Carnet de visites

Vladimir Nabokov et la mer des mots

Fondation Jan Michalski Commissaire(s): Marie Bouchet, Agnès Edel-Roy, Boris Vejdovsky

 

Parler à un large public tout en sortant du simple parcours biographique, c’est tout l’enjeu de l’exposition Vladimir Nabokov : Rivages de l’écriture à la Fondation Jan Michalski. L’exposition se présente comme une mise en musée de la vie de Nabokov, mais aussi et surtout de tout ce qui a nourri et accompagné son œuvre littéraire. Qu’il s’agisse de ses méthodes d’écriture, de sa grande passion pour les lépidoptères et les échecs, de son travail assidu au service de l’entomologie, mais aussi des réalités financières et sociales qu’il a connues, de l’opulence et la joie de son enfance et de sa jeunesse en Russie, de la pauvreté des années passées en exil en Europe, de l’expérience de l’Amérique, et de la fin de sa vie en Suisse. Des photographies familiales côtoient les premières éditions de ses œuvres, les problèmes d’échec dialoguent avec des papillons épinglés, les textes des cours de littérature qu’il a enseignés, ses fiches de notes pour l’écriture de Lolita, les télégrammes échangés entre Véra Nabokov et Stanley Kubrick et quelques aquarelles réalisées par l’écrivain. L’exposition tisse une toile complexe mais abordable des inspirations, aspirations et activités diverses d’un écrivain curieux, polyglotte et cosmopolite. Elle replace également la Romandie sur la carte des études Nabokoviennes, notamment grâce au colloque international qui s’est déroulé à Lausanne en juin, aux visites guidées proposées par le commissariat et à la table ronde atour de Lolita animée par le commissariat et Lola Roy.

 

 

Une écriture tâchée de couleurs

On entre dans la salle d’exposition par le bas, en empruntant un escalier qui fait surgir le visiteur dans une pièce rectangulaire dont les murs sont couverts d’expôts. Chaque mur correspond à une période de la vie de l’écrivain, on y retrouve les années russes, le premier exil en Europe, le second en Amérique et enfin l’installation Suisse. Sur les murs s’étendent, tels les papillons qui ont suivi Nabokov de continent en continent et d’un exil à l’autre, des taches de quatre couleurs différentes, chacune correspondant à une période de la vie et de l’écriture de Nabokov. Marie Bouchet, commissaire de l’exposition, explique que l’ocre de la période russe fait référence aux falaises de karst qui bordent les rives de l’Orédèje, rivière qui relie les trois domaines familiaux dans lesquels Nabokov a passé les étés heureux de son enfance et de sa jeunesse. Le lilas de l’exil européen renvoie à la couleur préférée de Nabokov, mais également au nom de plume qu’il choisit à l’époque, V. Sirine (В. Сирин), en référence au sirine (/s’ir’in/), oiseau merveilleux du folklore russe, dont la prononciation est très proche de celle de « сирень » (/s’ir’en’/, « lilas ») en russe. Le bleu iridescent des années américaines est celui des papillons Azurés dont Nabokov est devenu spécialiste durant cette période. Pour finir, le jaune du dernier exil en Suisse fait référence au Machaon, papillon qui échappe à l’écrivain quand il était enfant et lui donne la fièvre des papillons jusqu’à ses dernières années. Il rappelle également Ada ou l’ardeur, roman rédigé au bord du Léman, dans lequel le jaune et le noir tiennent une importance particulière. Le jaune est aussi un clin d’œil aux stores du prestigieux Montreux Palace où Nabokov a vécu de 1961 à sa mort. Ces derniers se présentent comme les symboles d’un dernier exil doré et de la richesse de son enfance retrouvée grâce à la vente des droits de Lolita à Stanley Kubrick et James Harris.

 

Les couleurs établissent donc des références à la persona littéraire de Nabokov, à ses recherches entomologiques, mais également à la nature de sa Russie natale qu’il aimait tant. Le fait qu’elles s’épanouissent en taches le long des murs, plutôt qu’en segments clairement délimités, suggère la nature perméable des différents aspects de la vie et de l’œuvre de Nabokov. La forme rectangulaire de la salle d’exposition permet effectivement une ouverture de tous les murs les uns sur les autres. Elle établit donc un dialogue entre les différents aspects de la vie et de l’écriture de Nabokov, faisant converser les situations géographiques, réalités politiques, sociales et linguistiques dans lesquelles l’écrivain a évolué et qui ont nourri son écriture. La première partie de l’exposition, consacrée à l’enfance et la jeunesse de Nabokov en Russie est placée contre le seul mur qui ne possède pas de stand d’expôts devant lui. Ce choix muséographique permet une ouverture optimale de cette période de la vie de Nabokov sur toutes les autres, démontrant comment le souvenir de la patrie perdue a accompagné, nourri et influencé chacune des autres phases de sa vie et de sa création. C’est une véritable mise en musée du mal du pays dont Nabokov dit qu’il ne l’a jamais quitté (Speak, Memory : An Autobiography Revisited, Penguin, 2016 [1966], 190).

Une mer de littérature

Bien qu’un ordre de visite chronologique soit conseillé par le livret de l’exposition, le visiteur est libre de se promener à son gré dans l’écriture et la vie de Nabokov. Les textes qui accompagnent les exposants ne se trouvent d’ailleurs pas sur les murs, mais également dans le petit livret, ce qui laisse le choix au visiteur de s’intéresser à un exposant plutôt qu’à un autre, sans les hiérarchiser visuellement. Il en va de même pour les codes QR disponibles sous certains exposants qui permettent au visiteur armé d’un smartphone et d’écouteurs d’accéder à des fragments audios d’extraits choisis de l’œuvre de Nabokov. Le visiteur est donc libre de tisser lui-même des liens entre les différents éléments de l’exposition, tout en dosant à son gré l’intervention des textes de salle. Lorsqu’il entre dans l’espace d’exposition, ce visiteur est instantanément plongé dans la densité complexe de l’œuvre de Nabokov, comme lâché en pleine mer. Toutefois, les murs et les exposants qu’ils présentent matérialisent les rivages de cette mer d’écriture. Ils présentent tout ce qui a pu entourer l’écriture de l’œuvre de Nabokov, ce qu’elle a dégagé, mais également de quoi elle découle. Le visiteur peut donc voguer d’un rivage à l’autre, et ces derniers l’aideront à poser un regard informé et éclairé sur cette étendue dense et complexe de littérature qu’est l’œuvre de Nabokov.

 

Un écrivain vivant

Dans la dernière partie de l’exposition intitulée « Derniers rivages européens », on peut voir deux rares photos couleur de Nabokov chassant des papillons. Ces dernières animent une figure qui nous apparaît essentiellement en noir et blanc, il fixe l’objectif, au terme d’une vie et d’une œuvre cosmopolite et riche, comme nourri de toutes les tâches de couleur qui parsèment les murs de l’exposition. Cette dernière aura su présenter les véritables rivages de la dense et complexe étendue qu’est l’œuvre de l’écrivain, mettant en avant ce qui a nourri, inspiré et découlé de l’écriture de Nabokov d’une manière complète et abordable pour un public de non-spécialistes.

 Nadia Bauer

Université de Lausanne

 

À écouter: entretien radio avec le commissariat

Crédits photographiques :

  • Photographies de l’exposition : © Léo Fabrizio. Ces images appartiennent à la Fondation Jan Michalski.

Pour citer cet article:

Nadia Bauer, « Vladimir Nabokov et la mer des mots », dans L'Exporateur. Carnet de visites, May 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/vladimir-nabokov-et-la-mer-des-mots/, page consultée le 03/05/2024.