Carnet de visites

Voltaire au Québec

Centre d’archives Mgr-Antoine-Racine de Sherbrooke (Québec) Commissaire(s): Peter Southam, Pierre Hébert, Chloë Southam (commissaire invitée)

 

Affiche officielle de l’exposition, disponible sur le site internet du Centre d’archives Mgr-Antoine-RacineL’œuvre de François-Marie Arouet (1694-1778), alias Voltaire, est surtout connue à travers ses copies. L’exposition « Voltaire : sa vie, sa plume, son influence au Québec » rend compte de ce fait, mais comporte aussi de remarquables inédits. Voltaire philosophe, écrivain, activiste, épistolier, historien et même Voltaire aubergiste se conjuguent dans cette présentation unique qui témoigne de l’influence transatlantique de cet écrivain et philosophe majeur des Lumières. S’il est entendu qu’il a été beaucoup lu et beaucoup étudié en Europe, « Voltaire n’échappera pas si aisément aux “quelques arpents de neige” », comme en fait foi le texte de présentation de l’exposition.

La collection Jacqueline Lambert-David, qui appartient au Pr Peter Southam (Université de Sherbrooke), compte 150 documents voltairiens dont plusieurs proviennent du château de Ferney, dernière résidence du philosophe. Comment les précieux documents ont-ils traversé l’océan Atlantique et quelque 250 ans d’histoire ?

Les Lumières en héritage

La famille du Pr Peter Southam a été propriétaire du château de Ferney de 1848 à 1999. La jeunesse de Southam est ainsi ponctuée par les étés passés au château, auprès de ses grands-parents. Dans un entretien accordé à l’Université de Sherbrooke, le professeur explique que Voltaire est particulièrement important pour les habitants du Jura – dont ont fait partie ses aïeuls – en raison de l’engagement du seigneur de Ferney en faveur de la réduction des misères de ses paysans. C’est d’abord une admiration intellectuelle qui lui a été transmise en héritage.

L’essentiel des archives exposées à Sherbrooke a été réuni entre 1840 et 1890, puis transporté au Canada lors de la Seconde Guerre mondiale par la mère du professeur Southam, Jacqueline Lambert, qui a beaucoup enrichit la collection initiale par des acquisitions.

Peter Southam croyait que tous les écrits importants de Voltaire avaient été mis au jour par le bibliographe britannique Theodore Besterman (1904-1976). C’est au moment de dresser l’inventaire de la collection qu’il s’est aperçu que plusieurs documents n’avaient jamais fait l’objet d’une publication. Il était d’autant plus urgent de les rendre accessibles à la communauté de recherche ; c’est ainsi qu’est né un partenariat entre la Voltaire Foundation de l’Université d’Oxford et l’Université de Sherbrooke. L’entièreté de la collection a été numérisée par les soins de la doctorante Sonia Blouin (Université de Sherbrooke). La Voltaire Foundation assurera la mise en ligne de la collection. L’exposition est l’aboutissement de ce projet.

Outre la mission de partage et de valorisation de la collection, une visée sous-jacente à son dévoilement est de rendre compte de l’influence de Voltaire au Québec. L’angle de la censure est en ce sens particulièrement probant, selon le professeur émérite Pierre Hébert (Université de Sherbrooke), spécialiste de littérature et de censure. Les commissaires révèlent ainsi un héritage transnational double, à la fois familial et libéral.

« Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer »

La Chapelle Pauline de la Basilique-Cathédrale Saint-Michel de Sherbrooke, construite par l’architecte Louis-Napoléon Audet à partir de l’an 1915, abrite le Centre d’archives Mgr-Antoine-Racine où se tient l’exposition.

L’enceinte cléricale s’offre comme une douce ironie pour accueillir les documents du libre-penseur. La largesse du décor religieux rappelle, par contraste, la haute lutte voltairienne contre l’obscurantisme et pour la tolérance. D’ailleurs, Pierre Hébert se fait le complice discret de l’écrivain séditieux en ajoutant une touche d’ironie à la scénographie curatoriale : à l’avant-plan, une statuette, Le patriarche de Ferney, modèle réduit en bronze offert par l’auteur M. Émile Lambert, statuaire, à la ville de Ferney-Voltaire en 1890 ; à l’arrière, un portrait de Mgr Ignace Bourget (1799-1885) peint par Daniel Gagnon, prêté pour l’occasion par Hébert. Mgr Bourget représente au Québec un symbole fort de répression ultramontaine au XIXe siècle. Le fait que la statuette tourne le dos au censeur offre un clin d’œil à l’héritage voltairien au Canada. Comme un subtil affront, les documents voltairiens reposent ainsi sous la voûte restaurée de la chapelle, entre les grands vitraux.

L’exposition se scinde en deux parties : des documents appartenant à Peter Southam, ainsi que des écrits sur Voltaire, témoignant de l’influence de celui-ci au Québec.

Trois vitrines de sol rectangulaires contiennent les pièces de l’exposition dans un agencement sobre en demi-lune qui invite à un parcours circulaire. Chacun de ces présentoirs comporte deux côtés, totalisant six vitrines et autant de regroupements thématiques. La première halte rend compte de la jeunesse parisienne de Voltaire (1694-1726) : s’y trouvent des écrits qui lui ont valu sa première renommée, littéraire, dont un manuscrit clandestin unique de l’Épître à Uranie. La seconde est consacrée à ses premières années d’exil et contient ses travaux d’histoire et de cartographie. L’extrait du manuscrit de L’histoire de la guerre de 1741 retient l’attention puisqu’il s’agit d’un livre qui n’a pas été publié du vivant de Voltaire, pour des raisons d’État, d’après le Pr Southam. Les troisième et quatrième, qui sont donc l’endroit et l’envers d’une même vitrine de sol, présentent l’influence concrète de Voltaire au Canda : d’un côté, une série de périodiques canadiens-français qui ont fait l’objet d’une censure cléricale à l’époque; de l’autre, des ouvrages québécois consacrés au philosophe, dont L’Influence de Voltaire au Canada de Marcel Trudel (deux volumes parus en 1945), un ouvrage qui a fait date. Le cinquième volet, consacré aux batailles politico-judiciaires et sous-titré « Écrasons l’infâme », en référence à la formule de clôture qu’adopte Voltaire à cette époque dans sa correspondance militante, regroupe des documents relatifs à la période allant de 1758 à la mort du penseur, en 1778. En entrevue, le collectionneur souligne notamment la mise sous vitrine d’une série de manuscrits découverts par sa mère et rédigés par Voltaire. L’affaire Decroze, survenue vers 1761 dans le voisinage de Ferney, concerne l’attaque sauvage du fils de l’horloger Decroze par les hommes de main du curé de Moëns. Il s’agit de la première bataille menée par Voltaire afin de rendre justice à un innocent. La sixième section est focalisée sur la même période, mais concerne plus spécifiquement les fonctions d’« aubergiste de l’Europe » de Voltaire au château de Ferney : avantageusement situé, le château a accueilli de nombreux correspondants de Voltaire qui ont profité de leur passage sur les routes du Grand Tour de France pour visiter le seigneur de Ferney. La section recèle notamment l’inventaire et l’acte de vente du château. Au gré de la visite, le public est invité à découvrir six capsules audios à l’aide de codes QR disséminés à travers l’exposition.

De l’Épitre à Uranie au Pour et le Contre de Voltaire, selon Kilyan Bonnetti

Invité par le Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ), Kylian Bonnetti (Université du Québec à Trois-Rivières) présentait le 6 avril 2022 une conférence permettant de bien saisir l’importance d’une pièce remarquable de l’exposition, un manuscrit clandestin inédit de l’Épître (1722), produit quelque part avant 1772.

L’Épître, poème de jeunesse de Voltaire, dénonce le voile de la religion et la superstition. L’œuvre clandestine anonyme, qui circule en France à partir de 1728, connaît toute une série de modifications : ajouts, coupures, renvois intertextuels, jeux graphiques, modulations de support, etc. ; au point que Bonnetti la conçoit comme une œuvre collective. Au XVIIIe siècle, les idées hétérodoxes circulent principalement par manuscrits : c’est un format peu coûteux, mais noble tout à la fois. Il ne faut pas se leurrer : l’image d’un écrivain nerveux, terré dans le coin sombre d’un café parisien, griffonnant à la hâte un texte séditieux avant de le glisser sous le manteau relève surtout du mythe. La diffusion de l’Épître a été massive, multiforme et pérenne. Le texte a connu d’innombrables versions avant qu’on en arrive au Pour et le Contre, sa version imprimée, en 1772. La spécificité du manuscrit sherbrookois tient notamment à son support. Kilyan Bonnetti et Marc André Bernier (Université du Québec à Trois-Rivières) le qualifient de « clandestinité d’apparat ». Son grand format (de 75 cm sur 45 cm environ) et le soin apporté au graphisme suggèrent en effet que l’affiche était trimballée dans les soirées de lecture en petits cercles, de sorte à servir de catalyseur à des débats philosophiques. Le graphisme atypique du titre, de même que l’épais cadre noir qui entoure le texte, appuient l’hypothèse d’un texte d’apparat, visant bien à être exhibé (et non conservé sous le manteau !). L’absence de marques d’un quelconque système d’accrochage laisse croire que le texte était bien transporté, et non affiché. En somme, il s’agit d’un objet de luxe ayant soutenu une pratique sociale de lecture spécifique à l’époque des Lumières.

Informations pratiques : Du 27 janvier au 23 juin 2022, il est possible de découvrir soixante pièces de la collection Jacqueline Lambert-David au Centre d’archives Mgr-Antoine-Racine de Sherbrooke (Québec). Par la suite, l’entièreté de la collection sera mise en ligne par la Voltaire Foundation de l’Université d’Oxford.

Karol’Ann Boivin (Université de Sherbrooke – AQÉI, GRÉLQ)

 

Voir l’article de la journaliste culturelle Anik Moulin sur l’exposition.

 

 

 

 

 


Pour citer cet article:

Karol’Ann Boivin, « Voltaire au Québec », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/voltaire-au-quebec/, page consultée le 19/04/2024.