Carnet de visites

Relire Gainsbourg

BPI (Bibliothèque publique d’information) Commissaire(s): Monika Prochniewicz, Caroline Raynaud

 

Paris, le 24 janvier 2023, à 19h : le niveau 2 de la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou est noir de monde, les postes d’accueil transformés en bars à champagne et petits fours. À droite de l’entrée, une interminable liste de chansons ponctuée de dates rouges recouvre une grande enceinte blanche, et un titre, en lettres majuscules, « Serge Gainsbourg, le mot exact ». Avant même d’y entrer, on comprend que cette exposition est un événement. Au cours de ce vernissage, Charlotte Gainsbourg prend la parole, fière de présenter cette « introduction » à la Maison Gainsbourg, institution partenaire qui ouvrira ses portes sous peu en mémoire de son père. Quand ? L’information arrivera par courriel quelques semaines plus tard, si l’on scanne un QR code bien en vue ce soir-là : ce sera le 20 septembre 2023. Effet d’annonce réussi. En déambulant ensuite tant bien que mal dans l’espace d’exposition bondé, on découvre deux salles sombres – comme chez Gainsbourg où les murs sont noirs – qui contrastent avec l’enceinte autant qu’avec la dernière pièce, blanche elle aussi. Y sont notamment exposés pour la première fois de précieux manuscrits de travail, parmi lesquels ceux de L’Anamour, Ford mustang et une chanson inédite, L’Enfant qui dort. On a aperçu au passage beaucoup de livres, ouverts ou fermés, des objets iconiques et insolites (cannes, paire de Repetto blanches, lunettes noires, ménagère ancienne, bar portatif en forme de citrouille, diverses cartes de clubs privés, des autographes…), un mur central tapissé de coupures de presse, quelques vidéos diffusées en continu, des brouillons de chansons… L’épilogue aussi, qui couvre la dernière cloison de haut en bas, et évoque son célèbre « je t’aime, moi non plus » devenu proverbial, preuve ultime, semble-t-il, de l’influence de Gainsbourg bien au-delà du domaine de la chanson. Impossible, vu la foule en cette veille d’ouverture au public, de mieux visiter l’exposition, mais l’on repart déjà avec l’impression d’avoir arpenté un monument à la gloire d’un grand écrivain.

Pour en savoir plus, et mesurer la richesse de cette belle exposition gratuite, il faut revenir un autre jour, et assister idéalement à l’une des visites guidées quotidiennement proposées à 17h (sauf les mardis, week-ends et jours fériés, gratuites). Il faut aussi refaire le tour seule, pour profiter pleinement de diverses ressources multimédia (difficile d’écouter sinon les archives à disposition, avec ou sans casque). On rencontre alors intimement cet « artiste au plus de 500 chansons », né en 1928 et mort en 1991, devenu l’emblème fascinant de la pop française que l’on sait. Différemment, car l’accent n’est pas mis sur le musicien (comme ce fut le cas lors d’une précédente exposition parisienne mais sur l’auteur : Gainsbourg homme de lettres. Comme l’indique le livret, cette exposition invite à explorer sa bibliothèque pour mieux lire l’œuvre construite au cours de ses 33 ans de carrière, et comprendre la genèse du personnage sulfureux qu’il est devenu dans l’imaginaire collectif. Apparence médiatique au-delà de laquelle il faut s’aventurer, nous expliquera-t-on salle après salle, puisque derrière le provocateur se cache une plume singulière qui mérite une pleine reconnaissance littéraire, et une voix que l’on gagne à réécouter « hors-chant » – cette voix diffusée tout au long du parcours, qui parle ici plus souvent qu’elle ne chante, et assoit ainsi son autorité.

En se connectant au réseau wifi de la Bpi et en scannant un autre QR code – procédé auquel la scénographie de l’exposition fera dès lors régulièrement appel pour enrichir le propos –, on peut accéder à une playlist de 29 titres en guise d’introduction et débuter le parcours en musique. Sur un mode plus traditionnel, il est également possible de commencer par la lecture d’une série de textes : les titres de chansons qui tapissent l’enceinte, présentés comme autant d’exemples premiers du talent littéraire de Gainsbourg ; un texte introductif sur son statut d’« artiste pluridisciplinaire » ; une rapide chronologie de sa carrière jalonnée de succès et de scandales. Vient ensuite une grande vitrine présentant le premier pan de sa bibliothèque personnelle, issue pour l’occasion du domicile de la rue de Verneuil et bien mise en valeur par la scénographie : fond noir, lumière blanche bien orientée sur chaque étagère, alternance de formats et de couleurs. On pénètre ainsi dans un « paysage littéraire » (titre de la partie 1), dont l’objectif est de situer les chansons de Gainsbourg « dans un vaste réseau d’intertextualité ». Sur fond d’archive audio de la RTF, où Gainsbourg parle de l’état de ses lectures en 1968, on pénètre alors dans un « panthéon personnel », où voisinent Catulle, James Joyce, Georges Brassens, le Marquis de Sade, Barbara, Chester Himes, Charles Baudelaire, Gilbert Bécaud, Vladimir Nabokov, Jacques Brel, Charles Perrault et les frères Grimm. À l’occasion de ce face-à-face avec les principaux titres de sa collection, on nous indique qu’il fut avant tout un grand lecteur, dont l’éclectisme transparaît dans les titres comme dans les textes de ses chansons. La fin de la partie 1 permet plus loin d’entrer ponctuellement dans le détail de cette écriture sous influences : une vitrine montre comment Gainsbourg s’inspire des sonnets d’Heredia, emprunte au Jésus-Christ Rastaquouère de Francis Picabia son titre « Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve », écrit « Jane B. » en écho à un poème tiré du roman Lolita ou bien pastiche Baudelaire et Poe dans « Initials B.B. ». Ce premier regard sur sa bibliothèque révèle aussi qu’elle représente son imaginaire autant que l’espace physique dans lequel il travaille avec sa machine à écrire IBM 6750, relique exposée sous verre, signe de son appétence pour les nouvelles technologies. Une grande photo en taille réelle la situe concrètement dans son bureau, et son importance est rappelée tout au long du parcours par l’utilisation de sa police typographique caractéristique. En présentant ainsi la « matrice littéraire » de son œuvre, les commissaires semblent vouloir éveiller l’imagination du visiteur et le convaincre rapidement de l’amplitude de la culture littéraire de Gainsbourg, et commencer ainsi à l’inscrire dans une lignée de grands noms consacrés.

 

La deuxième partie de l’exposition s’intitule « Du double littéraire au double médiatique » où l’on s’attarde sur la complexité du personnage de Gainsbourg-Gainsbarre. On nous présente ses modèles, au premier rang desquels se trouvent « Jekyll & Hyde » de Stevenson, Jean Des Esseintes, le dandy créé par Huysmans, et Humbert Humbert, autre anti-héros de Nabokov. Cet espace central tend à prouver que Gainsbourg a délibérément construit son double – à la manière des doubles littéraires du XXe siècle – et maîtrise son image jusque dans ses aspects les plus déroutants, même s’il se dira finalement dépassé par « Gainsbarre ». Cette salle présente un maître du travestissement et de la mise en scène, pleinement conscient de jouer « [son] propre rôle ». Une grande projection vidéo de lui chantant « Docteur Jekyll et Monsieur Hyde » – « Docteur Jekyll il avait en lui / Un Monsieur Hyde qui était son mauvais génie… » – impose ici avec son et lumière l’image d’un Gainsbourg jonglant habilement avec différentes identités. Dans l’angle opposé, un écran bien plus petit diffuse trois extraits télévisuels célèbres, où il est nettement moins à son avantage, alcoolisé ou en train de brûler un billet de 500 francs à la télévision. Au centre de la salle, une vitrine affiche le « masque médiatique » derrière lequel il a vécu toute sa vie, représenté par une sélection d’articles de presse d’époques différentes rappelant à quel point l’artiste fascinait autant qu’il dérangeait, mais aussi que son nom est finalement devenu une marque ingénieusement utilisée. À la lumière ensuite de ses albums-concepts Melody Nelson (1971) et L’Homme à tête de chou (1976), mis en lumière dans la pénombre comme son grand œuvre, on constate que la frontière poreuse entre « canteur » – équivalent en chanson du narrateur dans le roman, selon la terminologie de Stéphane Hirschi – et auteur-compositeur-interprète complique encore l’identité artistique de Gainsbourg. Le fait que la créature ait in fine dépassé – dévoré ? – le créateur est alors montré comme un phénomène relevant du sublime. Derrière le sulfureux personnage ayant marqué l’opinion par ses frasques et son mystère, comme pour faire oublier le pathétique Gainsbarre, il s’agit donc d’insister ici sur la complexité de l’homme, dandy volontiers désinvolte et dilettante sublime à travers ses différents visages, finalement élevé au rang de mythe moderne.

 

Intitulée sobrement « La méthode Gainsbourg », la troisième et dernière partie du parcours consacre pleinement l’auteur qu’est devenu ce lecteur passionné, au-delà des précédentes métamorphoses reléguées dès lors au second plan de la légende. Alors que la scénographie nous fait passer de l’ombre à la lumière (du blanc sur fond noir, au noir sur fond blanc, presque éblouissant par contraste), on atteint le point culminant du discours hagiographique qui constitue la trame de l’exposition : « Maître dans l’usage des mots, à l’écoute de son époque, Serge Gainsbourg a su accompagner toutes les avant-gardes. […] Serge Gainsbourg a sans doute, quoi qu’il ait pu en dire, élevé la chanson au rang d’art majeur. » En guise de transition, un second pan de la bibliothèque personnelle – « plus moderne, plus pop », résume bien la guide-médiatrice –, sur un dernier mur noir peuplé de couvertures colorées appartenant à différentes catégories éditoriales : biographie (Salvador Dali, Brigitte Bardot, Mohammed Ali, Marilyn Monroe, Stanley Kubrick, Billie Holiday, les frères Marx, Francis Claude, Jane Birkin…), beaux livres (sur les collages de Max Ernst), roman (Allais, Jodorowsky, Villiers de L’Isle-Adam, Jauffret…), humour (Les Fiches bricolage du professeur Choron, initialement publiées dans le journal Hara-kiri, ou Placid et Muzo), essai (Gonzague Saint-Bris ou Lucien Rioux), bande dessinée (la revue Giff Wiff, Tarzan…), érotique (L’Érotisme dans le show-business, Le Jeu des seins…) ou encore poésie (Benjamin Péret). Plusieurs titres sont aussi directement liés à diverses activités artistiques de Gainsbourg lui-même (recueils de textes ou livre sur le film Mister Freedom, dans lequel il a joué). Preuves de son éclectisme, tous les ouvrages sont présentés de face, sauf un, petit, qui attire alors l’attention : on découvre en s’approchant qu’il s’agit des Chansons cruelles de Gainsbourg, parues en 1968 dans la même collection au Cercle du livre précieux – « Bibliothèque des chansons d’aujourd’hui » – que les petits recueils sur Brassens, Barbara, Brel et Bécaud exposés dans la première partie. Ou comment situer Gainsbourg en bonne place dans le panthéon de la chanson française, pour rappel. Transition enfin vers la partie lumineuse de ce dernier volet : l’incontournable Dictionnaire des rimes françaises de Larousse, dont il faisait grand usage. Le reste de cette salle finale présente une série de manuscrits de chansons, encadrés ou couchés dans des vitrines. « C’est le mot qui me donne l’idée » : à partir de cette déclaration de Gainsbourg, on entre symboliquement dans son cabinet d’écriture, pour observer de près l’élaboration de ses textes, ses recherches de titres, son goût pour les onomatopées, ratures et trouvailles. Sous un haut-parleur, on l’entend dire lui-même ses « Variations sur Marilou », et en scannant un nouveau QR code, on peut écouter un entretien avec Stéphane Hirschi sur « La prosodie de Serge Gainsbourg ». Cette dernière partie, la plus vaste des trois, se termine avec les chansons qu’il a écrites pour beaucoup d’autres (de Michèle Arnaud à Vanessa Paradis), une petite salle obscure où est diffusé un film inédit de Yves Lefebvre, Gainsbourg Recording, tourné en studio à l’hiver 1967-1968, et l’épilogue « Je t’aime, moi non plus » évoqué plus haut. On sort alors de ce petit cours de poétique gainsbourienne avec la sensation d’être passée par l’envers du décor.

L’exposition n’est pas complètement finie une fois que l’on quitte cette enceinte, car on est à l’intérieur d’une grande bibliothèque publique, dont l’équipe permanente a fourni un important travail de valorisation bibliographique. Il est notamment possible de la prolonger avec la sélection de livres mis à disposition sur une table thématique appelée « Salon de lecture », et qui rappelle indirectement par ailleurs un fait d’importance : cette exposition « événement » ne propose pas une relecture innovante de l’œuvre de Gainsbourg mais bien une synthèse de nombreux travaux préexistants, comme ceux de son biographe Gilles Verlant, le Dictionnaire Gainsbourg de Jean-William Thoury, En relisant Gainsbourg de Chloé Thibaud, Les Petits papiers de Serge Gainsbourg de Laurent Balandras, ou bien Histoire de Melody Nelson de Philippe Gonin. Un rappel clair de tout ce que l’exposition doit à cette abondante littérature sur Gainsbourg, artiste consacré et souvent lu de près hier comme aujourd’hui, aurait probablement été bienvenu. On en prend en tout cas bien conscience si l’on consulte aussi les deux feuillets imprimés intitulés « Sélection de ressources », disponibles aux postes d’accueil de la Bpi : « Serge Gainsbourg » et « Gainsbarre : un autre regard ». Autre preuve du remarquable travail de bibliographie critique réalisé autour de cette exposition : le dossier spécial publié dans Balises, le magazine de la Bpi. Ainsi, en accueillant dans ses murs la bibliothèque et les manuscrits de Serge Gainsbourg, l’institution du Centre Pompidou réussit le pari de proposer une très intéressante relecture grand public d’une œuvre chansonnière devenue fétiche trente ans après la mort de l’artiste, et légitimée ainsi à nouveaux frais.

 

Marianne Di Benedetto

CELLAM – Rennes 2 / IRMéCCEN – Sorbonne Nouvelle

 


Pour citer cet article:

Marianne Di Benedetto, « Relire Gainsbourg », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Mar 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/relire-gainsbourg/, page consultée le 29/03/2024.