encre de Chine, sont des poèmes dont les mots forment simultanément des images, inspirées par des traces dans la neige que Dotremont a repérées lors de ses voyages en Laponie. On remonte donc jusqu’aux premières inspirations du poète : les clichés montrant Dotremont en Laponie sont accompagnés de logogrammes dont l’évolution vers des formats plus grands et des formes plus complexes est visible au long de l’espace, notamment grâce à un dispositif central au sein duquel les poèmes sont reproduits sur les murs en tissu disposés en carré au centre de la pièce et permettent une immersion dans cette forme de poésie visuelle.
Si les premières contributions de Dotremont au paysage littéraire de son temps, encore peu marquées par les avant-gardes, sont ici montrées par le biais de revues qui ont publié ses textes, c’est surtout l’entrée du poète dans le groupe surréaliste qui est documentée dans cette salle. Les sociabilités littéraires en 1940 s’illustrent ici par des photographies, dont on retient surtout un portrait de Dotremont par Raoul Ubac, mais aussi des photos du groupe, dont Dotremont devait assurer la relève pour une nouvelle génération. Des revues comme L’Invention collective, fondée en 1940, témoignent simultanément d’une envie d’action commune face à la guerre, qui réduit considérablement les moyens d’expression du groupe surréaliste bruxellois.
Réseaux internationaux
La seconde salle montre l’étendue des relations et les différents engagements des surréalistes en temps de guerre, notamment entre le groupe du Hainaut et le groupe parisien. En 1941, Dotremont effectue à Paris le premier d’une série de séjours dans la capitale française. Alors que plusieurs membres fondateurs du mouvement sont en exil, une nouvelle génération crée le groupe « La Main à plume », auquel Dotrement a pleinement participé et qui marque la naissance d’un surréalisme de « ceux qui restent ». Des extraits de correspondance entre le poète et des membres de groupes surréalistes français, tels que Paul Éluard, ou belges, tels que Paul Colinet, situent Dotremont au sein d’un vaste réseau international.
Des publications collectives, dont certains textes rédigés par des contributeurs d’origine juive et signés par des pseudonymes, attestent d’une époque de répressions montantes. La réponse surréaliste à la propagande nazie est ici richement exposée sous la forme d’œuvres littéraires et graphiques, dont Oleossoonne ou le moment Spéculatif, poème-affiche composé par Dotremont, mais aussi des coupures de presse et des tracts témoignant de l’implication de l’écrivain dans la promotion du surréalisme par la subversion des codes de la propagande. Un film amateur tourné, mais pas diffusé à l’époque, par René Magritte, Paul Nougé et Robert Cocriamont est le fruit de la continuité clandestine des activités surréalistes pendant l’Occupation et propose une critique discrète des artistes face aux violences de leur temps.
Après la guerre : Dotremont et Magritte
La troisième et dernière salle met en scène un conflit au sein du groupe surréaliste bruxellois à l’issue de la guerre, dont un camp est mené par René Magritte, et l’autre par Christian Dotremont. Exclu du surréalisme par Magritte en 1945, Dotremont s’émancipe progressivement du groupe tout en maintenant avec eux une collaboration sporadique. Des pages de correspondance esquissent les tensions qui s’opéraient entre le peintre et le poète, qui se rapproche alors du groupe hennuyer. L’implication de Dotremont dans la cause communiste est également mise en avant par cette partie de l’exposition, qui donne à voir une création engagée sous forme de poèmes, tracts et articles de presse qui documentent la voie politique dont l’écrivain se sert dans un même temps pour construire sa légitimité au sein de la scène artistique de son temps.
Simultanément, en 1945 Magritte met sur pied l’exposition sobrement intitulée Surréalisme. Des œuvres que les surréalistes n’ont pas osées publier sous l’Occupation trouvent enfin leur place dans le catalogue réalisé à cette occasion. Une série de toiles signées par de jeunes peintres tels que Pol Bury ou Pierre Sanders illustrent un renouveau du surréalisme après la guerre. La réception négative de l’exposition, à laquelle Dotremont a pu participer sous pseudonyme, pousse l’écrivain à couper les liens avec le mouvement et à créer son propre courant, bien plus axé sur la politique : le surréalisme-révolutionnaire, auquel adhère notamment Marcel Broodthaers. Les activités des surréalistes-révolutionnaires permettent à Dotremont d’entrer en contact avec Asger Jorn, avec qui il fonde en 1948 le mouvement CoBrA, dont l’esthétique se construit sur une opposition radicale au surréalisme de Magritte. L’exposition se clôt ainsi sur un bonnet lapon faisant face à un chapeau melon, deux couvre-chefs qui traduisent les similitudes dans l’opposition entre ces deux figures proéminentes de l’avant-garde belge, montrant à quel point la force de leurs rapports, soient-ils amicaux ou hostiles, a marqué l’évolution du surréalisme, mais aussi des années CoBrA qui ont suivi.
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Au terme du parcours, cette exposition se révèle être une mine de renseignements sur une période relativement méconnue de la vie de Dotremont. Si un catalogue n’a pas été publié à son issue, un fascicule contenant les titres et descriptions des œuvres exposées est néanmoins disponible au musée. Un audioguide écoutable via un code QR à scanner depuis son smartphone propose par ailleurs deux visites : une pour adultes, et une pour les visiteurs plus jeunes, qui invite des publics variés à découvrir le monde de Dotremont et ses rapports avec les surréalistes.
Marcela Scibiorska
UCLouvain
Pour citer cet article:
Marcela Scibiorska, « Dotremont et les surréalistes. Une jeunesse en guerre (1940-1948) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Nov 2019.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/dotremont-et-les-surrealistes-une-jeunesse-en-guerre-1940-1948/, page consultée le 03/10/2024.