Expositions

27. « Documents », une revue symbole

Exposition référente: La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930

 

Une revue où « la saleté est le propre de l’homme » et la bouche « la proue des animaux », où les Pieds nickelés voisinent avec Eisenstein et l’art étrusque

 

Doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie (1929-1930), Georges Bataille (dir.), n° 1 (avril 1929) et n° 3 (juin 1929), Bibliothèque centrale KU LeuvenDocuments est une revue éphémère (seulement 15 numéros), mais elle est incontournable dans l’histoire des liens entre sciences humaines, littérature et art. Dirigée par Georges Wildenstein, marchand d’art, et surtout Georges Bataille qui en fait sa tribune et son œuvre, Documents pousse la tension de sa double nature, artistique et scientifique, assez loin et fait du terme « document » le symbole d’une synthèse de l’hétérogène : Georges Didi-Huberman explique ainsi que le pluriel du titre montre les interactions entre les différents domaines[1]. Cette « revue agressivement réaliste »[2] a joué en France le rôle de porte-parole du surréalisme dissident à tendance documentaire[3], qui s’oppose parfois violemment à l’idéalisme de Breton. La personnalité de Bataille, auteur d’Histoire de l’œil qui a fait scandale en 1928, est fortement liée à la visée critique de la revue : il s’agit de déconstruire les catégories du savoir et de l’esthétique.

Documents apparaît au moment où le primitivisme est à la mode et où se noue un lien fort entre ethnographie et littérature, mais, contrairement à d’autres revues contemporaines, Documents est attaché à une rigueur scientifique, et les grands ethnologues d’alors y collaborent : Carl Einstein, André Schaeffner, Michel Leiris, Marcel Griaule, Lévi-Strauss et Paul Rivet. Ce dernier et Georges-Henri Rivière seront à l’origine de l’installation des collections du Musée de l’Homme au Palais de Chaillot[4] qui inaugure une nouvelle muséographie. L’opposition entre œuvre d’art et document est au cœur des débats menés dans la revue puisque les ethnologues y mènent une réflexion critique sur la présentation des objets ethnographiques dans le musée, s’opposant à l’esthétisation à valeur mercantile et à la décontextualisation des objets d’art primitif au détriment de leurs utilisations techniques et sociales.

Si le comparatisme est prôné en ethnologie par Rivet, la mise en rapport de réalités différentes et de méthodes analytiques distinctes implique que la revue fonctionne elle-même, dans sa globalité, de cette manière, notamment avec l’usage de la juxtaposition iconographique, le face à face d’images. L’article « Figure humaine »[5] de Bataille joue sur ce phénomène en recyclant des photos de mariage de 1905, de cartes postales de stars anciennes et une planche de portraits. Documents innove en effet par la place donnée à l’iconographie, allant plus loin dans l’intégration de la photographie que Variétés, Bifur ou même Minotaure. La photographie de Boiffard qui accompagne le fameux article « Le gros orteil »[6] dérange par son gros plan, et atteint une puissance émanant du réel, comme les images de Painlevé. La force de l’image, par exemple dans la célèbre série de photographies d’Eli Lotar aux abattoirs de la Villette[7], vient du surgissement de l’hétérogène et du choc provoqué par un informe bien réel.

 

[1] Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 13-14.
[2] Denis Hollier, « La Valeur d’usage de l’impossible », préface à la réimpression de Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. XXI.
[3] James Clifford, The Predicament of Culture. Twentieth-Century Ethnography, Literature, and Art, Cambridge MA and London, Harvard University Press, 1988, p. 129.
[4] Georges-Henri Rivière, « Le musée d’ethnographie du Trocadéro », Documents, n° 1, avril 1929, p. 54 du reprint et Paul Rivet, « L’étude des civilisations matérielles ethnographie, archéologie, préhistoire », Documents, n° 3, juin 1929, p. 132.
[5] Bataille, « Figure humaine », Documents, n° 4, septembre 1929, p. 194-201.
[6] Georges Bataille, « Le gros orteil », Documents, n° 6, novembre 1929.
[7] Documents, n° 6, novembre 1929.

 

Pistes bibliographiques
James Clifford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, Ensba, 1996.
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.
Marie Preston, « Terrains. De la proximité à l’indifférenciation entre document ethnographique et œuvre d’art », dans La Licorne, « Littérature et document autour de 1930. Hétérogénéité et hybridation générique », S. Bonciarelli, A. Reverseau et C. Van den Bergh (dir.),  n° 113, 2014, (à paraître).

 

Marie Preston & Anne Reverseau