Carnet de visites

Voix surréalistes – Le Corps des mots (La Louvière)

Centre Daily-Bul & Co Commissaire(s): Marie Godet, Michel Wauthion

Voix surréalistes – Le Corps des mots, Centre Daily-Bul & Co, La Louvière, du 15 octobre 2022 au 15 janvier 2023

 

Les expositions sur le surréalisme foisonnent en cette période de centenaires : alors que la BNF commémorait en 2019 L’Invention du surréalisme et la publication des Champs magnétiques, l’exposition Nadja, un itinéraire surréaliste à Rouen revendique également son inscription parmi « les expositions commémoratives autour du surréalisme, qui aura 100 ans en 2024 » (si l’on prend le premier Manifeste comme acte de naissance). De la même manière, le centième anniversaire de la naissance de l’artiste surréaliste Pol Bury donne l’occasion de lui rendre hommage, à travers diverses publications et rétrospectives. Dans le cadre de l’événement collectif Pol Bury – 100 ans qui s’échelonne tout au long de l’année 2022, le Centre du livre d’artiste (Nouvelle-Aquitaine) consacre par exemple un ouvrage et une exposition à ses « livres et écrits », interrogeant ainsi la façon dont sa pratique artistique s’articule avec son activité poétique. Une exposition en forme de « cabinet de curiosités » s’est par ailleurs tenue au Centre Daily-Bul & Cie de La Louvière au printemps dernier, donnant à voir un ensemble d’archives inédites de l’artiste.

C’est dans ce même lieu, dédié à la mémoire de la « pensée Bul », que s’est ouverte le 15 octobre dernier l’exposition Voix surréalistes. Le corps des mots, dont l’objectif est de « faire (re)découvrir Bury, ainsi que d’autres artistes et poètes belges dont il était proche, via le prisme de leur voix ». Le pari des commissaires est de donner accès à la démarche créative de six artistes et poètes ayant pris part au mouvement surréaliste en Belgique (Marcel Broodthaers, Christian Dotremont, René Magritte, Marcel Mariën, Achille Chavée et Pol Bury) en prenant pour matériau d’analyse leurs paramètres vocaux, volontaires et involontaires, et en faisant jour sur la quantité d’informations contenues dans ces voix de créateurs : non seulement elles sont la plupart du temps porteuses d’un métadiscours susceptible d’éclairer l’œuvre, mais elles renseignent également sur l’origine sociale et géographique de l’écrivain, ainsi que sur son état d’esprit et sa personnalité.

L’exposition postule par ailleurs que l’étude de la voix apparaît particulièrement pertinente dans le cas du mouvement surréaliste, où la question du corps a suscité des prises de position tranchées. « Je pense que, si les ‘‘surréalistes’’ (mais ne faudrait-il pas d’abord ‘‘déconstruire’’ ce générique ?) n’ont pas ou ont peu déconstruit la langue, c’est parce qu’au fond ils avaient une idée normative du corps – et pour tout dire, de la sexualité. […] Ils ont, me semble-t-il, manqué le corps. C’est pourquoi il reste d’eux trop de littérature », avait d’ailleurs déclaré Roland Barthes au cours de l’un des entretiens rassemblés dans Le Grain de la voix (Seuil, 1981). Cette disqualification du corps dans le surréalisme de l’entre-deux-guerres – au profit de l’inconscient chez Breton, ou de la raison chez Nougé – aurait mené plusieurs jeunes membres du groupe à emprunter une direction plus personnelle. Ainsi, Mariën et Broodthaers orientent leur quête d’effets poétiques vers les objets et se mettent à créer « des poèmes en reliefs », conférant ainsi davantage de matérialité à leur démarche. Cette tentative d’« incorporation » du surréalisme se loge aussi dans le geste cinétique qui caractérise les sculptures de Bury et les logogrammes de Dotremont. La question qui résulte de ce constat est celle d’une éventuelle différence de prosodie entre la première et la seconde génération surréaliste : existe-t-il de quelconques concordances entre les positionnements esthétiques et les paramètres vocaux ? peut-on déceler une « signature du corps » dans la voix des écrivains ? quelle relation unit le style d’écriture et l’identité vocale d’un poète ?

 

Les archives sonores du surréalisme : approche esthétique et scientifique

Un triple partenariat – artistique, archivistique et scientifique – structure la progression de l’exposition. Le premier a été noué avec le collectif Void, un duo d’artistes bruxellois, dont l’installation dans la salle liminaire vise à plonger le visiteur « dans un univers de voix en tant que sensations physiques déclencheuses d’émotions » (cartel introductif). Des archives sonores des six créateurs résonnent dans la pièce obscure grâce à une technologie laser, qui rend la provenance du son incertaine et fait osciller les voix entre netteté et indistinction. L’expérience se révèle avant tout apéritive : le visiteur ne parvient à happer que quelques bribes de ces six voix qui s’entrecroisent de façon presque insaisissable.

Le second partenariat concerne la mise à disposition d’archives sonores et audiovisuelles par la Sonuma et les Archives et Musée de la Littérature. Un dispositif ludique invite le visiteur à associer les portraits photographiques des six artistes à leur nom, leur écriture manuscrite, et leur timbre vocal… Ces archives sonores sont données à entendre d’emblée et de façon centrale, contrairement aux scénographies traditionnelles qui les relèguent généralement au statut de documents accessoires. L’écoute de ces voix, présentées comme « les signes d’une identité » sert ainsi de porte d’entrée à l’univers artistique. Ce jeu de devinette attise en outre l’attention auditive : le visiteur prête spontanément attention à la matérialité des voix, au-delà du contenu des discours prononcés.

Enfin, c’est grâce à la collaboration du linguiste Michel Wauthion qu’a été conçu le parcours didactique installé à l’étage, qui propose d’envisager la voix selon ses composantes techniques. La présentation d’outils de transcription des voix (des captures d’écran du logiciel Praat) permet de visualiser les éléments prosodiques, et d’ainsi objectiver les impressions d’écoute à la lumière des variations de fréquence, de durée (allongement de certains phonèmes) ou de hauteur. C’est en prenant appui sur ces notions propres aux sciences du langage que l’exposition entend interroger la correspondance entre les caractéristiques vocales d’un artiste et sa démarche de création. Illustrées par des prosogrammes aux allures presque médicales, les analyses fournies par Michel Wauthion dégagent certains traits saillants des six voix de surréalistes, et identifie ainsi dans la diction de Broodthaers une ironie pince sans rire, dans celle de Chavée une « éloquence engagée » aux accents moralistes, « une élasticité molle » dans la prosodie de Mariën, un ton de maître d’école de campagne chez Magritte, une forme de lenteur monotone et contrôlée chez Bury, et enfin, « une voix qui danse » concernant Dotremont. Certaines analyses sont plus convaincantes que d’autres : celle qui concerne le profil vocal de Broodthaers, en particulier, aide à y repérer les éléments prosodiques caractéristiques de l’ironie – une tonalité élevée, une agitation mélodique importante et un débit ralenti – et contribue ainsi à étayer, au moyen de traits objectivables, la posture de détachement plus ou moins feint qu’adopte l’artiste à l’égard de l’art.

 

Quatre expositions en une

Nombreux sont les partis pris à saluer au sein de cette exposition : celui consistant à accorder une place centrale aux archives sonores et audiovisuelles, révélant ainsi leur intérêt épistémologique ; celui de faire appel à un collectif d’artistes contemporains pour prolonger l’écho de ces enregistrements de voix de poètes ; celui d’envisager une approche transdisciplinaire pour penser le surréalisme (bien d’autres collaborations avec des scientifiques, des philosophes ou encore des psychanalystes pourraient s’avérer fécondes pour mieux saisir le mouvement) ; celui de fournir un éclairage sur les voies qu’empruntèrent les multiples entreprises post-surréalistes, de CoBrA au Daily-Bul, et sur leurs tentatives de dépassement des apories surréalistes, etc.

Cette multiplicité d’approches donne lieu à une étonnante densité : l’hommage à Pol Bury, la découverte des voix de poètes et des indices qu’elles contiennent, la question du corps dans la seconde génération du surréalisme et le parcours didactique sur les sciences du langage se retrouvent mêlés en quelques salles seulement, alors que chaque axe pourrait constituer une exposition à part entière. Certaines informations et problématiques mériteraient d’ailleurs davantage de développement : le projet surréaliste et son contexte d’émergence sont tenus pour acquis, dans une exposition qui se veut pourtant didactique, et le saut opéré entre l’évolution du rapport au corps et le style prosodique des six créateurs pourrait être précisé. Par ailleurs, tandis que le choix de présenter Dotremont, Mariën et Broodthaers aux côtés de Bury se trouve motivé en vertu d’un souci commun de la matérialité dans leur démarche artistique (remédiant ainsi au grief adressé à un certain surréalisme désincarné), et que celui d’ajouter Chavée à cet éventail tient à son rôle décisif dans le parcours surréaliste de Bury, l’inclusion de Magritte est moins clairement explicitée. Si l’on étend l’approche à la première génération surréaliste, pourquoi ne pas donner à entendre les voix de Louis Scutenaire ou de Paul Nougé, dont de précieux enregistrements existent pourtant ?

Il n’en demeure pas moins qu’interroger la voix au sein du projet surréaliste constitue un angle de vue particulièrement riche. Qu’elle soit mobilisée en tant que moteur de la création, en tant que motif poétique ou en tant que mode d’expression, elle n’a cessé d’animer ou de diviser les membres du mouvement. On pourrait d’ailleurs étendre l’enquête aux sons qui rythmèrent les activités du groupe : entre les concerts-spectacles de Correspondance, les expérimentations musicales d’André Souris, les performances, les chahuts, et les voix de poètes recueillies dans ou hors studio et qui dorment dans les fonds d’archives, il y aurait encore matière à poursuivre cette démarche innovante consistant à exposer le pan sonore du surréalisme belge…

Manon Houtart (UNamur / FNRS)
Catalogue d’exposition : Voix surréalistes. Le corps des mots, La Louvière, Centre Daily-Bul & Co, coll. « Bul d’art » n°3
La majorité des archives données à entendre au cours de l’exposition sont issues de ce disque : Le Groupe surréaliste révolutionnaire, Dotremont et Broodthaers, CD vol.3, Sub Rosa, 2008 (disponible sur Spotify : https://open.spotify.com/album/29RqszCTaZcQAFEj4sUDQ5)
Certaines archives audiovisuelles sont également disponibles en accès libre sur la Sonuma :
https://www.sonuma.be/archive/pour-illustrer-magritte-du-15101974
https://www.sonuma.be/archive/marien-la-fausse-monnaie-et-le-faux-tract-magritte
https://www.sonuma.be/archive/en-toutes-lettres-du-13021993
https://www.sonuma.be/archive/le-monde-des-formes-marcel-broodthaers

Pour citer cet article:

Manon Houtart, « Voix surréalistes – Le Corps des mots (La Louvière) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/voix-surrealistes-le-corps-des-mots-la-louviere/, page consultée le 26/04/2024.