Carnet de visites
Variétés (Gand et Arles)
Université de Gand et Rencontres de la photographie d’Arles Commissaire(s): Sam Stourdzé, Damarice Amao, Ronny Gobyn, Steven Jacobs, Steven Humblet
Variétés, revue d’avant-garde. Berenice Abbott, Florence Henri, Germaine Krull… La collection de l’AMSAB révélée, Chapelle Saint-Martin du Méjan, Arles, France, du 1er juillet au 22 septembre 2019.
Variétés (1928-1930) and Photography from the AMSAB-ISG collection, VANDENHOVE – Center for Architecture & Art, Gand, Belgique, du 30 novembre 2018 au 16 février 2019.
Dans le cadre de la 50e édition des Rencontres d’Arles, l’exposition Variétés, revue d’avant-garde propose de revisiter l’histoire de la photographie moderne en s’arrêtant sur un objet singulier, Variétés, revue d’art belge généreusement illustrée, qui a paru entre 1928 et 1930. À travers une présentation chronologique, numéro par numéro, reconstitué grâce à des fac-similés, et de nombreux tirages originaux issus des archives de Van Hecke, l’exposition entend présenter un nouveau regard sur la photo d’avant-garde en son âge d’or, l’entre-deux-guerres.
Les commissaires de l’exposition Variétés, revue d’avant-garde (Damarice Amao, Ronny Gobyn et Sam Stourdzé) ont fait le choix de mettre en avant l’histoire d’une redécouverte d’archives comme les médias en sont friands : le fonds de Gustave Van Hecke, concernant Variétés et d’autres publications postérieures, qu’on croyait perdu, se trouve en effet dans les archives d’histoire sociale de Gand, en Belgique, l’AMSAB, qui co-produit l’exposition d’Arles. Ce trésor, parmi lequel sont exposés 200 tirages vintage, est présenté comme redécouvert, mais, connu des spécialistes depuis 1993, il est plutôt « révélé » au grand public, comme le suggère le sous-titre. Or, quelques mois plus tôt, à l’université de Gand même, avait lieu, à partir des mêmes archives, une autre exposition plus modeste conçue par deux spécialistes du livre de photographie et de l’histoire urbaine (Steven Jacobs et Stephen Humblet), Variétés (1928-1930) and Photography from the AMSAB-ISG collection.
À travers ces deux accrochages, Variétés, cette « revue mensuelle illustrée de l’esprit contemporain » bien connue des spécialistes mais peu encore du grand public, prend sa place dans l’histoire de la photographie. Ces deux expositions œuvrent ensemble à la reconnaissance de Variétés et se posent la même question de fond : comment exposer une revue ? Consacrer une exposition à ce type de publication illustrée et périodique, collective et fort hétérogène, c’est en effet faire une série de choix tant historiographiques que scénographiques.
La revue, une composition visuelle : exposer l’image
Variétés, à l’instar de VU, des revues d’art comme Minotaure ou Documents et des revues surréalistes, se compose de textes et d’images. L’histoire de la littérature s’y joue autant que l’histoire de la photographie. Mais ces deux expositions sur Variétés ont choisi de mettre en avant sa dimension photographique et non sa dimension littéraire. À Gand, les commissaires ont choisi de souligner en outre la place de la culture cinématographique dans la revue de Van Hecke à travers un mur entier de photogrammes et de portraits d’acteurs et de réalisateurs, mais aussi une petite salle de projection montrant des extraits de films évoqués dans la revue.
À Arles, en revanche, la perspective est purement photographique. Les textes littéraires sont en effet tout juste mentionnés, lorsqu’il s’agit du numéro sur les ports avec des photos de Krull et Lotar (15 mai 1929) par exemple. Dès lors, plusieurs options sont possibles : valoriser les images singulières qui figurent dans les pages de la revue, en insistant sur leur signature, leur qualité formelle…. C’est ce que fait l’exposition d’Arles en présentant les tirages originaux de Germaine Krull, de Berenice Abbott, d’Eli Lotar, de Man Ray, de Florence Henri, etc. Le choix a ainsi été fait de mettre en avant le travail de trois femmes photographes et de montrer en quoi la revue a été une « véritable anthologie de la photographie moderniste ».
On peut aussi mettre l’accent sur les qualités visuelles des ensembles imprimés et sur la place donnée à la photographie dans sa composition. C’est aussi ce que fait l’exposition d’Arles en insistant sur le travail, très simple mais redoutablement efficace, de la maquette de Variétés. Les cahiers photographiques de la revue présentent, dans l’immense majorité des cas, les photographies en format paysage, deux par pages, avec des légendes courtes, mais toujours bien choisies. Dans Variétés, une photographie surréalisante se trouve à côté d’un portrait de studio et un paysage traditionnel au-dessus d’une image constructiviste. Les cartels, particulièrement développés, s’efforcent alors de souligner la qualité de la composition, effectuée par le surréaliste belge qui deviendra un passeur d’art entre Londres, Paris et Bruxelles, ELT Mesens, bizarrement peu mis en avant dans l’exposition.
Les regroupements y sont souvent thématiques, comme la série de mains proposée sur trois pages dans le numéro de janvier 1929, qui, avec une image documentaire de Lotar, trois photos de Krull semblant reprendre des commandes publicitaires et le « poing armé » de ELT Mesens, propose des rapprochements formels très réussis. L’exposition entend ainsi insister sur la façon dont se développe dans ces années-là un véritable langage visuel dans la presse. Dans cette perspective, on aurait attendu que soit davantage exploité le hors-série surréaliste de juin 1929 réalisé en collaboration avec le groupe français et financé par la mise en circulation d’un livre pornographique, 1929. Ce numéro fait à Arles l’objet d’un traitement minimal, sans doute parce que, outre le collage attribué à Max Ernst Le Rossignol chinois, peu de choses figuraient dans les archives de Gand.
La revue, lieu de l’hétérogénéité : exposer la modernité
Les revues sont des objets qui intéressent de plus en plus les historiens de la littérature, de l’art ou de la culture car ce sont des lieux de croisement, de rencontres souvent inattendues, des lieux où se manifeste l’hétérogène. Il est à cet égard particulièrement parlant d’exposer des sommaires. Variétés ne déroge pas à la règle, et semble même ériger l’hétérogénéité en principe : il s’agit d’une revue belge, dirigée par un personnage touche-à-tout qui n’était en rien dogmatique, Gustave Van Hecke et la Belgique, au croisement du monde latin et germanique, est une plaque tournante de bien des produits d’importation, y compris en matière artistique…
Or, l’exposition d’Arles choisit de mettre en avant la dimension moderne et surtout avant-gardiste de la publication, quitte à faire abstraction des aspects traditionnels parfois un peu décevants de Variétés, comme ses couvertures dessinées qui figurent toutes dans l’exposition sans être commentées. À côté du cartel qui parle de « redéfinition moderne du paysage de l’entre-deux-guerres », les six photos regroupées deux à deux en « Paysages métalliques », « Paysages de Paris » et « Paysagistes » ne sont pas toutes aussi « modernes » que la Tour Eiffel métallique de Krull saisie en contre-plongée…
Dans sa volonté de mettre en avant la dimension avant-gardiste de la revue, l’exposition d’Arles insiste également sur la photographie d’objets en gros plan typique de la photographie allemande de l’époque, dont on trouve de très beaux exemples dans Variétés, surtout dans le numéro de septembre 1929 : pages imprimées et tirages originaux d’Aenne Bierman, d’Herbert Bayer et surtout d’Ewald Hoinkis, présent dans plusieurs numéros. De même, sont présentés au cœur de l’exposition d’Arles, dans une salle rouge (et dans plusieurs vitrines à Gand), une photographie avant-gardiste certes présente dans la revue, mais pas massivement, à travers plusieurs tirages originaux, rayogrammes, photographies abstraites ou collages (dont les trois collages publicitaires de Mesens pour la maison Norine, pourtant jamais publiés dans la revue…). Si Variétés participe indéniablement à la célébration moderniste de la ville, avec notamment la série de Berenice Abbott sur New York et les pages consacrées à l’automobile dans la livraison de novembre 1929, les réalités urbaines apparaissent aussi sous un jour plus sombre, ou plus pittoresque, sinon nostalgique, par exemple à travers les images de Lotar ou de Krull, sur les clochards par exemple, dont des tirages vintage sont exposés à Arles.
Au cœur du projet de Variétés, une photographie de son temps, moderne mais non sectaire. Sur les derniers mois de la revue, la série des villes (« Mélancolie des villes », notamment) et les numéros spéciaux consacrés à des pays (celui sur l’URSS, paru le 15 mars 1930, et celui sur l’Allemagne, jamais paru) donnent à voir une nouvelle orientation plus documentaire, comme le montrent les deux tirages originaux d’Ewald Hoinkis et de Lux Feininger représentant Nuremberg et Vienne vers 1929.
À l’inverse de celle d’Arles, l’exposition de l’hiver 2018-2019 présentée à Gand s’attachait à mettre en avant le caractère hétérogène, esthétiquement peu défini, de la revue. La question du moderne y était posée également, mais mise à distance. Une des sections centrales de l’exposition s’appelait ainsi « modernité critique » et portait sur les aspects qui à première vue, sont « anti-modernes », comme la vie rurale, le folklore ou les questions religieuses. Il s’agissait de montrer que ces images appartenaient aussi à la modernité de l’entre-deux-guerres.
La revue comme périodique : exposer une ligne du temps
L’exposition de Gand Variétés and Photography a fait le choix d’une présentation thématique, ce qui permettait de mettre l’accent sur la diversité des origines des images. Les sections étaient consacrées par exemple au corps humain, aux grands topoï de la modernité (la métropole, les angles de vue inattendus…) et aux « jeux d’optique ». L’accrochage multipliait les stratégies pour donner une idée de la qualité du travail de composition, tantôt en présentant l’ensemble des pages photographiques d’un numéro (par exemple le 1er numéro de la 2e année), tantôt en montrant page par page les différents modes d’agencement d’images, par contraste, par rapprochement formel ou encore par logique linguistique.
L’exposition d’Arles a choisi, elle, une présentation chronologique. Pour chacun des 25 numéros parus entre 1928 et 1930 sont montrés un exemplaire d’époque, présenté fermé sous capot, des tirages originaux et des fac-similés des pages les plus marquantes. L’originalité de l’accrochage consistait surtout en la présentation, en-dessous, de l’intégralité de chaque numéro, en petit format (environ 4 cm de haut), page après page, à la façon des « chemins de fer » utilisés dans la presse. Ces wallpapers fort discrets que l’on pouvait prendre à première vue pour une signalétique ou un simple élément graphique, témoignent en réalité d’un choix fort. Il s’agissait de montrer très concrètement, pour chacun des numéros, où se situe la photographie, quelle place elle prend dans l’économie de la revue, aux côtés des reproductions d’art, de la publicité, des textes littéraires et des textes circonstanciels. Ce dispositif reflète un regard historique, informé, sur la revue, aux yeux des commissaires pour qui la photographie, a fortiori celle de l’entre-deux-guerres, ne peut être détachée de son contexte. Il est également un choix scénographique fort, contribuant à créer un récit, renforçant ainsi l’idée de parcours dans cette exposition qui, sans cela, pouvait être monotone tant se répétait, numéro après numéro, les mêmes procédés de présentation.
Certes, on peut regretter que ces « chemins de fer » aient été si petits et si peu lisibles, mais il ne s’agissait là que d’attirer l’attention sur la linéarité de l’objet « revue ». Il s’agissait aussi de mettre l’eau à la bouche et de donner envie de prendre le temps de feuilleter l’intégralité des numéros que les commissaires ont eu la bonne idée de reproduire à l’échelle réelle en fac-similés et de mettre à disposition du public dans un salon de lecture attenant à l’exposition. En attendant la numérisation intégrale souhaitée depuis longtemps par bien des chercheurs, c’est là une bonne solution pour pallier à l’éternel problème de l’exposition de l’imprimé relié – qui impose de décider que montrer…
Pour terminer, il faut noter que le choix d’une présentation chronologique rend difficile l’exercice du cartel puisqu’il impose de trouver une unité à chaque numéro. Or, les textes explicatifs de l’exposition d’Arles étaient fort habiles en ce qu’ils mettaient en avant pour chaque numéro un des aspects de la revue à partir des images qui s’y trouvaient. Par exemple, pour la 9e livraison, c’est l’audace qui était soulignée : audace formelle des compositions de Man Ray ou de Germaine Krull et audace dans les jeux avec le texte, illustrés par une image de Lotar représentant une masse de papier à terre aux pieds d’un homme, légendée originellement « On a distribué de nombreux prospectus », mais publiée avec le titre « Fin des littératures » !
Plus largement, l’exposition d’Arles, comme celle de Gand, contribuait à valoriser l’objet singulier qu’est la revue illustrée, si importante et si souvent oubliée dans l’histoire de la photographie. Les périodiques apparaissent ainsi comme une des richesses du patrimoine photographique, et pas seulement en matière de circulation. Ils sont pour l’histoire de la photographie sa pulsation, ce qui permet de la comprendre dans son contexte, ses développements, ses contradictions même. Ils sont aussi une figure de la ligne du temps, du flux de l’histoire. À cet égard, on ressort de ces expositions avec une question en tête : pourquoi la revue s’arrête-t-elle ? L’exposition d’Arles n’apporte pas de réponse – pas plus que celle de Gand. C’est que l’exposition d’une revue, qu’elle soit chronologique ou thématique, n’est sans doute pas le meilleur moyen d’en faire l’histoire : il faut donc se tourner vers le catalogue et les études, de plus en plus nombreuses à s’intéresser à ce trésor photographique de trois années à peine.
Anne Reverseau
(FNRS / UCLouvain)
Catalogue Arles : Variétés et l’Esprit Contemporain, Damarice Amao, Xavier Canonne, Hendrik Ollivier et Kim Robensyn, s. dir. Sam Stourdzé, Actes Sud/Tijdsbeeld & Pièce Montée Éditions, 2019.
Commissariat Arles : Sam Stourdzé, en collaboration avec Ronny Gobyn et Damarice Amao.
Scénographie Arles : Les Rencontres d’Arles. Wallpapers réalisés par Processus (Paris) et encadrements réalisés par Circad (Paris).
Écouter l’interview radio de Damarice Amao sur France Fine Art.
Catalogue Gand : Variétés (1928-1930) en fotografie uit de Amsab-ISG-collectie (dépliant en néerlandais seulement)
Commissariat Gand: Steven Jacobs et Steven Humblet
Voir la bande-annonce de l’exposition de Gand :
Pour citer cet article:
Anne Reverseau, « Variétés (Gand et Arles) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Jul 2019.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/varietes-arles-et-gand/, page consultée le 05/12/2024.