Entretiens
Charles Baudelaire et Constantin Guy. Le nouvel accrochage du musée d’Orsay, entre chronique du XIXème siècle et modernité de l’art
Musée d’OrsaySi vous êtes entré ces dernières semaines dans le Musée d’Orsay, que vous avez choisi de partir vers la gauche après le contrôle des billets et d’emprunter un escalier menant aux étages, alors vous avez peut-être eu la chance de passer dans la petite salle 41. Dissimulée dans le dédale des autres espaces du musée, elle présentait jusqu’au 25 janvier un accrochage passionnant : Charles Baudelaire et Constantin Guys. Le peintre de la vie moderne.
Le parti-pris est de mettre en parallèle les dessins du peintre Constantin Guys (1802 – 1892) , et l’essai de Charles Baudelaire Le Peintre de la vie moderne, inspiré des œuvres de Constantin Guys que l’écrivain tenait en haute estime. L’essai questionne les notions d’Art, de Beau et de Modernité. La modernité est un concept défini par Baudelaire en son temps, qui lui donne ses lettres de noblesse, et qui est le premier à évoquer l’idée d’un art contemporain. « La modernité, c’est le fugitif, le transitoire, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » écrit-il dans Le Peintre de la vie moderne. Il s’agit alors aussi d’extraire de la mode ce qui est éternel, ce qui mérite de rester à la postérité. Dans son podcast intitulé « Un été avec Baudelaire », publié sur France Inter en août 2014, Antoine Compagnon, spécialiste du poète, explique : « Toute beauté, dit-il, est double, et la modernité est à présent assimilée à son élément transitoire, fugitif ou contingent, par opposition à son élément éternel et immuable. D’une phrase à l’autre, la modernité désignerait donc à la fois ce qu’il y a d’impérissable et ce qu’il y a de périssable dans le présent.» La modernité, une notion bien difficile à saisir, parcourt toute l’œuvre baudelairienne, et trouve sa définition dans Le Peintre de la vie moderne, comme cela est montré à travers l’accrochage du musée d’Orsay.
Peintre méconnu, dont la notoriété, acquise grâce à Baudelaire, s’est éteinte aussi rapidement qu’elle est arrivée, Constantin Guys est un dessinateur de talent, et un remarquable observateur de son époque. L’accrochage dont il fait l’objet met en regard sa vision de ses contemporains avec l’écriture, et quelques dessins, de Charles Baudelaire.
Juliette Regnault (JR) – Pourriez-vous vous présenter ?
Géraldine Masson (GM) – je suis historienne de formation. Au musée, je suis collaboratrice scientifique au département des arts graphiques. Cela équivaut à un poste d’attaché de conservation. Mon travail consiste à suivre les campagnes de restauration, à faire des recherches sur les dessins de nos collections ainsi qu’à organiser des accrochages en partenariat avec les restaurateurs et la régie.
La présentation des dessins est dépendante de la fragilité des œuvres graphiques et de leur sensibilité à la lumière. Elles ne peuvent être exposées plus de trois mois tous les trois ans. Par exemple, deux portraits différents de Jeanne Duval ont été exposés pour cet accrochage. Le changement a été opéré le 5 décembre dernier, en raison des contraintes de l’exposition des dessins. Nous exposons donc nos collections permanentes par rotation. Pour cela, nous restaurons à chaque fois un fonds qui est ensuite valorisé par un accrochage.
JR – Pourriez-vous évoquer la genèse de l’exposition ?
GM – Orsay célèbre le bicentenaire de la naissance de Baudelaire avec différentes manifestations. Le musée est aussi en partenariat avec l’exposition de la Bibliothèque nationale de France « Baudelaire, la modernité mélancolique » à laquelle il a prêté nos 3 autoportraits du poète. On lui connait 40 dessins. Guys lui, était exclusivement dessinateur, pas peintre. Sa notoriété, il l’a acquise grâce à Baudelaire, mais elle est très vite retombée. 66 de ses œuvres se trouvent dans nos collections.
Dans la première section, j’ai voulu montrer les prestigieuses provenances de ces dessins. Les collections dont il est issu sont pour certaines d’entre elles, illustres ! Constantin Guys a accédé à la notoriété grâce à Baudelaire, nous avons un dessin qui a appartenu à Théophile Gaultier, ami du poète et critique d’art. C’est Nadar qui a mis les deux artistes en relation, il y a donc un dessin qui lui appartenait. Le fonds est aussi issu d’une deuxième génération de collectionneurs qui sont des historiens de l’art, Claude Roger Mars, Étienne Moreau-Nélaton. Ce dernier était un artiste, collectionneur et historien de l’art français, grand donateur du Musée d’Orsay et avait une collection de dessins, qui lui servait à étayer son propos d’historien de l’art.
JR – Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ce sujet ?
GM – Baudelaire s’est directement inspiré des dessins de Guys pour construire ses catégories du Peintre de la vie moderne. Il est donc intéressant de voir la modernité dans cet accrochage, de saisir ce que l’on retient du XIXème siècle et du Second Empire. Ce sujet permet aussi de questionner son rapport à l’art, à l’utilité de l’art, au Beau. Pour Baudelaire, le beau était forcément éloigné de l’état de nature, le produit d’un artifice. Par exemple, le maquillage était pour les femmes un artifice pour accéder à la beauté
Un autre axe mis en valeur est le rapport à la littérature. Baudelaire écrit Le Peintre de la vie moderne entre 1859 et 1861, deux ans seulement après le procès des Fleurs du Mal. Il a été très blessé par ce procès, même s’il savait que son recueil allait être « comme une explosion de gaz chez un vitrier » (Lettre à Auguste Poulet-Malassis du 29 avril 1859 : « Nouvelles Fleurs du mal faites. À tout casser, comme une explosion de gaz chez un vitrier. ») selon ses propres mots. Mais il souhaitait vraiment qu’on reconnaisse son talent de poète. Il ne croyait jamais être censuré alors que Flaubert avait été acquitté pour Madame Bovary deux mois avant. Il faut savoir qu’à l’époque, on a arraché des pages du recueil, censurées lors du procès !
Le Peintre de la vie moderne, c’est l’expression de toute la pensée de critique d’art de Baudelaire, nourrie depuis ses critiques du Salon de 1845 et 1846. Mais c’est aussi un artiste qui décrit la même société en dessins que ce que lui dénonçait en vers un artiste qui place les prostituées et les bourgeois comme représentatifs des mœurs de l’époque du second Empire.
JR – Ce sujet s’est-il imposé à vous dans le contexte de votre poste aux arts graphiques, lorsqu’il s’est agi de faire une exposition liée à Baudelaire ?
GM – Oui, car je voulais faire une exposition sur Baudelaire critique d’art. C’est lors de la présentation de nos dessins de Guys pour l’exposition « Splendeurs et misères des courtisanes, images de la prostitution, 1850-1910 » que j’ai découvert qu’il était le peintre de la vie moderne.
JR – À quels types de publics souhaitez-vous vous adresser avec cet accrochage ?
GM – Il est vraiment destiné à tous publics. L’accrochage est un peu caché et c’est dommage. Il se situe dans les espaces dévolus aux présentations des œuvres graphiques : photographies, dessins d’architecture et d’art décoratifs. C’est un projet qui a commencé avec Laurence Des Cars et qui se poursuit aujourd’hui sous la direction de Christophe Leribault : on voudrait présenter plus de dessins dans plusieurs salles du musée. Christophe Leribault est un conservateur arts graphiques, il a été directeur adjoint du Cabinet d’arts graphiques du musée du Louvre. Pour cet accrochage, nous n’avons pas de publication.
JR – Selon vous, faut-il être connaisseur de Baudelaire pour apprécier l’accrochage ?
GM – Oui et non. On peut avoir une approche uniquement par Guys, qui mérite aussi d’être reconnu. C’était un reporter ; le terme était déjà utilisé à l’époque ; qui produisait dans un journal, The Illustrated London News. Il avait une très grande maitrise du lavis d’encre, qui est une technique extrêmement délicate, pour laquelle aucune retouche n’est possible. Il avait aussi un regard très intéressant sur l’Orient et la guerre de Crimée. J’aimerais beaucoup poursuivre sur cette vision peu partagée à l’époque. Connaitre la poésie de Baudelaire donne cependant une autre lecture des dessins. Il y a beaucoup des Fleurs du mal et des correspondances entre les cinq sens dans l’œuvre de Guys : On a par exemple presque l’impression d’entendre le galop des chevaux, quand on regarde les dessins…
JR – Vous avez aussi fait le choix de mettre un cartel par œuvre…
GM – Oui c’était le moyen de compenser le fait de ne pas avoir de publication. Cela me permet aussi d’expliquer beaucoup de choses et d’éviter une simple juxtaposition de dessins. C’est aussi une trace qui restera de l’exposition : nous faisons dans le service de la documentation des dossiers d’expositions et dans chaque dossier de chaque œuvre, nous mettrons le cartel.
JR – Y’a-t-il une œuvre qui vous a particulièrement marquée ?
GM – C’est difficile de n’en donner qu’une… La Passante, à côté du panneau de salle, représente bien le lien entre Baudelaire et Guys, mais aussi la femme du XIXe siècle, qui marche seule dans la rue et qui a donné vie à toute une littérature du fantasme de la fugitive. Il y aussi La Veuve, qui m’a donné envie de faire une exposition sur les veuves. Pas quelque chose de sombre, mais quelque chose qui donnerait à voir cette autre figure littéraire du XIXe siècle, la femme libre de l’autorité du père et du mari. Nous avons de nombreux portraits dessinés de veuves dans notre collection. Il y a aussi une prostituée, très belle, de dos, en peignoir. Elle a beaucoup de présence. C’est son peignoir qui prend tout l’espace. Elle est magnétique.
Pour citer cet article:
Juliette Regnault, « Charles Baudelaire et Constantin Guy. Le nouvel accrochage du musée d’Orsay, entre chronique du XIXème siècle et modernité de l’art », dans L’Exporateur littéraire, Oct 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/entretien/charles-baudelaire-et-constantin-guy-le-peintre-de-la-vie-moderne/, page consultée le 07/10/2024.