Entretiens

Pour une muséographie littéraire à l’ère numérique : entretien avec Antonio Rodriguez

Selina Follonier – Vous êtes commissaire de l’exposition Code/Poésie (Digital Lyric) : l’émotion par-delà le livre, accueillie entre février et juillet 2020 par le Château de Morges en Suisse. Pourriez-vous nous décrire le contexte dans lequel s’inscrit cette exposition ?

Antonio Rodriguez – L’exposition s’inscrit dans un programme et un questionnement plus global sur les relations à la poésie et la redistribution de ces relations à l’heure actuelle. Il s’agit de travailler non seulement sur la production et le côté expérimental de la production numérique, mais véritablement sur les rapports et les supports à la poésie, entre littérature et technologies. Il s’agit aussi de penser le rôle des universités, notamment publiques, en tant que lieux favorables à la création de plateformes qui distribuent les informations, les productions et les éditions de la poésie en lien avec les nouveaux supports. L’exposition entendait associer des équipes de création, d’ingénierie et de critique dans l’innovation de certains objets qui existaient auparavant, comme par exemple les anthologies, les performances ou la visite de hauts lieux de la poésie.

SF – L’exposition invite à interroger les définitions de la littérature, de la poésie et du texte. Comment ces concepts se trouvent-ils réarticulés ?

AR – À l’heure actuelle, on observe une dissociation de plus en plus forte entre la poésie et la littérature. Le moment littéraire de la poésie est avant tout occidental, lié à un support imprimé et à quelques pratiques qui l’accompagnent. Il ne peut inclure tous les rapports esthétiques à la poésie. D’ailleurs, il existe de nombreuses poésies sans fonction esthétique, comme la poésie religieuse ou la poésie rituelle.

De plus en plus, lorsque je travaille sur la poésie, je me détache d’une littérature dans une seule langue et ancrée dans un seul territoire – comme la France, ou la France et la Suisse romande, qui déterminent encore de nombreuses disciplines à l’université – pour interroger l’articulation de la poésie littéraire en langue française à des pratiques de poésie plus globales et plus mondiales. Nous sommes natifs d’un système où l’on estimait que la poésie était dans le livre, et que toutes les poésies qui existaient auparavant étaient des poésies en devenir du livre. Dire que tout doit aboutir au livre est une vision très occidentale, liée à la fin du XIXe siècle, à un moment où, en plus, une industrie du livre se mettait en place. C’est un élément souvent oublié, me semble-t-il, et qu’il importe d’interroger : à quelles industries de la littérature, du divertissement et de la culture avons-nous affaire ? Où se situe la poésie par rapport à ces industries ? Quel est le rôle des universités publiques par rapport aux producteurs de poésie ?

Se concentrer uniquement sur l’étude des auteurs et des textes, comme s’ils pouvaient exister sans ces réseaux, cette industrie, sans cette histoire des supports, me semble un peu daté. Dans quelques années, toutes ces questions se poseront de manière encore plus décisive qu’aujourd’hui. C’est l’horizon qui nous attend. Non pas parce que c’est l’avenir, mais parce que c’est le présent qui nous montre déjà des aspects auparavant occultés. Nous sommes obligés de regarder différemment les objets, y compris les objets littéraires.

 

 

SF – En parlant de réseaux : l’exposition elle-même s’inscrit dans un réseau institutionnel, dont en premier lieu un partenariat avec l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne). Comment les différentes collaborations autour de cette exposition ont-elles pris forme ?

AR – Le projet part d’une requête de fonds qui a stimulé l’exposition. Il a bénéficié d’un subside Agora du FNS (Fonds national suisse de la recherche scientifique) pour la rencontre entre science et société, et a reçu le prix Optimus. D’autre part, l’exposition a d’emblée pris naissance dans un contexte très international. C’était à l’issue du premier congrès mondial de l’lNSL (International Network for the Study of Lyric) que la question des supports de la poésie s’est imposée. Une partie des intervenants étaient fortement attachés au livre, au papier, alors que d’autres pensaient que la poésie se trouvait aussi dans le multimédia. Le débat était tellement intense que non seulement, de mon côté, il m’a semblé intéressant d’associer quelques collègues à cette réflexion et de l’explorer à travers l’exposition, mais aussi de poursuivre la réflexion dans le cadre du second congrès mondial de l’INSL, à Lausanne, qui était spécifiquement centré sur le multimédia. Nous avons pu y observer combien ces questions se posent aujourd’hui dans différents pays et en différentes langues. Je le vois également dans le cadre d’expertises ou pour des projets au niveau européen : ce n’est plus simplement la réflexion sur une certaine forme de poésie littéraire, ni même sur la performance, qui est essentielle, mais la réflexion sur le multimédia.

 

SF – Parmi les installations qui composent l’exposition figure une anthologie audiovisuelle de poésie, Poètes 16:9. La production d’une telle anthologie – une forme éditoriale historiquement investie d’une fonction patrimoniale – dans un cadre universitaire me semble questionner le rôle des universités dans la conservation du patrimoine littéraire, ainsi que les nouvelles modalités de la conservation de ce patrimoine à l’ère du numérique.

AR – Les évolutions numériques de ces dernières années et le contexte de la mondialisation nous amènent à redéfinir le patrimoine, autrefois rattaché à des logiques nationales. Il est désormais nécessaire de mettre en perspective des productions à la fois très locales avec des productions très globales. Comment articuler ces échelles ? Comment redéfinir le patrimoine ? C’est un des rôles de l’Université. En parallèle, un second enjeu est de rendre visible et mobiliser les réseaux d’acteurs poétiques contemporains d’un territoire à travers différents outils, comme des festivals ou des sites internet, mais réinvestis d’une fonction réflexive sur les questions poétiques actuelles. L’exposition Code/Poésie est un de ces moyens. Enfin, il s’agit de tester des innovations, notamment dans le domaine numérique, qui lient une nouvelle forme de valorisation du patrimoine et la recherche la plus pointue. L’anthologie multimédia travaille sur l’ensemble de ces différents plans : le patrimoine, le réseau vivant, l’innovation.

 

SF – Pourquoi une anthologie audiovisuelle et non plus écrite ? Comment l’anthologie audiovisuelle se situe-t-elle par rapport à l’héritage de l’imprimé et aux traditions formelles et symboliques qui y sont associées ?

AR – Pourquoi une anthologie audiovisuelle ? Déjà pour ne pas exclure des productions actuelles très importantes comme le slam ou la performance, qui tiennent mal sur des supports imprimés. L’ère du livre avec CD ou vinyle est tout de même un peu derrière nous. Il faut trouver des objets à la hauteur des productions contemporaines. Une anthologie audiovisuelle valorise évidemment beaucoup ce qui se fait sur la scène vivante, généralement en présence d’un public, plutôt que la lecture silencieuse chez soi. Elle propose un format qui permet de voir le visage des poètes en gros plan et d’entendre leurs voix de façon intimiste. C’est un contact nouveau, qui permet également de déployer le patrimoine. Il ne s’agit toutefois pas de faire une anthologie audiovisuelle à l’encontre du livre, ou à l’encontre de ceux qui produisent des livres.

Quant aux résultats du projet, ils sont évolutifs : nous pouvons varier les formats, les contacts, et donc créer à la fois des dispositifs en ligne, que l’on peut regarder sur un smartphone, et des installations plus impressionnantes pour de grands espaces. La première phase était la production de capsules vidéo minimalistes. Les poètes lisent ou disent leurs textes, à voix nue, sur un fond homogène, afin de mettre tout le monde sur un même plan. Ces capsules sont diffusées par le biais de sites et de réseaux sociaux, comme par exemple par la page Facebook du journal Le Temps. Dans la phase 2, celle de l’exposition, il s’agissait de trouver l’objet à la mesure de l’anthologie. L’objet participe d’un esprit de salon du livre et se présente comme une anthologie-vitrine. Le dispositif mesure 2m50 sur 2m50 et pèse 400 kilos. Elle est faite de très beaux écrans, comme on trouve de très beaux papiers. Des écrans à la hauteur de la poésie – la qualité d’impression étant souvent associée à la poésie. Les écrans que nous avons utilisés sont en principe réservés à l’industrie de luxe, pour les salons, les foires de l’horlogerie, etc. Ils ont une lumière particulière (volts et ampères). L’ensemble de l’installation a une valeur autour de 80’000 CHF. Elle implique donc un certain coût et une qualité, contrairement à des productions internet plus simples. Nous voulions trouver l’objet qui corresponde à l’anthologie de poésie aujourd’hui, au niveau audiovisuel, et d’autre part proposer un contenu spectaculaire. J’ajoute que ce côté spectaculaire ne devait pas aller au détriment d’un contact intime, notamment par le fait de voir le visage des poètes en grand format et de disposer – avant le covid-19 – de casques audio, permettant une écoute très proche. Ce point me semble important, car si l’on se trouve dans un espace d’exposition ouvert, le contact éphémère ne permet pas d’entrer en profondeur dans des productions. Il y a le risque de changer rapidement les contenus sans forcément s’y arrêter. Ici, nous avons valorisé conjointement l’intime et le spectaculaire.

À présent, nous entrons dans la troisième phase du projet par la production de nouvelles vidéos, avant tout des clips poétiques ou des poèmes associés à des paysages. L’anthologie n’est pas simplement une présentation d’auteurs, mais aussi de la poésie sur un territoire. Nous avons obtenu des fonds, de Pro Helvetia par exemple, pour réaliser ces nouvelles vidéos. Dans la phase 3, l’important tient à ce que le support serve à découvrir les textes autrement, à entrer directement en contact avec les textes, sans forcément passer par l’auteur. Il s’agit de passer par des évocations multimédia, réalisées avec des réalisateurs et des équipes professionnels.

 

SF – Dans une anthologie audiovisuelle, la collaboration de réalisateurs et d’équipes techniques introduit une nouvelle dimension d’auctorialité. Comment voyez-vous cette reconfiguration de l’auctorialité par le multimédia ?

AR – L’auctorialité est en effet reconfigurée, et je dois dire que j’en suis très heureux. Je pense que la figure de l’écrivain produisant seul un poème dans une anthologie nationale est une construction du XIXe siècle. Ce modèle est valable, dans un certain contexte. Je pense aussi qu’il suggère beaucoup de choses ; comme si l’auteur était le seul producteur du texte, comme s’il nous parlait directement dans une lecture silencieuse. Or, le multimédia montre que l’auctorialité est partagée au sein d’équipes et de dispositifs. Auparavant, il y avait une tendance à gommer les éditeurs et tous les autres acteurs qui intervenaient sur le texte poétique. Cette vision était liée au statut très particulier de l’auteur, porteur non seulement de l’écriture, mais en plus de quelque chose qui serait rattaché à une individualité originale qui le distingue, génie ou non. Avec le principe du multimédia, déjà, il n’y a pas que le texte : il y a le son, l’image… Il y a aussi différentes interventions liées au tournage, parfois très légères (retouches maquillage, conseils sur l’habillement en fonction des conditions de lumière, etc.). Ces interventions du tournage sont intéressantes parce que l’auteur ne les maîtrise pas. L’auteur ne voit pas exactement le produit qu’il fait. Il donne simplement sa performance. Dans le cadre de l’exposition, la performance « Je suis un chœur » enregistrées avec Charles Pennequin n’est pas à proprement parler une performance de Charles Pennequin, mais un dispositif avec Charles Pennequin. C’est une performance à partir de son travail. Charles Pennequin apparaît en chœur sur cinq écrans, et il est un magnifique performeur dans un dispositif exclusivement numérique. L’auteur, le poète, fait partie du dispositif. Il n’est plus celui qui maîtrise le dispositif. Il maîtrise son texte, sa lecture, sa performance.

 

 

SF – Le travail de l’installation technique acquiert donc, quant à lui, une importance cruciale ?

AR – Les installations, du côté du son, du côté de l’image, sont très complexes à mettre en place. Nous sommes souvent aux limites des capacités techniques actuelles. Mais le dispositif paraît simple aux yeux de l’utilisateur – et c’est nécessaire. Chaque installation doit être simple au contact. Mais derrière tout cela se cache un véritable atelier pour les ingénieurs, les créateurs et les critiques. Il y a un énorme travail en coulisses, qui ne doit pas être visible. Comme au théâtre, ce qui est présenté sur scène ne doit pas sembler être le fruit d’un travail de plusieurs mois, en équipe. Pourtant, c’est bien cela.

 

SF – Dans le contexte de l’interruption temporaire de l’exposition en raison de la pandémie du covid-19, l’option d’une exposition entièrement virtuelle, accessible en ligne, a-t-elle pu apparaître comme une possible alternative à l’espace muséal physique ?

AR – D’emblée, pour cette exposition, cette option était à bannir. Si nous transposons de manière transparente sur Internet ce que l’on essaie dans une exposition, c’est forcément un échec, à mon sens. En tout cas pour cette exposition-là. Tout y a été pensé pour le rapport en salle. Bien entendu, certaines créations peuvent être diffusées en ligne, certaines expériences peuvent être faites en ligne – même si, pour le code, il faudrait tout retravailler. En revanche, ce qui m’intéresse dans le musée, c’est la relation à la poésie. Si le contenu peut être transposé en ligne, la relation, elle, diffère beaucoup. La poésie lyrique implique une forme de participation émotionnelle, sensorielle et corporelle – qui est difficilement transposable d’un support à l’autre. On peut considérer qu’il s’agit d’un même texte, d’un même auteur, mais l’expérience est différente. La simple transposition numérique d’une exposition me semble donc discutable. Surtout si la muséographie littéraire est très travaillée pour viser des objectifs comme : 1. éprouver des émotions face à des documents d’archives, par exemple des manuscrits en réalité virtuelle ; 2. sentir ce qu’est une performance augmentée, avec Charles Pennequin ; 3. être envahi par les dispositifs, y être pris, par le corps.

Une muséographie littéraire aujourd’hui devrait, à mon sens, amener des espaces d’expérience et d’interaction à la fois spectaculaires et immédiats dans le contact. En même temps, il faut qu’il y ait une possibilité non seulement d’émotion, mais d’investissement corporel, avec une hygiène assurée. Que le son ou le visuel nous captent. Un peu comme un poème nous capte parce que la disposition du quatrain sur la page nous indique d’emblée qu’il s’agit d’un poème. Quelque chose doit se passer avec ces écrans, qui nous indique une entrée dans un monde poétique. Une expérience poétique a lieu, une expérience que nous avons déjà eue, mais qui se joue ici tout à fait différemment. Cela implique toutefois aussi, en coulisse, une installation technique qui garantisse la tenue : la tenue son, la tenue image, la tenue scénographique.

 

SF – La muséographie littéraire à l’ère du numérique serait par conséquent moins une transition vers un musée virtuel, mais plutôt l’exploration d’un nouveau mode de contact avec les œuvres, qui associe la dimension matérielle de l’espace et des objets à la dimension dématérialisée des contenus numériques ?

AR – Tout à fait. Dans notre exposition, le défi était d’être par-delà le livre. Ou sans le livre bien souvent. Mais pas sans le papier. Et surtout pas sans le poème. D’ailleurs, dans l’anthologie « Poetrify », on dispose d’une présentation de poèmes sur un écran 55 pouces, et cela tient bien. Contrairement aux écrans que l’on trouve habituellement sur le marché, qui sont trop petits, qui arrivent mal à accueillir le vers et ne rendent pas justice à la mise en page. Si nous avons des liseuses et des smartphones qui défont la mise en page, il ne s’agit plus du même poème. Les grands écrans de bureau de 27 pouces, par exemple, sont beaucoup trop lumineux. Ils n’aident pas à lire le texte. Donc plutôt que de dire que la poésie – même la poésie qui a été imprimée ou qui a été pensée pour l’impression – ne tient pas sur des écrans, il faut d’abord s’interroger sur la nature et le type des écrans. Ici, un écran peut venir en soutien du poème, à la place du papier.

D’autre part, l’exposition inclut également une grande imprimante en hauteur avec un rouleau de papier de 5 mètres. Donc le papier est là. Il apparaît également dans la réalité virtuelle, à travers des documents scannés, des manuscrits de Rilke. Ce mode de présentation permet d’établir un rapport monumental aux manuscrits qui apparaissent dans des dimensions peu ordinaires – un rapport qui diffère de celui que l’on peut avoir lorsqu’on a la tête baissée sur une vitrine. C’est une invitation à regarder le manuscrit autrement, de manière ample et dans le détail, à l’entendre être lu à haute voix en langue originale. Il faut trouver la bonne interaction, avec le bon outil – sans chercher à faire absolument de la réalité virtuelle ou de la réalité augmentée. Ce n’est pas le but. Le but, c’est vraiment d’être au service d’une expérience à dire. Et je pense qu’avec cette exposition nous avons pu donner un premier horizon, un premier pas de quelque chose qui est en développement…

 

SF – Le projet est donc à suivre ?

AR – Oui, chacune des douze installations est à suivre. C’est cet horizon-là qui importe. L’exposition va tourner et sera amenée à s’associer à d’autres partenaires, à Montréal et dans d’autres villes, qui travaillent sur ce même type d’objets. Il s’agit d’offrir un socle pour accueillir ces recherches et les débats qu’ils engagent.

 

Entretien mené le 28 juillet 2020 à l’Université de Lausanne


Pour citer cet article:

Selina Follonier, « Pour une muséographie littéraire à l’ère numérique : entretien avec Antonio Rodriguez », dans L’Exporateur littéraire, Mar 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/pour-une-museographie-litteraire-a-lere-numerique-entretien-avec-antonio-rodriguez-autour-de-lexposition-code-poesie/, page consultée le 29/03/2024.