Entretiens

Entrecroisements numériques. Cendrars & Wölfli exposés. Entretien avec Jehanne Denogent & Natacha Isoz

David Martens – Dans quel cadre ce projet d’exposition est-il né ?

Jehanne  Denogent & Natacha Isoz – L’exposition virtuelle Blaise Cendrars et Adolf Wölfli – De folles rencontres a été réalisée à l’initiative du Centre d’Étude Blaise Cendrars. Ce mandat visait à inscrire l’œuvre de Blaise Cendrars dans la constellation d’une époque, en l’associant à l’auteur d’art brut Adolf Wölfli. La question de recherche qui en était le cœur, et qui suscite la curiosité des cendrarsien·ne·s depuis des années, à savoir est-ce que Cendrars et Wölfli se seraient rencontrés à l’hôpital psychiatrique de la Waldau, a toutefois vite paru insoluble. En effet, les archives de la clinique sont difficilement accessibles, pour des raisons évidentes, et rien n’y semble indiquer la présence du jeune Frédéric Sauser lors des années 1907-1908, que ce soit comme étudiant ou comme patient. Le point de départ semblait donc être une impasse. Pourtant, cette question a fonctionné comme un levier dans le processus d’élaboration du projet, et elle reste centrale dans le parcours de l’exposition, permettant de mettre en évidence d’autres types de rencontres, entre les œuvres cette fois plutôt qu’entre les hommes, afin de décrire un contexte.

 

DM – Aviez-vous déjà l’une ou l’autre une expérience en matière d’expositions numériques ?

JD & NI – Non, aucune, si ce n’est en tant que visiteuses. Natacha Isoz avait déjà organisé plusieurs expositions in real life dans le cadre de l’association Wunderkammer ou pour des musées d’art (Centre d’art Pasquart, Collection de l’Art Brut). Le numérique semblait ouvrir de nouvelles et innombrables possibilités en matière de muséographie et de scénographie. Tout paraissait envisageable, mais il était difficile de savoir justement ce qui était possible. La collaboration avec INT, studio de design lausannois spécialisé en direction artistique, scénographie interactive et programmation créative, a été importante pour trouver une forme qui convienne à cet objet que nous voulions présenter. L’exposition n’adopte pas, en effet, une structure classique de site web. Le studio a développé une maquette spécifique à cette occasion.

DM – Quelles ont été vos interactions avec les institutions conservant les archives ?

JD & NI – Les processus d’emprunt des œuvres et manuscrits ont été relativement standards, bien que les objets n’aient pas été à empruntés à proprement parler. Il y a eu certaines craintes concernant la mise à disposition sur le web d’œuvres de bonne qualité, qu’il a fallu « protéger » du téléchargement. Des questions ont également surgi quant à la durée de l’exposition. C’est un point intéressant. L’exposition numérique semble en effet pouvoir échapper aux contraintes d’espace et de temps, contournant les problèmes de disponibilité (notamment en période de covid) et permettant de s’adresser à un public international. Pourtant, les expositions numériques sont éphémères elles-aussi. Les technologies utilisées sont vite obsolètes. Nous avons décidé de maintenir l’exposition ouverte pendant cinq ans. Cela permet de créer l’événement, tout en laissant le temps à chacun·e de la visiter et de la revisiter.

DM – Pour quelles raisons avez-vous opté pour une pluralité de modes d’entrée possible dans les aspects de votre exposition plutôt que pour un parcours plus classique et davantage linéaire ?

JD & NI – La question du fil narratif a fait l’objet de beaucoup de discussions entre nous et avec INT studio. Le numérique permet de réfléchir au parcours et de repenser la narration linéaire que l’on peut trouver dans beaucoup d’expositions in situ ou de livres. Les visiteur·euses sont libres de créer leurs propres parcours dans l’exposition et, ainsi, de se faire une idée quant à une rencontre entre Cendrars et Wölfli. Nous avons pensé les différentes « salles » comme les pièces d’une enquête à laquelle nous ne prétendons pas donner de réponse univoque. Elles peuvent être visitées dans n’importe quel ordre et seulement en partie. Le contenu est en effet dense (nous nous en sommes rendu compte en cours de route) et il n’est pas question de tout voir en une fois. Cette liberté d’évolution est un parti pris central du projet qu’il a fallu toutefois un peu tempérer. Il importe en effet de ne pas perdre les visiteurs·euses. À cet effet, nous avons ajouté des éléments de guidance et réduit quelque peu les possibilités de parcours, en supprimant les liens cross qui éclataient complétement l’expérience et permettait de passer directement d’un extrait d’une thématique « a » à un extrait d’une thématique « b ». Le parcours échappe dès lors à la linéarité, mais aussi à la logique rhizomique des hyperliens numériques, pour privilégier une circulation en arborescence.

DM – Fortes de cette récente expérience, quels sont à votre avis les atouts et les limites des expositions numériques ?

JD & NI – Les atouts sont nombreux, à commencer par cette diversité de parcours évoquée. Le numérique permet d’exposer différemment la littérature, en montrant plusieurs pages d’un même manuscrit ou en plongeant directement dans le contenu des livres sans s’arrêter à l’objet, dans une relation fétichiste au patrimoine. La mise en contexte de nombreux extraits, l’utilisation d’images et de sons facilitent cette entrée dans les textes et les œuvres. De plus, l’exposition numérique permet d’impliquer différemment les visiteurs·euses qui sont, en quelque sorte, les héros et héroïnes de leur visite. La carte que nous avons élaborée ressemble en effet à ce que l’on peut trouver dans certains jeux vidéo, qu’il suffise de penser à Zelda. Elle apporte une dimension ludique à l’expérience.

Un des enjeux d’une exposition numérique comme celle-ci réside dans sa diffusion. N’étant pas accueillie dans un musée, avec ses visiteurs·euses réguli·ères·ers, l’exposition doit néanmoins attirer les publics. Il est en outre difficile de mesurer l’intérêt de ces derniers pour ce type d’expérience – un aspect que nous avons tenté de contrebalancer en proposant un livre d’or. N’hésitez donc pas à nous partager vos questions et commentaires.


Pour citer cet article:

David Martens, « Entrecroisements numériques. Cendrars & Wölfli exposés. Entretien avec Jehanne Denogent & Natacha Isoz », dans L’Exporateur littéraire, Mar 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/entrecroisements-numeriques-cendrars-wolfli-exposes-entretien-avec-jehanne-denogent-natacha-isoz/, page consultée le 28/03/2024.