Entretiens

21/12/2021

Opération mains propres. Entretien avec Bruno Goosse

Été 78 (Bruxelles)

Poursuivant un questionnement sur les sanatoriums, l’artiste Bruno Goosse investit la galerie Été 78 à Bruxelles avec une exposition qui commence par vous inviter à une opération d’hygiène élémentaire. Elle vous permettra de toucher et de manipuler sans risques certaines des pièces présentées, les nombreux livres qui témoignent, avec d’autres pièces, comme des photographies, d’un projet philanthropique de Louis Empain. Bruno Goosse répond dans cet entretien à quelques questions concernant ce projet. (Propos recueillis par David Martens pour les RIMELL).

 

David Martens – Comment est né ce projet ? Dans quelle mesure s’inscrit-il dans le prolongement de tes précédentes propositions, notamment celles qui ont trait aux sanatoriums ?

Bruno Goosse – Toujours compliqué de cerner une origine. Dès 2018, je me suis intéressé aux sanatoriums à partir d’un intérêt pour les procédures de protection de certains bâtiments, le classement, lui-même issu d’une réflexion autour de la première chose que l’État belge a décidé de protéger en vertu d’une loi : le champ de la bataille de Waterloo. Je me demandais ce qui justifiait de classer tel bâtiment plutôt que tel autre. Comment se glisse la question de la valeur ou des valeurs dans le processus. Selon cet axe de travail les sanatoriums me semblaient intéressants parce que leur particularité architecturale, la présence de galeries couvertes et largement ouvertes sur l’extérieur est liée à un dispositif sanitaire (la cure d’air). Or, ce dispositif curatif a disparu avec la découverte de l’effet des antibiotiques sur la tuberculose. Dès lors, que devient la qualité architecturale d’un bâtiment semblable ? Par exemple, le célèbre sanatorium Paimio a été conçu par Alvar Aalto avec des galeries de cure (espaces ouverts prolongeant chaque chambre). Lorsque cette thérapie naturelle a été abandonnée au profit des antibiotiques, on a demandé à l’architecte de refermer les espaces ouverts devenus inutiles. Ce qu’il a fait. Plus tard, le bâtiment a été classé. Avec les galeries de cure refermées par des vitres. Pourquoi pas. Mais pourquoi ?

Je m’étais également intéressé à un bâtiment construit par Antoine Courtens pour le compte de Louis Empain dans les Laurentides, au Québec. Ce bâtiment est l’enjeu de tensions socio-politiques locales importantes en raison, notamment de son classement.

Aussi, lorsque j’ai appris que le même Louis Empain, en même temps qu’il confiait à Michel Polack la réalisation de la Villa prestigieuse qui porte encore son nom lui demandait de construire un internat à Amberloup, dans le sud de la Belgique, et que ce bâtiment était, à l’inverse du premier, peu connu, peu documenté, voire invisibilisé dans la carrière de l’architecte, je me suis dit qu’il vaudrait la peine d’y regarder de plus près.

 

DM – Entre le début de ton travail sur les sanatoriums et cette exposition, un virus devenu fameux a quelque peu retenu l’attention de l’ensemble des habitants de notre petite planète. Dans quelle mesure ce contexte tout de même assez particulier a-t-il affecté ton questionnement concernant ce projet ?

BG – Oui, la pandémie est venue juste après l’intérêt pour les sanatoriums et le travail sur le bâtiment du Québec. On peut dire que cette pandémie inattendue a ancré réflexion et travail dans la voie du lien entre « santé » et « public », que l’on trouve dans l’expression santé publique. Autrement dit, il me semblait d’autant plus pertinent de me pencher sur ces moments où s’invente l’intérêt de l’État pour la santé des citoyens et en contrepartie, la responsabilité de l’État dans les questions de santé qui jusque-là semblaient plutôt ressortir de la sphère privée.

Par ailleurs, à ce stade de la réflexion et du travail, il est évident que certains choix ont étés opérés parce que la pandémie était là. On peut dire que la pandémie a activé des histoires passées. Ainsi je ne sais pas si le lave-mains que j’ai placé dans l’exposition aurait été construit de manière à être utilisable au sein du lieu en dehors de ce contexte. Mais cette reconstitution du lave-main ne doit pas être réduite à l’opportunité de sa fonctionnalité dans le contexte que nous connaissons. Il interroge également la fonctionnalité au sein d’un lieu d’exposition dans le cadre des procédures de valorisation architecturale qui conduisent à privilégier le classement de bâtiments jouant un rôle de représentation plutôt que des bâtiments plutôt fonctionnels (si on compare la Villa Empain, classée, et l’Institut de Sainte-Ode, non répertorié).

 

DM – Qu’est-ce qui a conduit ton exposition à prendre forme dans la Galerie Été 78 ?

BG – Peux-tu préciser la question ? Je peux répondre le hasard, ou la rencontre avec le propriétaire, lui-même mécène, puis une certaine connivence, mais je doute que ce soit ce qui t’intéresse…

 

DM – Je pense que tu réponds tout à fait bien à la question et tout ce que tu dis m’intéresse : un mécène accueille une expo relative à un autre mécène… Je prends… Les entreprises « philanthropiques » d’Empain se caractérisent, comme nombre de photographies que tu donnes à voir dans l’exposition le montrent, par un souci de maîtrise sur les corps, notamment ceux des bambins de l’Institut Sainte-Ode. Mais, comme il se doit, cette préoccupation se double d’un souci des âmes et des nourritures spirituelles à leur dispenser, qui en passe chez Empain par le livre. Peux-tu nous en dire un peu plus ?

BG – Oui, si dans un premier temps l’objectif de Louis Empain semble être de s’occuper de la santé des corps en offrant un cadre de vie sain et une nourriture abondante à des enfants pauvres, mal nourris, vivant dans des lieux peu salubres, selon les logiques hygiénistes qui se développent dans le cadre de la lutte contre la tuberculose, dans un second temps il s’est également soucié de l’hygiène de l’esprit. Convaincu que l’éducation est imitation, il a souhaité faire en sorte que les enfants se retrouvent face à des modèles qu’il jugeait correct, loyaux, droits. Il a écrit un livre qui établit la liste des livres à lire pour les enfants et les jeunes gens. Les livres y sont évalués et classés par âge et par genre. Intitulé « nos enfants lisent », le guide était publié aux « éditions du soleil levant », maison d’édition namuroise, créée et financée par Louis Empain lui même. Le guide comprend notamment des livres des éditions du soleil levant, donc édité par lui même. Et il est amusant de constater que dans ce cas, les livres ne sont pas évalués au moyen d’une note sur vingt, comme c’est le cas pour les livres d’autres éditeurs.

 

DM – Ceci explique qu’il y ait un certain nombre de livres dans ton exposition. Ils occupent pour l’essentiel la deuxième partie de la salle. Quelle place leur accordes-tu ? Certains sont présentés de façon tout de même assez particulière, photographiés avec des mains gantées apparentes…

BG – Ici, il faut distinguer les livres de l’exposition des images de certaines pages de ces livres. Les livres sont des objets réels que l’on peut prendre en main. Ils ne sont pas sous vitrine. Ils sont simplement posés sur une table comme on pourrait les trouver chez un bouquiniste. Ils ne sont pas présentés comme des objets précieux qu’il faudrait manipuler avec beaucoup de soin pour protéger leur vie. Ils ont une place de témoins. Ces livres ont été lus. En tant que livre lus, ils témoignent de la réalité d’un imaginaire partagé : ils représentent matériellement le monde idéal tel qu’une personne a pu le rêver et, par le temps qui s’est écoulé depuis lors, notre  regard d’aujourd’hui y voit la part d’ombre qu’il contenait. Chaque livre est usagé, il est passé de main en main, mais on ne sait par quelles mains il est passé. Usé, vieilli, défraîchi, jauni, cette matérialité entre en tension avec l’idéalité de pureté hygiéniste. S’était-on lavé les mains ? Les spectateurs qui craignent une contamination peuvent demander des gants pour manipuler les livres.

Par ailleurs il y a aussi des images des livres et une vidéo. Les livres présentés ont été acquis en suivant une des catégories du guide de Louis Empain, Nos enfants lisent. La plupart de ces livres contiennent des images. Toutes les pages de ces livres contenant des images ont été photographiées afin de pouvoir les mettre en relation, les comparer. Je trouvais important de pouvoir proposer une sorte d’image d’ensemble, un peu comme on peut parler de la photographie d’une situation. Avoir sous les yeux des images diverses de telle manière qu’elles entre en relations les unes avec les autres. Deux parti pris formels : photographier sans vouloir maîtriser la lumière, mais en la laissant perturber la lisibilité de l’image et tenir le livre avec des mains gantées. C’est une manière de convoquer l’origine sanitaire du projet de l’institut « air et soleil » : la lutte contre la tuberculose par des moyens naturels et sa prévention par les mêmes moyens. L’exposition au soleil détruit le bacille de koch. Le soleil joue donc un rôle purificateur. Le livre serait-il traité comme une maladie ?

DM – S’agissant des expositions de toi que j’ai pu voir ces dernières années, tu me sembles souvent prendre le parti de disposer les éléments que tu donnes à voir sans les lester de commentaires qui en indiquent aux visiteurs la signification. Pour quelle raison cette position ? Par souci de ne pas trop prendre les gens par la main ?

BG – Par respect pour l’intelligence sensible des visiteurs, pour permettre l’expérience, les cheminements.

 

DM – D’accord, mais, en revanche, lorsque je visite tes expositions et que tu es présent, ton attitude me paraît complètement différente. On te sent très présent. J’ignore si cela tient au fait que tu connais personnellement certains des visiteurs, mais le fait est que tu interpelles volontiers et attires l’attention sur tel ou tel aspect de telle proposition, souvent assez discrète et dont on a l’impression que tu ne voudrais pas qu’il nous échappe. Comment cela se fait-il ?

BG – Tu as raison, c’est une contradiction. Je sais que l’exposition est exigeante. Elle demande de regarder très attentivement certaines images. Par exemple, certaines ne doivent leur présence et leur place sur les murs qu’à la condition d’être comparées. Si je perçois un regard un peu trop distrait, effectivement je vais interpeller le spectateur que je connais, attirer son attention sur une chose ou sur une autre, lui rappeler l’exigence du regard. Mais je me laisse souvent un peu déborder par le fil de la parole. Ce faisant je vous prive sans doute de l’expérience que pourtant je souhaite. Pardon David.

DM – Bah, ne t’excuse pas, enfin… Je pose juste des questions… d’ailleurs, voici la dernière : cette exposition connaîtra-t-elle une déclinaison sous une autre forme que celle de l’exposition, par exemple sous la forme d’un livre ? Le fait est que tu as produit, il est disponible dans l’exposition, un petit journal illustré.

BG – L’édition qui est disponible dans l’exposition est un fac similé de deux pages de journaux de 1938 et 1939 qui contiennent un article présentant le projet d’Empain. Jeje suis intervenu graphiquement (et sobrement) sur le document. Cette édition permet de donner des informations, voire une explication du projet philanthropique de Louis Empain en général et de l’Institut de Sainte-Ode en particulier. Cette édition a un statut hybride en ce sens qu’il s’agit presque d’un outil de médiation (un texte explicatif de l’exposition) bien qu’il ait été écrit 80 ans avant l’exposition et n’en parle absolument pas.

Il m’arrive de proposer plusieurs déclinaison du même projet. Une exposition peut parfois devenir un livre. Ici, ce n’est pas prévu, pour l’instant. Comme dit plus haut, la matérialité des livres montrés et la possibilité réelle de se laver les mains dans l’exposition me paraissent trop importants pour permettre une simple représentation au sein d’un livre.

 

DM – Reste donc à aller voir ton exposition…

BG – Voilà qui est parler…


Pour citer cet article:

David Martens, « Opération mains propres. Entretien avec Bruno Goosse », dans L’Exporateur littéraire, Dec 2021.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/operation-mains-propres-entretien-avec-bruno-goosse-propos-recueillis-par-david-martens-pour-les-rimell/, page consultée le 13/10/2024.