Entretiens
Transmission(s). Regards contemporains sur les collections. Entretien avec Dominique Blais, par Nadia Fartas
Musée de La Poste (Paris)Le Musée de La Poste a invité deux artistes, Madame et Dominique Blais, à découvrir ses collections et à produire des œuvres en lien avec l’univers postal. L’exposition Transmission(s). Regards contemporains sur les collections comporte ainsi deux volets. Cet entretien avec Dominique Blais est centré sur la manière dont ce dernier a travaillé avec l’écrit, les documents imprimés, les objets patrimoniaux, les procédés de transmission et sur les relations particulières entre le visuel et le verbal, l’image et le texte, qui en résultent.
Nadia Fartas – L’exposition Transmission(s) présente des œuvres, que vous avez réalisées dans le cadre d’une résidence, en regard d’objets issus du Musée de La Poste. Comment avez-vous travaillé en amont dans les collections ?
Dominique Blais – L’invitation de Céline Neveux, la commissaire d’exposition, consistait à mettre en place deux résidences (appelées « cartes blanches ») sur un temps assez long, un peu moins d’une année, avant l’échéance d’une exposition-restitution. Pour le musée, le but était d’accueillir un artiste dans les locaux et de mettre à sa disposition un accès élargi aux collections. Dès mars 2021, je suis venu à plusieurs occasions pour voir les collections permanentes, les réserves, et rencontrer les responsables des différents départements : la philatélie, la photographie, la marcophilie (les marques, plutôt officielles, sur les enveloppes, les tampons ou les griffes par exemple), et tous les autres objets qui n’entrent pas dans ces champs-là. Il y a aussi des réserves extérieures, celle d’Antony contient un certain nombre d’objets dont l’appareil Fortin pour le réseau pneumatique, qui, dans l’espace de Transmission(s), fait l’articulation entre l’exposition de l’autre artiste, dénommée Madame, et la mienne. Dans le cadre de cette résidence, j’ai ainsi fait émerger des sujets… Par exemple le guillochis ne semblait pas être un sujet en soi pour les spécialistes du musée. Mais un artiste peut dire : à côté de cette chose que tout le monde étudie, il y a quelque chose d’autre d’intéressant.
NF – De quelle manière avez-vous procédé pour sélectionner les pièces appartenant à la collection ?
DB – Le choix de ces objets s’est systématiquement opéré avec Céline Neveux. Pour l’exposition, il s’agissait de pouvoir sortir des réserves des pièces que je ne connaissais ou n’avais pas forcément vues lors de ma recherche, mais qui pouvaient être disponibles. Les objets de la collection permanente, quant à eux, ne sont pas si facilement déplaçables et on m’a précisé que des objets équivalents se trouvaient dans les réserves. Cette étape de travail a consisté en un dialogue constant avec la commissaire et les responsables de collection. Il y avait aussi un souhait de la part du musée que soient exposées uniquement de nouvelles productions en lien avec la résidence. J’ai arrêté le choix des pièces à réaliser vers octobre 2021, huit mois de réflexion et de recherche furent ainsi nécessaires avant de lancer la production des pièces.
NF – La résidence a donc comporté deux phases distinctes, la recherche puis l’élaboration des pièces.
DB – Oui, c’est inhérent à mon processus de travail qui se fonde très peu sur des principes d’ébauche. Je ne réalise ni maquette ni modélisation à l’aide d’outils tels que le logiciel SketchUp, et j’utilise très peu de croquis. Des plans peuvent parfois s’avérer nécessaires pour transmettre mes intentions – ce qui a été le cas ici –, mais je produis surtout des textes.
NF – De quelle nature sont ces textes et qu’apportent-ils ?
DB – Pour pouvoir travailler avec l’équipe du musée, répondre à des questions de montage, de calendrier, de communication, avant que les pièces soient prêtes, j’ai fourni de multiples textes. À partir de ce que je peux voir, percevoir ou comprendre, j’imagine la pièce que je vais produire. Entre ma première idée et la réalisation, même à plusieurs mois de distance, il y a souvent conformité de l’une avec l’autre. Mais parfois, il y a aussi des changements, une évolution, une transformation. Tout ce processus passe par le fait de poser des mots.
NF – Le texte se situe en amont de l’image, du visuel, dans le processus de création. Peut-on parler de notices, rédigées en avance ?
DB – Pourquoi pas. Je passe toujours par cette phase d’écriture, ce sont comme des cartels augmentés, avec légende et titre, celui-ci venant au dernier moment. Ces textes décrivent la pièce formellement mais aussi conceptuellement. Ils sont rédigés à la troisième personne comme si je prenais la place du public, d’une personne qui décrit ce qu’elle voit. Je les ai transmis à Céline Neveux et les ai parfois accompagnés de documents visuels. Prenons par exemple la pièce En marge, avec les guillochis présents dans les marges d’une planche de timbre : sur internet, j’avais trouvé une image avec ce motif, je n’avais donc pas besoin de le redessiner pour suggérer mon idée. Ce document devait juste contribuer à faire comprendre en quoi la pièce allait consister. Je pense que notre imagination permet de se représenter ce que l’accrochage va donner dans l’espace d’exposition sans avoir besoin de passer par la modélisation. Pour moi, ici, le texte est un support qui permet de se projeter. Ces textes ne relèvent pas de la fiction, mais ils impliquent une narration, et je le ressens d’ailleurs lors des visites de Transmission(s) que j’effectue depuis l’ouverture. Au début je les menais de manière linéaire, suivant une certaine logique de circulation ou de déambulation, et maintenant j’aime bien les faire dans le désordre : par exemple partir de la maquette du télégraphe de Chappe au début de l’exposition puis traverser l’espace pour aller directement au bulletin télégraphique qui se trouve plutôt vers la fin.
NF – Qu’est-ce que le code Chappe ?
DB – Pour cette exposition, je me suis notamment intéressé à l’envoi postal. La télécommunication et le télégraphe étaient aussi des axes importants dans ma recherche. Finalement, concernant ces inventions-là, je n’ai pas choisi le télégraphe-morse alors que, sur le plan esthétique, j’affectionne vraiment les appareils et matériaux du télégraphe électrique : le bois, le laiton… ces objets qui sont très bien réalisés. J’ai fini par découvrir le télégraphe Chappe, optique et aérien, dont le chiffrement servait un usage militaire et gouvernemental, non destiné au grand public. Je me suis demandé comment j’allais interroger ce télégraphe avec ses bras articulés et son code qui fonctionne en binôme avec deux signes successifs, l’un renvoyant à la page du code et l’autre à la ligne dans cette même page de sorte que l’on pouvait trouver le mot ou la suite de mots qu’il fallait reporter pour obtenir le télégramme. Cette innovation de la fin du XVIIIe siècle, avant l’arrivée de l’électricité, est majeure sur le plan de la défense, des territoires et des intérêts nationaux : elle permet de transmettre des dépêches en quelques heures.
NF – Quelles œuvres avez-vous produites en relation avec ce télégraphe ?
DB – Avec le télégraphe Chappe émerge pour moi l’idée de sculpture : il s’agit d’une tour, munie de bras articulés, ce qui suggère également l’idée de l’image animée. Cet objet est très graphique avec ses trois barres (on compte d’autres versions avec des barres supplémentaires). Ces signes permettent d’envoyer des messages, de transmettre des choses mais sans que tout un chacun dispose de la traduction, d’où une sorte d’évocation poétique dans ce langage. Cette beauté du geste m’a intéressé et m’a conduit à réaliser des pièces lumineuses à partir du code Chappe. En effet, ce télégraphe était uniquement visible de jour. De nuit ou par temps de brouillard, on ne pouvait donc pas l’utiliser. J’ai inversé les choses : le code est à présent lié à des bandes lumineuses. Formée de trois barres horizontales, la première pièce est un signe dont le sens correspond à « nouveau message ». En fait, seulement six signaux fonctionnaient de manière instantanée (et non par deux), ce sont les messages de service : « nouveau message », « suspension de brumaire » (la reprise du travail après un épisode de brouillard), un message indiquant une erreur de transcription, la fin du message, ou encore l’état de veille (« au repos »). J’oublie « suspension d’absence » : il s’agit du retour après le déjeuner par exemple. La combinaison de mots est intéressante : on peut y lire une sorte de double négation alors que la formule aurait pu être « reprise de service ». J’aime beaucoup le terme « suspension », il revient souvent dans mon travail.
NF – Correspondant aux signaux « ouverture », « suspension d’absence » et « fermeture », l’installation Sans titre (Messages de service), fondée sur ce code, construit de véritables seuils à l’entrée et en clôture de Transmission(s), en relation avec la double page du bulletin télégraphique de 1794. Cette exposition offre ainsi une place essentielle au temps, à l’histoire. N’est-ce pas un aspect nouveau de votre pratique, lequel est souligné ailleurs par les pièces liées au Siège de Paris ?
DB – La résidence concentre en effet des aspects techniques dans le registre historique. Cette dimension est patente du côté du code Chappe mais elle l’est moins du côté des pièces liées au Siège de Paris qui ne comporte ni technologie ni invention scientifique. L’univers postal, dans lequel s’inscrit le musée, implique une dimension historique. Par exemple la pièce intitulée Afflux – la double projection en miroir à l’entrée de l’exposition, un important volume de courrier en mouvement qui vient créer un effet vibratoire dans l’image – ne se réfère pas directement à la collection du musée. Pour moi, elle renvoie à la machine de projection de cinéma avec ses rouages et courroies de transmission. Ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas fait cette pièce par rapport à la collection elle-même, mais, dans l’absolu, par rapport au domaine postal. Par la suite, j’ai pu constater une analogie entre le film que j’avais fait et des images présentes dans un des albums photographiques datant de la fin des années soixante conservés au musée. Ces tirages argentiques sont mis en vis-à-vis de ma proposition artistique. Je ne suis donc pas toujours parti de la collection mais parfois tout simplement de l’univers postal. On est ensuite allé chercher dans la collection ce qui pouvait se rapporter à ce travail.
NF – Les procédés déployés pour communiquer rendent la section du musée consacrée au Siège de Paris, dont certaines pièces sont exposées dans Transmission(s), saisissante : on y découvre par exemple les pigeongrammes, ces dépêches microphotographiées transportées par les pigeons voyageurs. Mais c’est surtout l’emploi de ces procédés par Alfred Roseleur qui a retenu votre attention.
DB – En effet, durant le Siège de Paris, des pigeons voyageurs pouvaient être embarqués dans les ballons montés. Ils revenaient ensuite à leur colombier avec les messages de retour. Alfred Roseleur est moins connu pour être celui qui a envoyé les ballons de la rue des Gravilliers que pour être un chimiste, un doreur et argenteur, le vulgarisateur de certaines inventions (par exemple la galvanoplastie : dorer des objets par électrolyse). Roseleur était à Paris pendant le Siège. Avec son épouse, il possédait une demeure à Aubusson, le château de Chabassière qui est aujourd’hui en ruine. Pour communiquer avec elle, qui se trouvait alors là-bas, il utilisait les services mis en place par la Poste pendant le Siège : les ballons montés. Dans l’exposition se trouve d’ailleurs une lettre qui fut envoyée par ce biais. Néanmoins, il se dit que Roseleur n’avait pas une grande confiance en ce système (certains ballons furent en effet perdus). C’est pourquoi il multiplia sa correspondance : depuis la rue des Gravilliers, il libérait des ballons d’enfants gonflés à l’hydrogène auxquels étaient attachés les courriers comportant l’adresse de la destinatrice ainsi que la mention « Prière de mettre à Poste de France ». Les lettres suspendues aux ballons furent retrouvées à plusieurs dizaines de kilomètres, puis remises dans des bureaux de Poste pour être acheminées vers son épouse Léonie. Plus d’une vingtaine de lettres sur une centaine sont parvenues à destination, ce qui est incroyable. Ce n’était pas un artiste mais quelle beauté du geste !
NF – Dans l’exposition Transmission(s), vous avez donc travaillé la transposition d’un support et d’un mode d’expression à l’autre, d’un élément matériel à un médium artistique, entre la fin du XVIIIe siècle et le XXIe siècle. L’idée de transposition se retrouve dans une autre pièce dans laquelle vous avez cherché à prolonger le geste de Roseleur. Peut-on parler de « reenactment » ? Il ne s’agit pas ici de reprendre une performance d’artiste, dans une perspective citationnelle, mais de reprendre un geste lié à un événement historique.
DB – Oui, cela ressemble bien à un reenactment. C’est vrai que les événements historiques ne sont généralement pas mes sujets d’inspiration. Ici, dans Transmission(s), ils sont aussi liés à des questions d’ordre technique. Je suis souvent allé puiser mon inspiration dans les domaines scientifique et technologique pour penser et réaliser mes pièces. On peut considérer que c’est le cas avec le télégraphe Chappe par exemple. En mars dernier, lors d’une soirée de performances organisée au musée, j’ai reproduit le geste de Roseleur : j’ai gonflé un ballon et y ait accroché une missive préalablement affranchie avec la mention « Prière de mettre à Poste de France ». J’ai indiqué au verso, en écriture cursive, dans le style de l’époque, l’adresse du Musée de la Poste. Le recto est un fac-similé d’une carte postale chinée en brocante représentant le château de Chabassière. Cette image est belle car l’expéditeur a écrit sa correspondance dans la réserve produite par le ciel au-dessus du château. De temps à autre, je libère un nouveau ballon avec une nouvelle carte, suivant le même protocole. C’est la première performance que j’active par moi-même et il me semble que c’est la première fois dans mes réalisations qu’une œuvre part d’un événement historique. Mais il s’agit avant tout de la petite histoire, de ces petites histoires qui sont satellitaires de la « grande Histoire ».
NF – Ces propos conduisent au jeu avec les échelles construit dans l’exposition. D’un côté, vous cherchez à rendre visibles les détails en renforçant par l’agrandissement la plasticité d’un motif en marge. D’un autre côté, cet aspect rend visible une caractéristique majeure, loin d’être marginale, de l’art des XXe et XXIe siècles : la diversité des formes artistiques qui découle notamment de la reproductibilité technique, de l’essor des procédés de reproduction (pour reprendre les termes fameux de Walter Benjamin). On peut en prendre la mesure avec les vidéos sur les centres de tri évoquant le cinéma, aux côtés desquelles sont exposés les agrandissements de détails de l’univers postal voués eux aussi aux procédés de reproduction et qui évoquent des mouvements artistiques du XXe siècle (art abstrait, art optique).
DB – C’est assez juste. On peut d’ailleurs revenir à ce sujet sur En marge, les larges impressions qui recouvrent certains murs de l’exposition avec le motif de sécurité extrait des marges des planches de timbres. Concernant la série Les Semeuses, j’ai également opéré ce type de transfert : il s’agit de l’agrandissement d’un autre motif extrait d’une planche de timbres de type Semeuse camée, un parallélogramme de couleur rouge sur des toiles tendues sur châssis. Ce signe répété de manière récurrente renvoie à l’abstraction géométrique. Globalement, j’interroge l’univers postal avec un vocabulaire plastique élargi et on peut mettre en relation certaines de ces pièces avec des périodes de l’histoire de l’art. Je ne cherche pas la citation directe mais je sais que mon travail convoque un certain nombre d’idées ou de représentations présentes dans l’histoire de l’art.
NF – Finalement, de quelle manière les différentes acceptions du mot « transmission », qui donne le titre à l’exposition, ont-elles contribué à la réalisation de nouvelles œuvres ainsi qu’à leur mise en relation avec les objets de la collection ?
DB – Au sujet de la polysémie, c’est vrai que j’aime bien le fait que les mots puissent couvrir plusieurs sens. Dans ma pratique, il s’agit de suggérer l’un et l’autre de ces sens, et au niveau du titre des pièces, j’essaie d’apporter une pluralité de sens. La transmission est l’un des objets de mes recherches – c’est d’ailleurs le titre d’une pièce que j’ai faite en 2010 – mais en l’occurrence c’est Céline Neveux qui a choisi le titre de l’exposition. Dans celle-ci, il est souvent question de la transmission de messages mais aussi de la transmission générationnelle. C’est par exemple le cas dans la pièce Les énonciations, où j’ai inversé le sens de la relation puisque c’est une enfant qui transmet à un adulte des informations sur la collection du musée. Je pense aussi à une autre œuvre de l’exposition, Appel entrant, une enseigne en néon dessinant à la lumière rouge la forme d’un combiné téléphonique sous une vitrine. En fait, un téléphone avec une ligne active se trouve sous le plancher et est relié à l’enseigne qui se met alors à fonctionner comme une sonnerie visuelle du téléphone dissimulé. Au début de l’exposition, j’ai parallèlement mis en circulation le numéro de cette ligne téléphonique de différentes manières, sur des petites annonces ou des sites internet. Ce faisant, à l’occasion de tentatives d’appels entrants (dont les miens), le néon s’active et se met alors à clignoter avec une luminosité intense par intermittence. Une rencontre peut alors ou non se produire entre le public et une personne extérieure au Musée de La Poste.
Album de l’exposition :
Transmission(s). Carte blanche à Madame et Dominique Blais, Éditions Snoeck, Gand, 2022.
Pour citer cet article:
Nadia Fartas, « Transmission(s). Regards contemporains sur les collections. Entretien avec Dominique Blais, par Nadia Fartas », dans L’Exporateur littéraire, Oct 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/transmissions-regards-contemporains-sur-les-collections-entretien-avec-dominique-blais-par-nadia-fartas/, page consultée le 09/10/2024.