Entretiens

Frédéric Jacques Temple rencontres ses peintres. Entretien avec Maud Marron-Wojewodzki, commissaire de l’exposition

Espace Dominique Bagouet (Montpellier)

Au fil des ans, le Montpelliérain Frédéric Jacques Temple a tissé des liens aux quatre coins de la planète, créant des amitiés avec des grands et petits noms de l’art. Cette exposition exceptionnelle de l’espace Dominique Bagouet célèbre ces rencontres, dévoilant sur les murs et derrière les vitrines des peintures et des esquisses qui furent autrefois les propriétés de l’artiste. Nous avons pris rendez-vous avec la co-commissaire de l’exposition.

Camille Van Vyve – Quelles sont exactement vos responsabilités au Musée Fabre ? Vous montez des expositions régulièrement ?

Maud Marron-Wojewodzki – Je suis conservatrice du patrimoine au Musée Fabre et je suis responsable des collections modernes et contemporaines, c’est-à-dire de la seconde moitié du XIXe siècle à nos jours et suis commissaires des expositions au Musée Fabre relatives à cette période. La dernière exposition que j’ai montée était une collaboration avec le Musée de Beaux-Arts de Nantes et s’intitulait United States of Abstraction, elle était consacrée aux artistes américains présents en France après la Seconde Guerre mondiale. Pour le moment, j’ai deux autres projets d’exposition en cours. Travailler pour l’Espace Bagouet était inédit pour moi, il s’agit d’un lieu d’exposition municipal, non d’un musée, qui dépend de la ville de Montpellier.

CVV – Comment l’idée de cette exposition est-elle née ?

MMW – Cette exposition est née de la volonté de la Ville de Montpellier de rendre hommage au poète Frédéric Jacques Temple suite à son décès en août 2020. Différents évènements ont eu dans la ville de Montpellier durant l’année 2021, avec notamment un concert-lecture et des colloques. Il y a eu alors cette idée de compléter cet hommage par une exposition qui mette en avant son lien avec les peintres de la région. Comme une partie du fonds contemporain du Musée Fabre est consacrée aux artistes régionaux dont beaucoup furent en lien avec Frédéric Jacques Temple, le commissariat de cette exposition nous incombait de manière assez naturelle. Initialement, l’exposition devait s’inscrire dans l’ensemble des activités menées en hommage à ce poète, qui avaient lieu un peu partout dans la ville et elle devait avoir lieu plus tôt dans l’année – début de 2021 – mais pour différentes raisons, ça a été reprogrammé plus tardivement en 2022.

CVV –  Vous avez déjà monté des expositions autour d’un sujet littéraire ?

MMW – Non, pas directement. Toutefois, j’ai toujours aimé mêler la littérature et les questions de l’écrit aux arts plastiques, parce que beaucoup d’artistes écrivent ou commentent l’art de manière souvent très poétique.

CVV – Estimez-vous que l’œuvre de M. Temple s’y prêtait aisément ? Comment avez-vous procédé ?

MMW – Nous avons construit l’exposition en deux temps, qui articulaient sous deux angles le compagnonnage de Frédéric Jacques Temple avec les artistes. Tout d’abord, la première approche fut celle du regard du poète sur les arts plastiques, en nous appuyant sur un ouvrage qui a été publié aux Éditions Meridianes, une maison d’édition montpelliéraine : Frédéric Jacques Temple, Mes rencontres. Celui-ci est formé de courts textes sur les œuvres du Musée Fabre par Frédéric Jacques Temple. Un mur de l’exposition s’appuie en partie sur ces œuvres commentées par l’écrivain, associées à de longues citations de ce dernier qui en constituaient les cartels. Parce qu’avant tout il a été un regardeur de ces tableaux. Il s’agissait plus précisément d’artistes de l’entre-deux-guerres à Montpellier, donc d’ainés de Frédéric Jacques Temple mais également d’artistes qu’il a connus lui-même et qu’il a côtoyés, ce que nous avons pu illustrer avec divers documents d’archives. Le visiteur voyait dans ces photos, dans ces lettres, les témoignages d’une amitié qui nourrissait le regard du poète. De cette façon, le premier temps de l’exposition donnait à entendre la voix de Frédéric Jacques Temple, elle donnait à voir sa propre subjectivité face aux œuvres. Le second temps de l’exposition était davantage consacré à ses collaborations artistiques et littéraires avec les peintres, une collaboration active et féconde. Il y a un artiste qui faisait le pont entre les deux parties de l’exposition, à savoir Jean Hugo (1894 – 1984), un artiste multiple (peintre, illustrateur, décorateur…) et touche-à-tout. Arrière-petit-fils de Victor Hugo, il vécut à Paris dans les années 1920, avant de se retirer dans les années 1930 à Lunel, une petite ville aux portes de Montpellier, où il a rencontré Frédéric Jacques Temple. Celui-ci a d’abord écrit sur les œuvres de Jean Hugo tandis que leur première collaboration artistique a vu le jour en 1974 : Hugo illustre a produit une gravure pour un tout petit ouvrage de Temple, intitulé Armageddon. Ce qui est assez amusant, c’est que la thématique de la lutte des géants se tient dans un livre de taille très réduite, pas plus que 5 ou 6 centimètres. Ce passage d’un regard d’écrivain sur l’art à une collaboration artistique a permis de développer plus profondément sur le deuxième mur de la salle d’exposition les collaborations qui ont marqué les cinq dernières décennies de sa carrière. Pour contextualiser l’ensemble, nous avons disposé des vitrines au centre de la salle et sur la cimaise du fond était accroché un portrait familial de Frédéric Jacques Temple, au côté de son épouse et ses deux enfants, La famille heureuse, par Vincent Bioulès.

CVV – Il me semble que cette division en deux temps vous est venue assez naturellement. Avez-vous exploré d’autres pistes ?

MMW – Oui, c’est venu en effet assez naturellement, en appréhendant son œuvre et son travail, d’allier ces deux aspects. Bien évidemment, il y a eu des hésitations sur les artistes et les œuvres choisies, du fait d’un espace d’exposition réduit. Certaines collaborations étaient incontournables tandis que certaines œuvres des collections du musée ne pouvaient pas être déplacées. Nous avons par ailleurs souhaité construire l’exposition à partir des fonds présents au Musée Fabre, dans les collections privées montpelliéraines et à la Bibliothèque municipale, qui s’est vue offrir une importante donation d’ouvrages et de livres d’artistes par Temple. L’enjeu était de parler de Frédéric Jacques Temple dans ses liens avec la scène artistique, qui est principalement celle de Montpellier. Je pense que ce sont d’abord des liens d’amitié qui guidaient ses collaborations, principalement au sein d’un réseau artistique régional.

CVV – Comment avez-vous opéré le choix des livres et de quelle façon avez-vous souhaité les présenter ?

MMW – Les collaborations artistiques sont nombreuses ; il y en a quasiment chaque année et certains artistes reviennent très fréquemment. Ce qui était vraiment important pour nous, c’était de pouvoir représenter chacun des artistes. Il est vrai que, parmi ces artistes, Alain Clément, installé à Nîmes, est davantage représenté, parce que Frédéric Jacques Temple a beaucoup collaboré avec lui. On a ainsi travaillé avec la Bibliothèque municipale Émile Zola, qui possède de très beaux livres d’artistes. Les critères de sélection étaient avant tout esthétiques, parce que nous avons aussi ce regard de conservateurs et d’historiens de l’art. J’ai ainsi principalement choisi des livres qui exprimaient cet entremêlement fort entre le texte et l’œuvre. Par contre, le premier ouvrage, Armageddon, n’est pas spectaculaire, mais marque quand même un moment charnière. L’année même de sa publication, il entame sa seconde collaboration, cette fois avec Albert Ayme. L’ouvrage ne se trouve pas dans la collection de la Bibliothèque Émile Zola et je n’ai pas pu mettre la main dessus, mais nous avons tout de même souhaité représenter cette collaboration par des documents d’archives et l’accrochage d’une œuvre d’Albert Ayme, issue de la collection du Musée Fabre, que Frédéric Jacques Temple avait commenté lors de ses visites. D’autres artistes auraient pu être exposés, comme Mario Prassinos, qui ne fait cependant pas partie des collections du Musée Fabre, ni de celle de la Bibliothèque Émile Zola et nous ne pouvions nous permettre budgétairement des prêts lointains dans le cadre de ce projet. C’est ainsi que nous avons délimité notre corpus, tout de même assez représentatif. Pour ce qui est du choix des pages, il fallait pareillement privilégier le meilleur dialogue entre le texte et l’œuvre. Comme dans le cas de Venise toute d’eau avec André-Pierre Arnal, j’avais trouvé plusieurs exemplaires et j’ai montré une double page, où il y avait l’œuvre d’Arnal sur les deux pages, et j’ai choisi un texte en regard qui était pour moi le plus parlant pour cet échange à l’image. Je voulais ainsi illustrer cette variété et cette force du dialogue entre les deux médiums.

CVV – Au niveau des livres d’artistes, il y a forcément ce lien entre le texte et l’image, mais comment avez-vous procédé pour l’articulation entre les textes poétiques de Frédéric Jacques Temple et les toiles ?

MMW – Sur un pan du mur, il y avait les œuvres d’artistes que Temple avait commentés, donc c’était assez simple dans ce cadre-là. Nous avons ajouté à cela l’illustration de l’intérêt commun de Temple et ses peintres pour le paysage méridional en juxtaposant un paysage représentant Aigues-Mortes par Vincent Bioulès et un poème de Temple sur la ville. Cet intérêt n’est d’ailleurs pas unique – Frédéric Jacques Temple s’intéressait à beaucoup d’autres choses et fut un grand voyageur à travers le monde – mais témoignait néanmoins d’un attachement profond à sa terre natale. Nous avons également fait dialoguer un portrait de Frédéric Jacques Temple par Alain Clément, qui appartenait à l’écrivain, et un poème de Temple dédié à l’artiste. C’est un renvoi qui a le mérite de mettre en exergue le compagnonnage artistique et amical entre deux singularités, qui n’ont pas cessé de se nourrir l’un l’autre dans leur travail.

CVV – Est-ce que vous avez fait une découverte particulière ? Une pépite qui vous a frappée ?

MMW – Je vous en ai déjà parlé – la vraie pépite pour moi, c’est ce petit ouvrage Armageddon. Mais cette exposition a surtout été pour moi l’occasion de me plonger dans l’œuvre de Frédéric Jacques Temple. Même si je suis loin d’avoir lu tous ses ouvrages, je me suis plongée dans sa poésie et ses livres illustrés. J’ai beaucoup aimé ses textes notamment de voyage, de descriptions de villes, qui font souvent l’objet de ses livres illustrés. C’est le cas pour le livre illustré Venise sous l’eau (2007), une collaboration avec André-Pierre Arnal, et pour Ode à Saint Pétersbourg (2004) avec Pierre Soulages. Ce dernier est particulièrement beau, et fait suite à la découverte de cette ville où il passe ses quatre-vingts ans. Soulages s’est installé en partie dans le Midi dès les années 1960 et son œuvre est très présente dans les collections du Musée Fabre (il a fait une donation d’une vingtaine de toiles au début des années 2000). On a ainsi choisi de présenter une lithographie de l’artiste, issue de la collection de l’écrivain, accompagnée du texte illustré par Soulages. Lors de cette exposition, j’étais face à l’œuvre d’artistes sur lesquels j’avais déjà eu l’occasion de travailler dans d’autres contextes. La grande découverte pour moi a été donc la vie de Frédéric Jacques Temple, de son écriture. Bien sûr, c’était aussi une rencontre humaine. Je pense notamment à Brigitte Portal, la femme du poète, qui a accompagné le projet et qui a prêté beaucoup d’œuvres dans le cadre de cette exposition.

CVV – Cette découverte avec l’homme se manifeste aussi dans l’exposition de documents archivistiques. Était-ce important pour vous ?

MMW – Oui, car il ne s’agit pas simplement d’un travail de recherche scientifique, mais davantage de recontextualiser et d’incarner l’œuvre du poète, en lien avec ses amis artistes. Ce n’est pas une thèse sur le lien de Frédéric Jacques Temple avec les peintres. L’idée était vraiment de créer un projet qui soit un hommage à ce poète, avec une large part donnée à un aspect plus intime de sa vie, et la part d’émotion qui l’accompagne. On sent que Frédéric Jacques Temple aimait beaucoup la peinture, bien que non spécialiste de l’histoire de l’art. Il a su créer des relations très fortes avec les artistes, qu’on a voulu montrer, ce pourquoi il y a beaucoup de photographies avec des artistes, et beaucoup de textes personnels. On a exposé notamment de nombreuses petites aquarelles de Vincent Bioulès, envoyées à Temple pour son anniversaire. On a vraiment souhaité de faire quelque chose qui alterne plusieurs dimensions, mais qui donne à voir la subjectivité d’un homme sur l’art. En outre, comme il y avait aussi des œuvres abstraites, il était intéressant d’accompagner les formes parfois radicales de la nouvelle peinture, dont l’abord peut être difficile pour le public, d’une histoire plus personnelle sur leurs auteurs, d’y associer une narration moins théorique et plus sensible. L’exposition vient de s’achever et nous avons pu découvrir les retours très positifs formulés dans le livre de d’or. Montrer ces liens d’amitié aide ainsi à présenter des œuvres dans un autre contexte, sans quoi l’exposition n’aurait pas eu le même effet sur le public.


Pour citer cet article:

Camille Van Vyve, « Frédéric Jacques Temple rencontres ses peintres. Entretien avec Maud Marron-Wojewodzki, commissaire de l’exposition », dans L’Exporateur littéraire, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/frederic-jacques-temple-rencontres-ses-peintres-entretien-avec-maud-marron-wojewodzki-commissaire-de-lexposition/, page consultée le 24/04/2024.