Entretiens
Pascal Quignard. Fragments d’une écriture. Entretien avec Olivier Wagner & Mireille Calle-Gruber
Exposer le fonds Pascal Quignard exigeait une scénographie à la mesure du soin que l’écrivain apporte à la composition de ses livres et de la réflexion profonde qu’il y poursuit sur la littérature et l’art, le texte et l’image, le fragment et le rêve. Olivier Wagner, commissaire de l’exposition présentée à la BnF, responsable du fonds Pascal Quignard, et Mireille Calle-Gruber qui a dirigé le livre qui accompagne l’exposition répondent aux questions d’Anaïs Frantz. Entretien réalisé à Paris à l’automne 2020.
Anaïs Frantz – Cette exposition a-t-elle été pensée avec Pascal Quignard ou bien à partir de son geste de don et d’abandon ?
Olivier Wagner – Pascal Quignard a pensé le don de ses archives avec une extrême précaution. Il a sélectionné ce qui était d’emblée accessible, ce qui le serait après sa mort et quand. En cela, les archives de Pascal Quignard désormais conservées à la BnF sont le résultat d’un retour extrêmement conscient d’un auteur sur son œuvre passée. Le matériau de base de l’exposition est le reflet de cette action. La conception de l’exposition en elle-même s’est en revanche faite en dehors du regard de l’auteur. C’est peut-être un signe de la réalité de cet abandon de ses archives par l’auteur qu’il laisse désormais la possibilité à d’autres de les voir et de les exploiter. Pascal Quignard a découvert l’exposition consacrée à ses archives en même temps que le public, au moment de son ouverture.
Anaïs Frantz – Qu’est-ce qu’un don ? Qu’est-ce qu’un abandon ?
Mireille Calle-Gruber – Tout don n’est-il pas abandon ? un donner absolu, sans reste, sans contrepartie, sans contre-don ? Un geste à la perte ? « Sur le geste perdu de l’abandon » : c’est ainsi que Pascal Quignard intitule le texte qu’il a lu lors du vernissage de l’exposition à la BnF, et qui est publié dans notre ouvrage Sur le geste de l’abandon. Pascal Quignard (Hermann, 2020). Lorsqu’il a fait donation de ses archives, Pascal a souhaité que nous composions ensemble un livre. Ce n’est pas le catalogue de l’exposition, c’est un vrai livre, qui dépasse la circonstance, dans lequel nous avons décidé qu’il écrirait sur l’abandon en fin de volume et que je commencerais en écrivant « Sur le don », avec entre nos deux textes beaucoup d’images de ses peintures, dessins et dossiers. Ainsi, non seulement ce livre présente des pièces qui ne sont pas exposées et, inversement, ne montre pas certaines autres qui le sont, mais surtout, sa composition fait jouer plusieurs angles d’approche.
Arkhè signifie mouvement premier. Or, le « commencement » chez Pascal Quignard, on le sait, c’est l’expulsion du Premier Royaume, du ventre maternel, et la chute, l’abandon sur la terre qui est le Dernier Royaume. De longue date, ses œuvres nous donnent à penser les formes, les ambivalences, l’énigme du don, dans les gestes de lecture et d’écriture, dans les images de l’art, dans les scènes de récits-récitals et de performances de ténèbres. C’est ce que mon texte s’efforce de traverser à l’enseigne de « la lettre à la bien-aimée ».
« Sur le geste perdu de l’abandon » est suivi d’un « Commentaire sur la Hersé de Poussin » : dans ces deux textes, Pascal Quignard développe une méditation profonde sur les images-pour-écrire et le « voir absent ». Ainsi, sa lecture infiniment métamorphique considère-t-elle l’émergence du signe à l’image du don des paumes ouvertes et vides, à l’image de Jésus, le dieu mort. Et c’est à l’abandon au monde obscur du rêve que portent, telle la fresque à Pompéi d’« Ariane endormie sur le genou d’Hypnos » ou la peinture par Poussin de Vénus endormie avec l’Amour, les puissances conjuguées de amour-jouissance-solitude-mort.
Anaïs Frantz – De quelle façon montre-t-on, expose-t-on, porte-t-on au regard, un écrivain anachorète comme Pascal Quignard, dont l’œuvre raconte la nécessité du retrait ? Quels dispositifs (techniques, scénographiques) permettent-ils d’éclairer cette littérature obscure sans trahir l’écriture à la « manière noire » ?
Olivier Wagner – Le défi était multiple. Tout d’abord, évidemment, on ne peut pas montrer la littérature. Pascal Quignard a suffisamment écrit sur le sujet, on ne fait l’expérience de la littérature que dans le silence et la solitude, en se recroquevillant autour des pages que l’on tient dans ses mains. Je suis assez convaincu qu’on ne peut jamais représenter une œuvre littéraire en exposition. On peut en revanche montrer une écriture, tout ce qui accompagne la genèse d’un texte, aussi bien les aspects biographiques d’un écrivain, ses modes de travail et ce qui vient à côté du texte.
L’autre défi était la pratique archivistique de Pascal Quignard, dont on sait qu’il a jeté au feu l’essentiel de ses manuscrits, le symbole par excellence du travail d’un écrivain. L’exposition, reflet du fonds d’archives dont elle est tirée, est donc constituée de fragments. C’est ce qui demeure quand l’essentiel a été détruit.
La scénographie choisie découle de ces constats. L’essentiel des pièces présentées en accrochage aux murs montrent un certain à-côté de la littérature. Je pense en particulier à cette série de dessins que l’auteur lui-même a appelé des Meaume, en référence au personnage principal de son roman Terrasse à Rome, graveur « à la manière noire ». À l’inverse, la série de vitrines centrales permet de montrer le travail d’écriture lui-même au travers d’une accumulation de versions successives d’un même texte, Boutès. L’exposition se termine par un contraste : la juxtaposition d’une projection vidéo montrant l’auteur en train de jeter au feu un de ses manuscrits achevés et une vitrine comportant le manuscrit d’un texte publié dans Sur le geste de l’abandon, Pascal Quignard. Cela signifie que la relation de l’auteur à ses manuscrits est peut-être en train de changer du fait du don de ceux-ci. Il existe peut-être à présent pour lui une alternative à la destruction permanente de ses brouillons.
Mireille Calle-Gruber – Forcément, l’exposition et le livre n’ont ni les mêmes contraintes ni les mêmes visées, par conséquent leurs dispositifs sont à chacune chacun singuliers.
Pour l’exposition, le schéma du parcours sous forme de tableau a été soumis à Pascal Quignard afin de déterminer avec lui les pièces qui seraient montrées.
Le livre, lui, s’est construit indépendamment de l’exposition, selon une scénographie éditoriale propre, et grâce à l’accueil généreux de Fanny Pauthier et Philippe Fauvernier aux éditions Hermann. Pascal Quignard a toujours grand soin de l’architecture et de la composition – sans quoi il n’y a pas livre.
Nous avons éliminé les documents de l’album familial et donc la matière et le récit biographiques. Privilégiant la somptueuse reproduction pleine page des peintures très coloriées ou des dessins en manière noire exécutés par Pascal Quignard, le volume, scandé par la pourpre des pages de garde tel un rideau de théâtre, offre une plongée visionnaire, quasi hypnotique, dans les matières et les traits de la main ; aperçus et syncopes, épiphanies et absences surgissent au regard sans jamais produire ni synthèse ni une totalisation. Tourner la page, c’est voir par éclairs, par jaillissements, chaque battement de paupière est un fondu au noir entre deux éblouissements. Et les didascalies, levant un peu du mystère de ces visions, dessinent à leur tour un mouvement de découverte momentanée. Donner à voir n’ôte rien à l’énigme du devenir-œuvre, ni l’exposition à l’éphémère.
Davantage : ce livre, c’est la grotte paléolithique de l’écrivain, les lecteurs y partagent avant toute pensée logique ou analogique, ses hallucinations, ses illuminations, ses révélations, ses traits d’écriture. C’est sa grotte des frères Lumière, évoquée dans Les Solidarités Mystérieuses, la « Grotte de la Goule aux Fées » où les deux photographes mettent au monde les couleurs du monde qu’ils tirent de la nuit.
Anaïs Frantz – La notion de « fragments » choisie dans le titre de l’exposition a-t-elle opéré dans la disposition des documents montrés en particulier ceux qui relèvent de la « biographie » de l’écrivain ?
Olivier Wagner – C’est selon ce principe même que ce choix de documents a été fait. On ne pouvait éviter de parler de la vie de l’homme qui a écrit une œuvre précise. Mais cette sélection, montrant divers instants d’une existence, est la manifestation du côté purement interchangeable de toutes les biographies : Pascal Quignard est né de parents, a fait partie d’une certaine fratrie, a grandi, s’est marié, a eu un enfant et est désormais grand-père. Il n’y a rien ici d’exceptionnel, rien qui vienne expliquer l’œuvre. Ce sont des fragments d’une vie, mais qui n’ont donc pas vocation à faire une biographie.
Le choix de présentation, cette accumulation de portraits de famille dans des cadres individuels a été conçu selon le même esprit. Elle fait écho aux semblables accumulations de photographies de famille que nous avons tous chez nous.
Mireille Calle-Gruber – En choisissant le motif de Boutès comme fil conducteur – Boutès le rameur du navire Argo qui se jette à l’eau et se rend à l’appel des Sirènes, contrairement à Orphée qui couvre de sa musique assourdissante les voix enchanteresses, l’exposition relève ce que Pascal Quignard célèbre dans son œuvre : l’interruption, la dissidence, le départ, l’abandon au plus grand risque.
Quant au livre, on est fort éloigné de quelque visée ou de quelque effet biographique : il y a d’une part le leitmotiv du geste perdu du don et de l’abandon qui fait du moindre signe une affaire de vie et de mort. Textes, images et légendes se vouent à l’aléatoire survenue des tracés, traits traces, et à leurs intermittences, qu’il s’agisse de publications abouties, de projets abandonnés, de « chemises » de dossiers préparatoires, de dessins qui « prépensent » les scènes, bref de tout un ensemble foisonnant, chaotique au sens où « Chaos » signifie notamment l’Ouvert.
Mais il y a davantage : au cœur de Sur le geste de l’abandon se trouve enchâssé un livre fantôme : De taciturnis, qui fut un projet comportant le texte de Pascal Quignard et les gravures sur cuivre de Pierre Frilay. Livre jamais abouti du fait de la mort – accidentelle ou suicidaire – de l’artiste. L’inclusion du fantôme (ne pas oublier que c’est ainsi, aussi, qu’on désigne le carton glissé sur une étagère de bibliothèque à la place du livre emprunté manquant), cette inclusion n’est pas l’édition d’un inédit : De taciturnis demeure à l’état de maquette, exposé dans son inachèvement, le texte montrant ses repentirs et la composition encore à l’atelier. Prévaut le silence, le silence écrit, celui du texte de Pascal Quignard, sublime et comme exténué ; celui de la lecture dont les doigts « touchent un bout de silence » ; celui des gravures non figuratives évoquant les hauts fonds de la mer ou du ciel ou des eaux amniotiques…
Sur le geste de l’abandon n’est pas, je crois, question de « fragments » : je dirais plutôt affleurements, tremblements, émergences ; et surgissements « sauvages » au sens où Pascal Quignard entend le mot sauvage : à la fois errance, contemplation solitaire et imprévisibilité foudroyante. C’est le rapport de l’œuvre – et du vivant – au temps même. Il y va de quelque chose de magique dans le processus des signes et des significations à l’œuvre. Quelque chose que la récente publication de L’Homme aux trois lettres nomme« Le fond magique de l’amour » (Dernier Royaume XI).
Anaïs Frantz – Aurait-on pu, en écho au titre du livre intitulé « Sur le désir de se jeter à l’eau », publié dans la collection « Archives » des Presses Sorbonne Nouvelle, intituler cette exposition « Sur les manuscrits sauvés du feu » ?
Olivier Wagner – Oui… et non. La question qui me semble essentielle est celle de la raison pour laquelle Pascal Quignard a pu conserver certains feuillets tandis que le reste du manuscrit était destiné à s’embraser dans une cheminée. Car la révélation de cette exposition me semble être cet aspect puissamment graphique de sa façon d’écrire, avec ces images jetées sur le papier qui viennent soit prépenser le texte, soit conclure l’écriture par la création de peintures étranges. C’est le cas par exemple des deux seuls feuillets conservés des manuscrits préparatoires d’un roman de l’auteur, Les Solidarités mystérieuses. Ces feuillets n’ont été conservés que parce qu’ils avaient été peints. Ils n’étaient plus considérés par l’auteur que comme un papier brouillon. Les quelques pages du manuscrit de Tous les matins du monde en témoignent encore : les éléments manuscrits conservés ne le sont bien souvent que sous forme de palimpseste. Ils sont donc sauvés du feu, oui, mais pas dans le sens où certains manuscrits seraient conservés et d’autres non, mais dans le sens où ne sont jamais gardés que des fragments. L’exceptionnel manuscrit de Boutès, le seul conservé intégralement grâce à la sollicitation d’Irène Fenoglio fait bien figure d’hapax.
Mireille Calle-Gruber – Pascal Quignard ne détruit pas ses archives, je ne crois pas qu’on puisse le dire ainsi. Il brûle les brouillons des livres parus dans l’année et cet abandon est un geste ritualisé. Il en fait le récit dans Une journée de bonheur, au chapitre « Sur le feu du grand tas de feuilles mortes d’automne ». La forme prosodique de ce récit donne à la scène une dimension sacrificielle : ce feu de joie lié au temps cyclique de la nature (il brûle ensemble brouillons et feuilles mortes), je le vois comme un geste d’offrande. C’est aussi un moment d’extase, un moment d’accord parfait qui a quelque chose de panthéiste.
Faire une offrande est un don modeste mais c’est donner jusqu’au bout : un geste de l’extrême. Donner-perdre (per-dare), c’est le même geste.
Par suite, ce serait réducteur de titrer « Sur les manuscrits sauvés du feu ». L’attitude d’un écrivain vis-à-vis de ses archives est révélatrice : comme Claude Simon, Pascal Quignard choisit et organise, et ce geste fait de l’archive un legs. Pascal conserve les documents de famille, ses carnets, ses dessins et peintures, ses partitions, sa correspondance, les œuvres de ses amis ; il conserve bien des éléments par devers lui, dont il fait usage d’écriture, et dont il fera donation « après »…
Bref, Pascal Quignard aime l’archive. J’en veux pour preuve sa réaction lorsque je lui ai montré les Carnets de comptes de la tante paternelle de Claude Simon, lesquels ont inspiré deux ouvrages du Prix Nobel. Dans la préface qu’il a donnée à la publication de ces documents, Pascal expose avec beaucoup de force, la puissance de transmission de l’archive : « On entre en contact avec le mort en touchant ce qu’a touché le mort. Et on touche sa vie vivante en touchant ce qu’il a touché quand il était vivant » (« Écrire, tenir », préface à M. Calle-Gruber, Les Comptes du Temps. L’archive de Claude Simon. Carnets de Tante Mie, HDiffusion, 2020, p. 41).
Au cours de cette méditation, Pascal Quignard en vient à affirmer la dimension de « don funéraire » de l’archive. La phrase ci-après met je crois un point d’orgue à notre entretien et à vos interrogations si pertinentes sur l’interprétation de don et abandon : « toucher ce livre de comptes », écrit-il, et c’est lui qui souligne, « me fait éprouver l’étrange contact sacré propre aux dons funéraires ».
Anaïs Frantz – Comment le conservateur à la Bibliothèque Nationale de France appréhende-t-il la singularité du fonds Pascal Quignard ?
Olivier Wagner – L’élément le plus frappant sans doute est le contraste entre l’étendue de l’œuvre publiée de Quignard et la rareté des archives conservées. Cela ne signifie pas que le fonds soit dépourvu d’intérêt mais plutôt qu’on n’y trouve pas ce que l’on s’attend à trouver chez un écrivain. Les éléments biographiques sont particulièrement intéressants, mais comme le sont aussi les correspondances, tout particulièrement s’agissant des jeunes années de l’auteur. Autre singularité, le fonds est amené à grandir au fur et à mesure des travaux en cours de l’auteur. C’est assurément un virage important pour lui, mais nous allons tenter en lui laissant la possibilité de se séparer de ses manuscrits en les laissant à la BnF de le conduire, peut-être, à moins brûler.
Propos recueillis par Anaïs Frantz
L’auteure remercie Pamela Ellayah pour les photographies réalisées dans la Galerie des donateurs. DR.
Commissariat : Olivier Wagner
Catalogue : Pascal Quignard, Sur le geste de l’abandon, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Paris, Hermann, 2020.
Émissions liées à l’exposition :
« Chez Pascal Quignard », La Compagnie des poètes par Manou Farine, France Culture, 28 août 2020.
« Pascal Quignard, voleur de mots », L’Heure bleue par Laure Adler, France Inter, 28 septembre 2020.
Pour citer cet article:
Anaïs Frantz, « Pascal Quignard. Fragments d’une écriture. Entretien avec Olivier Wagner & Mireille Calle-Gruber », dans L’Exporateur littéraire, Dec 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/pascal-quignard-fragments-dune-ecriture-entretien-avec-olivier-wagner-mireille-calle-gruber/, page consultée le 05/12/2024.