Carnet de visites

Théorie des avatars. À la recherche de Winston Smith (Paul Heintz au FRAC Lorraine)

FRAC Lorraine Commissaire(s): FRAC Lorraine

 

Avez-vous déjà rencontré un personnage de fiction, en chair et en os ?

La chose, de prime abord, semble impossible… mais il n’est pas interdit de tout de même tenter le coup, après tout. Or, c’est une entreprise de cet ordre, conduisant à éprouver l’infiltration de la fiction dans le réel, qu’a tentée Paul Heintz, artiste français d’une trentaine d’années, diplômé des Beaux-Arts de Nancy ainsi que des Arts Décoratifs de Paris et lauréat du prix Révélation Emerige en 2019. Son projet Character l’a en effet amené à faire la connaissance de plusieurs Winston Smith, c’est-à-dire de plusieurs homonymes parmi les citoyens londoniens du personnage principal de 1984 de George Orwell, cette « figure d’insurgé » dont « l’insurrection passa par l’intime et le privé », comme le pointe l’artiste lui-même dans le livre qu’il a conçu pour rendre compte de son enquête (Paul Heintz, Character Journal, Paris, Les Éditions extensibles, 2021, p. 9).

J’ai toujours voulu rencontrer un personnage de roman. Un de ceux de la littérature classique ou des grands romans d’aventures, ces personnages qui impriment nos imaginaires collectifs et dont les fantômes hantent notre quotidien. […] [I]l y avait cette question qui me taraudait : que font les personnages de roman lorsqu’ils ne sont pas activés par l’expérience de lecture ? Ont-ils leur vie propre ? […] Il me semble cependant que c’est bien au-delà de ces préoccupations solitaires et de mes fantasmes poussiéreux de rencontres de personnages que la littérature est effective. C’est lorsqu’elle réfléchit l’actualité, le réel et ses mutations, et surtout la trajectoire intime et publique de certaines personnes, qu’elle me passionne (P. Heintz, pp. 7-8).

Le FRAC Lorraine a présenté, au sein de son espace prospectif « Degrés est », une déclinaison de ce projet, dont une précédente et première version avait été initialement montrée dans la galerie parisienne de l’artiste (gb agency). Celui-ci, plurimédiatique, conjugue plusieurs formes : en plus de l’exposition proprement dite, cette enquête dépeinte comme « prenant pour point d’appui le roman dystopique 1984 de George Orwell » a en effet non seulement donné lieu à un livre bilingue (Character Journal, couronné du ADAGP/MAD Artist Book Revelation price en 2021) — le premier de son auteur —, à un deuxième volume, publié à l’occasion de la version lorraine de ce travail, ainsi qu’à un film, ce qui n’est pas pour étonner chez cet artiste émergent qui s’est jusqu’alors essentiellement illustré par son travail de vidéaste.

 

Pièces à conviction

La petite pièce sise au rez-de-chaussée du superbe ancien hôtel particulier qu’occupe actuellement le FRAC Lorraine a ainsi accueilli, entre les mois de septembre 2021 et février 2022, trois panneaux de métal sur lesquels l’artiste a disposé quelques éléments matériels glanés à l’occasion de sa recherche de ces avatars du Winston Smith d’Orwell. L’installation, qui renvoie de manière assez transparente à un motif privilégié de l’imaginaire policier — qui permet aux protagonistes-détectives de projeter sur une surface verticale le travail d’enquête et de fixer tout autant qu’organiser les éléments réunis depuis son ouverture (nous avons tou·te·s en tête une scène de ce type, qu’elle provienne de séries comme The Wire ou True Detective) —, peut paraitre déconcertante et relativement sibylline si on l’aborde sans commentaires ou informations additionnelles. Elle ne donne en effet à appréhender que quelques coulisses de l’opération dans son ensemble, et ne prend tout son sens qu’une fois qu’on a pu visionner le film connexe à l’exposition, projeté au premier étage du bâtiment.

Ainsi peut-on considérer, sur le premier panneau, à main droite en pénétrant dans la salle, une lettre d’accord de l’un des Winston Smith contactés pour prendre part au projet, sa photographie plus jeune, un CD dans son boîtier et des coupures de presse reprenant l’annonce diffusée par l’artiste, ainsi qu’un appareil photo numérique et un presse-papier fleuri ; sur le second : une lettre de refus, cette fois, mais aussi un exemplaire du roman d’Orwell avec un passage surligné et fourré de paperolles, de même qu’un smartphone  ; enfin, sur le troisième panneau, de petites boîtes à colis en cartons et des vignettes postales signées Winston Smith, attestant (sans doute ?) de la réception de courriers recommandés, ainsi que des flyers militants (d’Extinction Rebellion ou liés à la demande de libération de Julian Assange). Tous ces objets sont fixés sur ces panneaux métalliques à l’aide d’aimants, comme s’il s’agissait de faire apparaitre, par ce choix, le caractère foncièrement attractif et agrégatif de la démarche.

Au milieu de la salle figure encore une mince vitrine rectangulaire. Heintz y a notamment inséré des presse-papiers en verre collectionnés par l’un des Winston Smith, à la suite de la lecture du roman dans lequel le personnage d’Orwell se procure ces objets en signe de résistance à l’ordre coercitif et à la société de surveillance qui règne autour de lui. L’une d’entre elles se trouve même incrustée au milieu d’un imprimé, tandis qu’un autre livre, figurant dans la même vitrine, se révèle être un autre exemplaire en langue originale de 1984. Il est présenté ouvert et affichant une intervention à la fois dessinée et écrite par l’un des six autres participants du projet (sur la quarantaine initialement contactés), comme nous l’a aimablement expliqué Corentin Buchaudon qui a eu la courtoisie de nous introduire à l’exposition et de nous en expliquer certains tenants et aboutissants.

 

Individualités en partage

Le film (Character) qui accompagne l’exposition en permettant de mieux saisir le cadre global du projet mis sur pied, d’une quarantaine de minutes et de très belle facture, donne à voir plusieurs des Winston Smith ayant répondu positivement à la sollicitation de Heintz. Ces derniers s’y présentent successivement, expliquent leur prise de conscience de leur homonymie avec le personnage du fameux roman, et l’impact que cette rencontre a eu sur leurs vies, avant de lire un extrait du célèbre livre qu’ils ont choisi. Passant un certain temps avec eux, le spectateur ou la spectatrice découvre une œuvre subtile, dont le montage fait sens de la confrontation et de la succession de menus détails, dont certains particulièrement amusants, et d’autres plus inquiétants (en particulier ceux qui ont trait à la surveillance des populations).

Au final, les six hommes se retrouvent ensemble dans une pièce qui semble être une salle de spectacle ou de répétitions, pour un singulier club de lecture lors duquel ils ont l’occasion d’échanger leurs impressions au sujet du livre, l’un d’entre eux finissant par proposer la création d’un « mouvement » (réunissant les Winston Smith, comprend-on), dont on ignore cependant s’il a pris forme par la suite. Cette séquence renvoie pour l’artiste, comme il le note dans son livre-journal, à un « jeu de confidences en public, un jeu d’écoute » permettant de révéler « un collectif de personnages, de solitude en partage », en lien avec un enjeu de « reconquête de soi et de son propre langage » (pp. 278-279).

Non content d’avoir conçu une exposition et réalisé un film dans le cadre de ce projet, Paul Heintz a parallèlement élaboré un livre d’artiste particulier, composé de quinze chapitres et présenté comme le journal de son enquête, en écho explicite à celui tenu par Winston Smith dans 1984 : « Par effet caméléon et seul dans ma tanière, je me lance moi-même dans l’écriture d’un journal. Celui du récit de mon enquête, sur les traces de Winston Smith » (p. 10).

Davantage, et à l’occasion de la forme messine qu’il a donnée à son exposition, l’artiste a également réuni dans un ouvrage relié une série de citations, dont la grande majorité sont issues des entretiens menés pour la constitution et de son film et de son livre d’artiste. Toutes en anglais et présentées à raison d’une par page, elles ne sont pas attribuées, et pour cause puisque ces propos sont tous dus à Winston Smith. Mais lequel, au juste ? C’est bien toute la profondeur intensive de cette machine à rencontres que constitue le projet Character.

*

Résolument multidimensionnelle, l’entreprise de Paul Heintz, qui entremêle fiction et réalité en jouant avec une sorte d’allégresse matinée de gravité de leurs confrontations et télescopages, confère au roman d’Orwell un relief étonnant, qui nous permet de nous interroger sur certaines des formes de la vie contemporaine, en particulier le rapport à la surveillance dont l’auteur de La ferme des animaux aurait été l’un des prophètes éminemment inquiets. Le texte de présentation de l’exposition au FRAC Lorraine parle en ce sens de la mise en place d’une « sociographie hasardeuse, [d’]un espace ouvert au bruit du monde ».

Quant à l’exercice d’un contrôle à la fois technique et social sur les identités comme sur les comportements, l’homonymie et la fictionnalisation ne sont-elles pas des formules possibles de court-circuitage ? À la faveur de ce projet, Paul Heintz fait preuve de critique sociale, s’inscrivant dans la lignée de l’auteur britannique dont l’œuvre lui a servi à la fois de point de départ et d’inspiration. Et cette démarche revêt une forme non frontale, foncièrement biaisée quoiqu’évoquant de façon explicite et limpide les enjeux sociétaux de la surveillance, comme pour échapper à toute forme d’assignation de signification ou de slogans nettement découpés et assénés.

Par-delà le caractère intriguant, voire amusant de certains aspects du projet, il y va en effet de la rumeur de notre univers et de certaines des formes les plus contemporaines d’une société de surveillance généralisée, aliénante et disloquante. C’est ainsi que la question et perspective de la rencontre, « organique et toujours incertain[e] », s’affirme comme modalité centrale voire prépondérante du projet à travers « la densité de ses possibles connexions » et depuis sa texture affective la plus ténue et vibratile : « Un souffle qui commence une phrase, un clignement d’œil, un rictus qui se dessine, […] l’hésitation d’une main qui se touche le front, l’anxiété, une poignée de main, une accolade, une balade » (P. Heintz, p. 286).

 

Corentin Lahouste (UCLouvain, CRI & RIMELL)

& David Martens (KU Leuven, MDRN & RIMELL)


Pour citer cet article:

Corentin Lahouste & David Martens, « Théorie des avatars. À la recherche de Winston Smith (Paul Heintz au FRAC Lorraine) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/theorie-des-avatars-a-la-recherche-de-winston-smith-paul-heintz-a-la-frac-lorraine/, page consultée le 23/04/2024.