Carnet de visites

Signé Jean-Philippe Toussaint (Arras)

Pôle culturel Saint-Vaast Commissaire(s): Mélanie Lerat, Olivia Minne-Segui, Isabelle Roussel-Gillet, Evelyne Thoizet, Jean-Philippe Toussaint

 

Signé Jean-Philippe Toussaint, Pôle culturel Saint-Vaast, Musée des Beaux-arts et Médiathèque, Arras, du 1er septembre au 21 novembre 2020

 

C’est par cette formule majuscule, « SIGNÉ JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT », que commence le parcours muséal proposé à Arras, un parcours s’ouvrant sur un premier détournement où le geste final du paraphe devient une invitation à rejoindre, après avoir pénétré dans la salle de bienvenue, les cinq « stations » qui le composent : station 1 « Lire dans sa salle de bain », station 2 « Vivant ! », station 3 (Auto)portraits, station 4 « L’objectif en coulisses », station 5 « Mon musée est une bibliothèque ». Il semble naturel que ce pôle culturel Saint-Vaast, qui rassemble le Musée des Beaux-arts et la Médiathèque, soit investi par l’écrivain et plasticien Jean-Philippe Toussaint dont les créations nourrissent aussi bien les rayons des bibliothèques que les cimaises des différents lieux qui reçoivent ses expositions depuis les années 2000. Le nom d’auteur s’affiche comme thématique et comme forme. Un agrandissement de la signature toussaintienne présent dans une des vitrines énonce une fiction qui s’écrit au travers des signes-objets à la croisée du lisible et du visible. Signes-objets, signes de soi pour composer et re-composer l’œuvre, ludiques reliques qui se nichent dans la première salle, « Les coulisses de l’écriture » : clé USB, salle de bain miniature, Instamatic, objets désignés tous comme « appartenant » à l’écrivain qui se réfèrent moins à son corps qu’à son corpus. « Les choses » se glissent hors des pages pour mieux nous y ramener peut-être. Car cette exposition appelle aux va-et-vient, engage des retours et des recommencements. Et l’on pénètre dans l’antre toussaintienne pour observer au travers des vitrines les traces d’une écriture qui s’expose pour paradoxalement réactiver ses sortilèges. La bibliothèque idéale, ces livres rassemblés parce qu’ils ont accompagné Toussaint, composent une annonciation éclectique qui dit le livre à venir. Les brouillons présentés dans cette première salle ne sont pas un vestige du passé mais déterminent la dramaturgie d’une écriture dans son déroulement, ce dont témoignent du reste les expérimentations numériques conçues à partir de ceux de la Réticence (Minuit, 1991), confiés à l’université de Grenoble (UMR Littérature&Arts).

Cette salle « Les coulisses de l’écriture » brouille les temporalités : les références aux œuvres récentes, La Clé USB (2019), Football (2015) se mêlent à celles plus anciennes La Salle de bain (1985), L’Appareil-photo (1989, tous les ouvrages cités sont publiés aux éditions de Minuit), les making of de l’exposition « Livre/Louvre » (2012) et de « SIGNÉ JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT » (2020) s’ajointent, dessinant une commune activité. Toussaint – lisant, écrivant, composant – se déploie dans une présence démultipliée.

Ainsi la station 1, premier acte qui succède aux coulisses, « Lire dans sa salle de bain », en appelle non à des repères chronologiques mais à la présence : présence massive d’une baignoire vide qui revivifie le « ready made », la signature étant en la circonstance déjà visible dans la désignation de l’exposition, présence délicate du tableau de Jenny Fontaine (Femme assise lisant, 1892, Musée des beaux-arts d’Arras), présence incarnée d’une lectrice qui lors du vernissage le jeudi 24 septembre 2020 transforme le dispositif en installation. Or l’identité de cette lectrice, étudiante à l’université d’Artois, qui donne à entendre le texte de La Salle de bain, est à rattacher aux synergies qui ont présidé à la conception de l’exposition. Cette dernière a été pensée directement en relation avec le colloque « Jean-Philippe Toussaint en coulisses : making of, expérimentations, décalages » (24 et 25 septembre 2020, Arras) proposé par deux enseignantes chercheuses, Isabelle Roussel-Gillet et Evelyne Thoizet, également commissaires de « SIGNÉ JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT ». Ces connexions entre l’espace muséal et le discours critique n’ont rien de fortuites et ressortissent à l’engagement artistique de Toussaint qui élabore des dispositifs fondés sur la distance réflexive, la dynamique des rapprochements et des confrontations.

L’appareil photo instantané mis à disposition du public dans cette station 1 fait le lien avec l’instamatic de la salle d’accueil, comme avec la station 2 qui donne à entendre un extrait du roman éponyme de Toussaint et donne à voir un cliché de Joseph Quentin (1857-1946), photographe arrageois autodidacte. Les signes-objets invitent à croiser les postures de création et de réception, sollicitent la main et le regard, termes d’ailleurs mis en exergue par le catalogue dédié à l’exposition Livre/Louvre (éditions du Passage, 2012), ils sont tout autant ces réalisations potentielles, ces photographies idéelles, que ces réalisations effectives. C’est encore dans le champ photographique qu’ils se déploient au deuxième étage du musée dans la salle dédiée aux portraits du XIXe siècle où la station 3 présente une composition déjà exposée sur les cimaises du Louvre (2012), « Quelques amis écrivains qui passaient ce jour-là au Louvre par hasard à qui j’ai demandé de poser avec moi à l’improviste autour d’un autoportrait de Delacroix ». Le cliché toussaintien, d’ailleurs désigné comme « (Auto)portraits », détermine une signature visuelle. Dans sa partie droite se trouvent en effet rassemblés tous les signes-objets qui se réfèrent à son geste artistique : à l’arrière-plan, l’écran du moniteur, dans la main de Toussaint la télécommande qui déclenche la prise de vue, au premier plan, le miroir où se distinguent l’appareil photographique et son trépied. L’image que donne à voir le moniteur préfigure l’image photographique finale, celle que le visiteur arrageois a précisément sous les yeux. Elle représente également toutes celles qui n’ont pas été retenues, qui ont fugacement existé au moment des prises de vue, celles encore qui resteront dans leur statut d’images numériques. La mise en abyme ne constitue pas un simple redoublement de l’image, elle convoque aussi, grâce à la fonction discriminante du moniteur, ses variations.

La station 3 offre aux visiteurs un portrait « en photographe » au milieu des pairs écrivains. Elle propose en complément de prolonger la réflexion sur le geste de création et sa mise en scène par un extrait audio de Made in China (2017). La signature est simultanément visuelle, scripturale et vocale. Cette réalité artistique « posée », le parcours se poursuit au cœur de la galerie médiévale qui arbore en vis-à-vis deux prises de vue des réserves du musée. La station 4, « L’objectif en coulisses », n’a néanmoins rien de l’« universel reportage », elle constitue plutôt au travers de ces deux créations une rêverie poétique intimiste où s’illustre la thématique chère à Toussaint du tempus fugit. Les outils des restauratrices cohabitent avec les objets symboliques, à la fois négligemment et évidemment présents dans le cadre, sablier posé sur le chevalet, carafe et verre d’eau à moitié pleins, bougie allumée. S’ils sont dans la partie centrale de la photographie, ils n’apparaissent pas pour ces derniers dans leur intégralité, et leur présence tronquée leur ôte toute prétention savante, les rend à leur simplicité. Anna Toussaint, personnage récurrent des compositions de son père (notamment dans la série Aimer lire, comme on le voit dans le catalogue La Main et le Regard, 2012), est simplement postée à l’angle gauche du cliché, absorbée dans Les Pensées, volume emblématique qui l’accompagne depuis les premières prises de vue de la série Aimer lire. Dans ce contexte muséal, elle devient une véritable allégorie de la lecture. D’ailleurs dans le cliché retenu pour l’affiche, où elle est un personnage plus central, elle semble toujours cette présence allégorique, sa concentration muette dialoguant cependant avec les signes-objets qu’on aperçoit à l’angle gauche, dans le trompe-l’œil majoritairement hors champ où s’affichent des missives, des billets, une plume.

La composition photographique « Mardi au Louvre » constitue le dernier acte de la dramaturgie mise en œuvre par « SIGNÉ JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT ». Elle s’offre en majesté dans la salle Dutilleux spécialement aménagée pour cette station 5 « Mon musée est une bibliothèque », la monumentalité de la composition (249 x 500 cm) nécessitant une cimaise adaptée. La salle Dutilleux du Musée des Beaux-arts prolonge alors la majestueuse salle Mollien où se jouent plusieurs saynètes recoupant les activités des professionnels. La sensualité des deux tableaux de Delacroix (déjà présent à la station 3), Femmes d’Alger dans leur appartement arrêtant le regard par sa présence sur le traînard et La Mort de Sardanapale stigmatisé par l’échafaudage, contraste avec l’attitude des professionnels qui posent avec un objet emblématique de leur fonction, ainsi de l’encadreur situé au centre de la photographie. Ce cadre évidé, la posture de lecteur des figurants établissent nécessairement un trait d’union avec les deux clichés d’Anna lisant dans les remises du musée arrageois. Ces livres précieux qui jonchent le parquet constituent une aberration optique dans la mesure où il est proprement impossible de voir cette pyramide au Louvre, mais ils se trouvent étrangement embrassés par la sérénité de tous ces personnages lisant, et une improbable quiétude sourd de cette composition.

Ainsi le musée/bibliothèque toussaintien et le musée/bibliothèque arrageois dialoguent harmonieusement. S’il s’agit d’inquiéter le visiteur-lecteur, c’est toujours pour l’inviter au mouvement, lui faire gravir des degrés. Les marche et démarche successives composent une déambulation pensive et rêveuse signée Toussaint.

Claire Olivier, EHIC, Université de Limoges
Commissariat : Mélanie Lerat, Olivia Minne-Segui, Isabelle Roussel-Gillet, Evelyne Thoizet et Jean-Philippe Toussaint

 


Pour citer cet article:

Claire Olivier, « Signé Jean-Philippe Toussaint (Arras) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Dec 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/signe-jean-philippe-toussaint-arras/, page consultée le 12/12/2024.