Entretiens
Le Mystérieux métier d’écrire. Entretien avec Sarah Neelsen autour d’une exposition en ligne
Récemment mise en ligne, l’exposition Le Mystérieux métier d’écrire, consacrée à Jean-Louis de Rambures, a été réalisée par des étudiant.e.s de la Sorbonne Nouvelle. Sarah Neelsen, qui a coordonné ce projet, nous en présente les lignes de force.
David Martens – Pouvez-vous nous expliquer dans quel contexte d’enseignement ce projet a été développé et ce qui vous a amené.e.s plus particulièrement à un projet d’exposition ?
Sarah Neelsen – L’exposition Le Mystérieux métier d’écrire a été développée par les étudiant.e.s du Master pro « Métiers de la culture dans le domaine franco-allemand » ouvert à la Sorbonne Nouvelle en 2018. Chaque promotion travaille au cours d’une année complète à la réalisation d’un projet culturel d’envergure. Dans une première phase, les étudiant.e.s en élaborent le concept scientifique pour se familiariser avec les contenus, recherchent des financements et des partenaires institutionnels, et imaginent la réalisation concrète du projet dans toutes ses dimensions, laquelle est mise en œuvre dans une seconde phase.
Évidemment, ils et elles ne partent pas tout à fait de zéro. C’est l’équipe pédagogique du Département d’études germaniques qui décide en amont quel sera le projet de l’année à venir, en lien avec la nouvelle offre de formation et le profil des candidat.e.s souhaitant intégrer le Master. Parmi les nouveaux séminaires de recherche proposés par les collègues, nous déterminons celui qui viendra en appui scientifique du projet. Par exemple cette année un séminaire de littérature sur le Groupe 47 dont plusieurs membres entretenaient une correspondance avec Jean-Louis de Rambures. L’évaluation du cours préparait les étudiant.e.s à la rédaction de cartels et de textes de salle, une compétence qu’ils et elles ont pu réinvestir ensuite dans la réalisation de l’exposition.
Comme la préparation de l’offre de cours coïncide aussi avec la réception des premières candidatures, nous veillons à ajuster le projet aux centres d’intérêt de la nouvelle promotion, mais aussi à ses aptitudes. Nous avons un recrutement assez large avec des étudiant.e.s très internationaux qui viennent des études franco-allemandes mais aussi d’histoire de l’art, d’architecture ou d’archéologie et qui sont pour moitié déjà diplômé.e.s d’un master et/ou avec une première expérience professionnelle. Ainsi nous avons choisi pour l’exposition des étudiant.e.s au profil plutôt littéraire et se destinant à l’édition, avec pour certain.e.s des compétences en graphisme numérique ou en modélisation.
DM – Comment avez-vous déterminé le sujet de l’exposition, et pourquoi cette focale sur cet auteur ?
SN – Jean-Louis de Rambures compte parmi les acteurs importants des relations franco-allemandes après la Seconde guerre mondiale. Il a une trajectoire probablement assez typique de tous ces grands animateurs du dialogue entre la France et les pays de langue allemande, auquel il contribuait à la fois comme journaliste, traducteur et diplomate. C’est un milieu finalement relativement étroit, d’autant plus aujourd’hui, où la personnalité de quelques-un.e.s a été déterminante et a pu avoir une influence durable. Tout est une question d’échelle : Jean-Louis de Rambures est inconnu du grand public, mais une figure majeure de la reconstruction des échanges intellectuels et littéraires après 1945. Il a été un interlocuteur et sans doute un ami pour les auteurs et autrices de langue allemande en quête d’un public international, mais il a été aussi un observateur très fin de la nouvelle vie littéraire outre-Rhin, soucieux de la rendre accessible au public français. Cela ne veut pas dire que sans lui la face du monde eût été changée, mais par un travail très systématique et de longue haleine, il a œuvré pour que la littérature contemporaine allemande soit lue en France et puisse être découverte par ceux et celles qui s’y intéressaient.
Notre perspective a été de documenter l’action d’un passeur, d’interroger les ressorts de la médiation (inter)culturelle à travers un de ses acteurs historiques. Nous ne voulions pas forcément de « coup de projecteur » sur Rambures, mais comprendre les qualités d’un homme agissant à son échelle, c’est-à-dire beaucoup dans l’ombre et principalement pour faire connaître d’autres vies et d’autres œuvres que la sienne. Lors de notre visite aux archives, nous avons été frappé.e.s par le peu d’archives biographiques alors qu’il y avait pour chaque recension publiée quantité de documents préparatoires et parfois d’échanges avec l’auteur. Nous avons voulu rendre compte de cet état des lieux. Nous avons reconstitué la biographie professionnelle de Rambures et interrogé des personnes qui l’avaient côtoyé mais l’avons laissé dans sa position initiale de relatif anonymat, d’homme discret en raison probablement de son extraction aristocratique, de ses fonctions diplomatiques et de son homosexualité.
Les étudiant.e.s que nous formons seront majoritairement actifs dans la médiation culturelle et nous voulions les sensibiliser à la noblesse de cette fonction alors même qu’elle agit dans les coulisses d’un système encore très axé sur la construction d’icônes médiatiques. Cette tendance est en train de changer et nous voulions essayer de montrer ce que peut être une exposition monographique non pas égocentrée mais centrifuge. Jean-Louis de Rambures a été notre point de départ (salle 1 « J.-L. de Rambures ») et il reste le centre qui relie tous les fils de l’exposition, mais nous nous sommes progressivement déplacé.e.s d’abord vers les personnalités avec lesquelles lui-même avait échangé (salle 2 « Explorer le mystère ») puis vers des contributeurs et contributrices de notre époque, et même de notre entourage, que nous avons sollicité dans le même esprit que Rambures dans ses chroniques (salle 3 « Manières d’écrire »). C’était vraiment une réflexion sur la transmission du patrimoine culturel afin qu’elle ne soit pas qu’un travail documentaire mais bien une continuation, un prolongement vivant.
D M – Comment les étudiant.e.s ont-elles perçu ce travail et ses différentes facettes ?
SN – Les étudiant.e.s se sont passionné.e.s pour ce travail. Nous sommes entré.e.s très progressivement dans le sujet, en commençant par une série de visites d’expositions monographiques à Paris (Otto Freundlich au Musée de Montmartre et Pascal Quignard à la BNF) et en ligne (visite guidée de l’exposition Schiller au Deutsches Literaturarchiv Marbach). Chacune a fait l’objet d’un compte-rendu rédigé à plusieurs mains, ce qui a permis d’apprendre le partage d’idées, la mise en forme et la relecture critique. Nous avons également rencontré différents professionnels du domaine, une archiviste-paléographe, un commissaire d’exposition, une spécialiste de communication numérique, un scénographe. Tous ces échanges ont nourri notre réflexion pendant la phase d’élaboration du concept scientifique de l’exposition. Nous avons pris conscience du cadre législatif qui régit la consultation et la valorisation d’archives personnelles, ou bien le régime d’attention particulier qui gouverne les publications en ligne, ou encore la façon de guider un spectateur dans l’espace et de le faire interagir avec une œuvre. Le premier semestre s’est terminé par plusieurs semaines de lecture intensive des chroniques publiées par Rambures dans les années 1970 et l’élaboration de trois concepts d’exposition.
Un tournant décisif a ensuite été notre première visite aux archives de l’Institut Mémoire de l’Édition contemporaine à Caen où est conservé le fonds Rambures. L’abbaye d’Ardenne est un lieu de toute beauté et constituait notre première sortie depuis de longs mois. Après tant de semaines passées derrière les écrans, c’était un bain de jouvence de se plonger dans des papiers en tout genre et de déchiffrer des écritures manuscrites, tantôt témoignage de sincère amitié, tantôt refus d’interview griffonné sans chaleur. Ce « contact » avec Jean-Louis de Rambures a suscité l’envie d’en savoir plus. Le travail s’est réparti tout naturellement entre les différentes sous-équipes et les étudiant.e.s ont fait preuve de plus en plus d’autonomie, d’un réel esprit d’initiative. Ils et elles ont souhaité entrer en relation avec des personnes que Rambures avait connues et qui pouvaient nous parler de lui, certain.e.s ont été rendre visite à Paul Nizon, d’autres ont téléphoné à Hélène Cixous, ou correspondu sur Facebook avec sa parenté. Les demandes de droits d’exposition pour les pièces que nous avions retenues nous ont à leur tour mis en contact avec bon nombre de descendants ou de proches d’écrivains connus (le frère de Thomas Bernhard, le fils d’Heinrich Böll, la sœur de Lothar Baier). Le groupe a aussi développé une grande inventivité pour créer ses propres supports audio, photo ou vidéo, souvent bricolés à la maison, dans la rue, avec l’entourage. Le fait de voir la recherche académique déborder dans le monde réel et s’incarner dans le monde immédiatement contemporain a été une formidable motivation pour les étudiant.e.s.
DM – Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées ? Je pense notamment au temps disponible dans le cadre d’un cours, et concernant la durée de ce cours. Je me permets de vous poser cette question car j’ai moi-même institué dans le cadre des RIMELL un cours dont l’objectif consiste à mettre sur pieds une exposition en ligne et il s’agit de l’une des principales difficultés à prendre en considération, il me semble.
SN – Le confinement bien sûr. Mais il nous a sans doute soudé.e.s aussi d’une manière incomparable. Nous avons pu maintenir un grand nombre de séances en présentiel tout au long de l’année sur dérogation rectorale. L’atelier projet était donc pour tous le seul moment de la semaine où nous pouvions retourner à l’université, nous voir et échanger de vive voix. Malgré tout, nous avons dû reporter à plusieurs reprises notre voyage à Caen et décider assez tôt que l’exposition se ferait exclusivement en ligne.
Ces conditions très particulières mises à part, l’un des principaux problèmes a été de faire reconnaître notre projet auprès des institutions dont beaucoup avaient peine à en cerner la nature. Fallait-il nous confier au service pédagogique (spécialisé dans l’accueil des scolaires) ou plutôt au service recherche (souvent sans finalité d’exposition) ? Finalement, au plus fort du projet, notre interlocuteur m’a appelée, enthousiaste, pour me dire « mais ce n’est pas un projet étudiant, c’est une vraie exposition ! ». Et nous avons fini par être accompagné.e.s par le service « prêt de pièces » qui s’occupe effectivement des « vraies expositions »…
Les formations universitaires pâtissent nettement d’un imaginaire bloqué sur les cours en amphithéâtre, un suivi très peu personnalisé des étudiant.e.s et des contenus parfois très théoriques. Pourtant beaucoup d’entre nous sont engagés dans un processus de profonde transformation de nos pratiques pédagogiques, lequel peut d’ailleurs prendre des formes différentes. À titre personnel, je suis associée depuis plusieurs années aux réflexions interuniversitaires et pluridisciplinaires du CRI de Paris sur d’autres formats d’enseignement.
Le grand public ne sait pas suffisamment ce qui se passe dans les universités publiques et c’est dommage. Il ne retiendra probablement de l’année écoulée que la fermeture de nos locaux et le désarroi de nos étudiant.e.s. Tout cela est vrai, mais il y a eu de belles aventures pédagogiques comme en témoigne notre exposition, elles ont besoin d’être soutenues et financées, et on ne compte pas s’arrêter là !
Pour citer cet article:
David Martens, « Le Mystérieux métier d’écrire. Entretien avec Sarah Neelsen autour d’une exposition en ligne », dans L’Exporateur littéraire, Jun 2021.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/le-mysterieux-metier-decrire-entretien-avec-sarah-neelsen-autour-dune-exposition-en-ligne/, page consultée le 05/12/2024.