Carnet de visites

Touching, Moving, Reading Books (Bruxelles)

Bibliotheca Wittockiana Commissaire(s): Thorsten Baensch, Les Éts. Decoux, Clara Gevaert, Saskia Gevaert, Raphaël Van Lerberghe

 

Touching, Moving, Reading Books, Wittockiana (Bruxelles), du 20 mars au 22 mai 2022

 

Pendant deux mois, la Wittockiana, qui pourra fêter l’année prochaine le quarantième anniversaire de son ouverture au public, a vu sa salle d’exposition temporaire investie par les créations de cinq artistes. Avec Touching, Moving, Reading Books, Thorsten Baensch, Didier Decoux, Clara Gevaert, Saskia Gevaert et Raphaël Van Lerberghe se sont en effet prêtés au jeu de l’exploration du livre en tant qu’enjeu innovatif. Si les quarante-deux œuvres répertoriées dans le livret ne consistent pas toujours de près ou de loin en la réappropriation de pièces choisies dans le fonds permanent du Musée des Arts du Livre et de la Reliure, toutes, en revanche, contribuent à explorer – parfois déconstruire – d’une manière ou d’une autre la matérialité et l’imaginaire du livre mais aussi son format ou ses conditions de conservation. Dans ce cadre, les créations exposées représentent le résultat de considérations et exercices artistiques motivés par divers ustensiles susceptibles de baliser le processus créatif, comme les liens intertextuels, l’expérience personnelle ou encore les procédés cognitifs intervenant dans l’activité de la lecture. La principale originalité de l’exposition est, comme l’annonce le titre, de permettre au visiteur du musée de tirer parti de l’affordance des objets en l’invitant, sous la suggestion d’étiquettes accolées aux tables où reposent les réalisations, à manipuler l’ouvrage, à le « toucher, déplacer et lire », voire, dans quelques cas, à en emporter avec lui un fragment, alors remplacé ensuite en conséquence. Touch, Read, Take : ces trois verbes sont ceux qui parsèment la pièce et résument le pari de l’exposition.

 

 

Scénographie tripartite

Adoptant pour ses murs le bleu et le blanc de la charte graphique de l’exposition, la salle est idéalement divisée en trois sections aux limites encouragées par le relief. Celle du milieu, attribuée pour l’occasion aux travaux des Établissements Decoux – du nom de son créateur et principal contributeur Didier Decoux – accuse de fait un dénivelé négatif à hauteur de deux marches. Cela permet de marquer subtilement les contours des surfaces couvertes par chaque artiste, ou « paire » d’artistes, sans toutefois rompre la cohérence d’ensemble et la qualité discursive que tend à construire l’exposition en conservant un espace ouvert. Si cette superficie centrale est attachée à un seul exposant, les deux autres segments, eux, sont consacrés d’une part à Clara Gevaert et Thorsten Baensch (comme à sa maison d’édition Bartleby & Co), d’autre part à Saskia Gevaert et Raphaël Van Lerberghe. Nous proposons d’effectuer un parcours typique et évolutif, mais loin d’être unique, du visiteur qui commencerait du côté de ces derniers. Il convient cependant de tenir compte du fait que les thématiques explorées par les œuvres ne s’arrêtent pas aux frontières invisibles des marches : il s’agit de considérer toute la pièce comme une traversée, non exhaustive mais riche, des considérations contemporaines au sujet du livre, de son format, de son pouvoir cognitif ; considérations qui ne sont pas propres à une section de l’exposition, mais qui se font plutôt écho dans une féconde permanence mémorielle intervenant chez le visiteur.

 

Le marginal désinvisibilisé et la création artistique scientifisée

Touching, Moving, Reading Books rappelle que la création artistique peut être inspirée par les évolutions scientifiques. Avec l’œuvre murale, son « usagea d’un objet » ; sa, Raphaël Van Lerberghe témoigne de son goût pour la copie et pour les significations discrètes émises par les signes diacritiques. L’auteur base ce projet sur un dessin composé par lui-même et reproduit douze fois par une machine, laquelle ne rend cependant pas compte des irrégularités humaines car incapable, comme indiqué dans le livret du visiteur, de « compenser l’usure de la mine de crayon, qui donne lieu à des effets variables d’intensité et de couleur ». Un dispositif qui invite en somme à accorder une attention particulière aux différences invisibles (que même la robotique ne peut éviter), ce qu’est censé initialement permettre d’observer l’instrument exposé par la voisine de Raphaël Van Lerberghe.

Comme sa sœur Clara et contrairement aux autres intervenants, Saskia Gevaert soumet une unique contribution à l’occasion de Touching, Moving, Reading Books, mais non des moindres : La machine à lire de la lecture se présente comme une réflexion sur l’intertextualité. L’artiste détourne l’usage du collationneur optique, originellement conçu pour comparer deux versions d’une œuvre, fonction rappelée au visiteur à travers la possibilité de faire l’examen minutieux des différences entre deux impressions d’une même page consacrée à la diffraction et issue de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Transcendant l’application de l’outil à des fins nouvelles, l’artiste prête à l’engin la possibilité de faire interagir, à travers la modalité de la superposition, des lignes issues de deux textes différents reproduits en fac-similés, en l’occurrence Poème de Rodney Graham et Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé, créant ainsi une composition originale.

Ce dernier auteur se trouve également au cœur d’une pièce de Raphaël Van Lerberghe : avec ce petit livre, et, il semble rendre hommage à l’épuration de la poésie mallarméenne tout en explorant deux de ses propres thèmes de prédilection qui interviennent dans sa première réalisation artistique évoquée : la marginalité et la fragmentation, déjà préfigurées dans ses titres agrammaticaux et atypiques. L’artiste expose ici un caviardage à blanc de la plupart des éléments du texte original, tandis que demeure une note infrapaginale décomposée sur plusieurs pages, attribuant ainsi au paratexte, à présent au centre de l’attention, le rôle d’inciter à tourner les pages. Le nouveau regard posé sur ce qui d’habitude n’est destiné qu’à une plus-value scientifique (la note étant du transcripteur Jacques Scherer) rappelle la marginalité de l’ouvrage dont il est question : Le « livre » de Mallarmé est un manuscrit jamais édité de son vivant et donc voué à un destin particulier, celui qui veut qu’il soit publié bien des années plus tard, sous la direction de Jacques Scherer à qui sera accordée la place du nom de l’auteur.

Cette proposition artistique, appuyée sur une décontextualisation textuelle, fait écho à une autre œuvre exposée par Raphaël Van Lerberghe : Hémisphère Sud s’intéresse aussi à une note de bas de page, cette fois-ci extraite d’une nouvelle de Borges. La pièce est constituée d’une superposition de photocopies de la même feuille, donnant au bloc l’apparence d’un monolithe, que le visiteur peut affiner en en arrachant une couche. L’artiste explore en outre l’intertextualité dans une déclinaison du projet en poster, en intégrant une copie au milieu d’une carte de La Chasse au Snark de Lewis Caroll. « Nous sommes dans l’hémisphère sud », comme l’indique la note marginale, s’intègre correctement, par ses considérations géographiques, sur la carte du Britannique.

 

Dialogue entre les arts et dépouillement textuel

Les Établissements Decoux font le choix d’exposer dans des vitrines la majorité de leurs précieuses créations dès lors inaccessibles aux mains du public. Sous verre s’observe une affection pour la matérialité de la page blanche (ou noircie dans le cas de Insignes, uniformes et décorations, où l’utilisation de feuilles encrées de noir donne l’impression de pages en cuir) et le statut du livre blanc susceptible d’être annoté : perd-il ainsi sa valeur vis-à-vis de l’exemplaire original aux pages vides, ou en est-il augmenté ?

Dans les compositions profitant de l’air libre, citons Panorama qui témoigne de la tendance au dépouillement textuel et aux échos que se renvoient les pages l’une à l’autre. Rappelant la tendance à la poétique du vide que le visiteur aura observée chez Raphaël Van Lerberghe, l’œuvre consiste en des phrases couchées en alternance sur les hauts et bas de page. Le livre, mis ainsi ici de nouveau en avant comme objet où peut s’opérer une spatialisation assumée du texte, est lisible de gauche à droite comme de droite à gauche, la manipulation de l’objet s’avérant particulièrement libre pour le visiteur qui y découvrira dans un premier temps un dialogue aussi bien entre les pages qu’entre les langues. Une conversation de surface qui, en vérité, témoigne en creux d’un échange entre les littératures et entre les registres comme entre l’ancien et le moderne, les phrases étant tantôt tirées de cartes postales au contenu multilingue et humoristique, tantôt de l’histoire d’Écho (par la force des choses…) et Narcisse relatée dans les Métamorphoses d’Ovide.

Faisant toujours dialoguer les époques se trouve sur la même table un autre cahier intitulé Swing. Ce dernier figure le besoin pour certains artistes de s’inspirer du prétendu insignifiant, l’en-dehors du corps de texte, pour le mettre sur le devant de la scène, plus particulièrement ici sur le devant des lettres. De fait, il s’agit dans un premier temps pour l’auteur de réécrire l’article « lecture » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert – alors exposé sous verre dans son édition originale que le visiteur trouvera derrière lui – et de le couvrir d’un motif ornant le livre. La pièce représente un cheminement subjectif de Didier Decoux qui fait la part belle à un jeu d’associations : l’Encyclopédie datant du XVIIIe siècle, l’auteur s’en est remémoré sa sympathie pour un dessin datant de la même époque et composé par Watteau, lequel lui-même a pu évoquer à Decoux une série d’images photographiques qu’il a ainsi décidé d’inclure à la suite du texte caviardé.

 

Livres-objets et permanence mémorielle

Kitchen, la cuisine transportable est la contribution qui prend la plus large place dans l’exposition. Sorte de cabinet de curiosités collectif cantonné a priori à l’univers de la nourriture, elle se révèle être le résultat d’une expérience profondément humaine qui, finalement, par sa présence, interroge, comme d’autres œuvres de l’exposition, la matérialité du livre pour en élargir la notion. L’éditeur Thorsten Baensch et Christine Dupuis qui l’accompagne depuis 2000 parcourent divers pays en offrant un bol de soupe en échange d’une recette rédigée sur place par les visiteurs. Côtoyant des objets en tous genres, les innombrables feuilles collées sur tous les pourtours de l’installation sont autant de pages volantes : sous forme de recettes mais aussi de mots de remerciements, elles matérialisent les échanges et affichent l’exploration des frontières entre le livre et le non-livre à laquelle les éditions Bartleby & Co se sont appliquées. En témoigne le livre désarticulé Chicken, « produit dérivé » de Kitchen : dans une boîte en carton sur mesure, un étui renferme, entre autres, boîtier DVD, restes d’os et poulet en laine. Le livre comme contenant d’objets curieux. Le livre-objet comme livre d’objets…

Tout au fond de la salle, sur une tablette jointe au mur, entre La cuisine transportable et les vitrines exposant les éditions de Thorsten Baensch, la contribution de Clara Gevaert peut être finalement appréciée. Avec Au commencement, il s’agit pour elle de reprendre les formats de livres choisis dans le fonds du musée et d’en reproduire des fac-similés constitués exclusivement de la couverture et de la première page, l’auteur souhaitant par ce moyen sensibiliser sur la façon dont la matérialité et l’incipit peuvent représenter l’ouvrage correspondant mais aussi marquer le lecteur, voire hanter sa mémoire (faut-il rappeler les innombrables incipits qui sont restés dans les annales ?). Au dos de ces copies, une description claire de la reliure permet au visiteur de comparer les façons qu’ont un artiste et un musée de dépeindre la même chose, les véritables livres, pour ainsi dire, étant présentés et commentés dans l’exposition permanente. En outre, le lien entre le texte et le livre en ressort cristallisé à travers le pouvoir performatif de la description qui recrée la reliure en sollicitant et en accompagnant l’imagination du lecteur.

À la fin de la visite, le public pourra tomber sur une conclusion décisive : avec Touching, Moving, Reading Books, la Wittockiana accueille une exposition cohérente en regard de sa ligne directrice. Effectivement, le musée s’intéresse à la manifestation matérielle de la littérature à travers la place faite aux arts que constituent le livre et la reliure. Il s’agit dans les deux cas d’illustrer un travail où le texte, loin de n’être considéré que comme un lorem ipsum, ne détient pour autant pas toute l’attention. Cette exposition temporaire interroge l’imaginaire et la limite du livre, autant physique que mentale. L’intertextualité, qu’amorce tout bagage littéraire surgissant lors d’une lecture, voit son pouvoir mis en lumière à travers plusieurs pièces artistiques, mais le dialogue se fait aussi entre les artistes dont les objets exposés ensemble participent à une interaction créatrice qui peut suggérer au visiteur des perspectives nouvelles sur la façon de penser le livre.

 
Yorik Janas
UCLouvain
Commissariat : Thorsten Baensch, Les Éts. Decoux, Clara Gevaert, Saskia Gevaert, Raphaël Van Lerberghe
Voir le site web du musée, le programme autour de l’exposition, les archives vidéo, et le programme de la journée d’étude du 20 mai 2022.
À venir : publication reprenant les présentations et les échanges de la journée d’étude du 20 mai 2022.

Pour citer cet article:

Yorik Janas, « Touching, Moving, Reading Books (Bruxelles) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/touching-moving-reading-books-bruxelles/, page consultée le 24/04/2024.