Carnet de visites

30/03/2017

Pascal, Le cœur et la raison (Paris)

Bibliothèque nationale de France – site François-Mitterrand Commissaire(s): Jean-Marc Chatelain

 

Pascal, Le cœur et la raison, BnF – site François Mitterrand (Paris), du 8 novembre 2016 au 29 janvier 2017

 

Esthétique d’une époque

Y a-t-il une esthétique pascalienne ? Question étrangement absente en tant que telle dans l’œuvre. Et pourtant il y a un style pascalien, assurément, chez l’homme, dans la vie comme dans l’œuvre. Importance d’une époque, aussi. Pas n’importe laquelle, celle du grand siècle français.

La première vertu de cette exposition est de nous faire sentir l’esthétique d’une époque, celle que l’on ne sent plus, justement quand on y vit, celle dans laquelle Pascal a baigné. Comment accédons-nous à cette esthétique, à l’atmosphère sensible de cette époque ? Grâce à des gravures, manuscrits et imprimés, plans de Paris qui nous font imaginer l’architecture et les rues, jusqu’aux machines qui, elles aussi ont leurs formes, leur beauté dans la capacité d’accomplir leur fonction. Le propos comme le parcours de l’exposition sont de nous faire cheminer depuis l’ordre des corps jusqu’à l’ordre de la charité en passant par l’ordre de la géométrie, puisque l’on doit à Pascal cette théorie des trois ordres de réalité ou de vérité. La première salle nous confronte aux portraits de Pascal ainsi qu’aux lieux, villes que Pascal a fréquentés, de Clermont-Ferrand à Paris. Ensuite nous sont présentés, la machine à calculer conçue pour aider son père dans son travail, des traités de mathématiques et de physique, comme autant de preuves de l’intense travail de la raison. Les manuscrits de la « nuit de feu » sont comme le point de passage avec la dernière partie de l’exposition qui permet de saisir, tableaux à l’appui, l’atmosphère religieuse de l’époque, celle dans laquelle Pascal écrira les Provinciales et les Pensées dont on pourra voir les précieux manuscrits et premières éditions imprimées.

 

Une pensée hiérarchique

Pascal est un penseur des ordres de réalité et de vérité, de la discontinuité. Il est bien un antiphilosophe, sa vie fut aux antipodes d’un développement harmonieux, d’un « accord avec la nature », lui le malheureux enfant « surdoué ». Il fut traversé, chahuté, « crucifié » sans doute, non pas par la succession des ordres, mais par la coexistence des ordres en lui et en cette vie. Le parti-pris de l’exposition, son parcours, est de commencer par l’ordre des corps, puis celui de la raison et enfin celui de la charité. Ce choix est légitime, en ce sens qu’il y a bien une hiérarchie entre eux, au sens où l’esprit passe les corps tandis que la charité passe infiniment tout. Par contre, cette progression, cet ordre dans les trois ordres ne peut pas être tout à fait chronologique et linéairement biographique. Pascal ne passe pas, aussi simplement, dans sa propre vie, de l’ordre des corps à celui de la géométrie pour atteindre enfin celui de l’amour. Même après avoir choisi d’étudier l’homme plutôt que les sciences, il ne cessera pas complètement son activité scientifique. Plus bel exemple encore de la coexistence des ordres, c’est en 1662, en effet, que pourra ouvrir la première ligne des carrosses à cinq sols, entreprise de transports publics que Pascal mit sur pied quelques mois avant sa mort. Preuve, s’il en était besoin, que le souci des choses du monde et leur organisation matérielle n’avait pas quitté Pascal même à la toute fin de sa vie. On peut suivre sur les plans l’itinéraire de la première ligne, puis les autres qui suivront. On se perd à imaginer les embouteillages de l’époque, le tumulte sonore des rues, le bruit que font les roues sur le pavé, l’odeur des chevaux, la tête du cocher et la toilette des premières clientes de cette RATP avant la lettre.

Faute de pouvoir mettre en forme dans l’espace l’épaisseur d’une vie et sa complexité dans le temps par un parcours qu’il faudrait suivre linéairement, l’exposition permet cependant de faire des va-et-vient, des allers et des retours. Le visiteur doit faire comme une dentelle avec ses pas, doit « coudre » avec son propre regard autour des lignes de partage entre les ordres qu’il faut sans cesse longer et traverser.

 

Le Mémorial

Placé au centre du dispositif de l’exposition, le fameux « Mémorial ». Ce document est sans doute le plus émouvant, celui que Pascal cousait dans son manteau, le cœur palpitant d’un moment de certitude, de joie et de pleurs, celui qu’il voulait pouvoir toucher à tout instant faute de pouvoir toujours vivre et s’installer dans la dimension surnaturelle de la charité. Le papier original est perdu mais sont présentées à la fois une copie de Pascal ayant voulu mettre « au propre » ce qu’il avait voulu consigner fiévreusement et une copie de la main de Louis Périer, son neveu. Le style de ce Mémorial est celui d’une littérature qui nous paraît contemporaine, au plus près d’une expérience intime non raffinée, avançant par éclairs, fulgurances spirituelles et textuelles. Nous sommes aux antipodes d’une mise en forme narrative, « j’ai ressenti que le Dieu que j’éprouvais était… ». Lisons plutôt :

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

 

Vous avez dit « mystique » ?

À la fin de l’exposition, on peut voir des extraits de films ou entretiens documentaires sur Pascal. On passe du ton « Nouvelle Vague », insupportable et enchanteur à la fois, d’un Jean-Louis Trintignant dissertant sur Pascal dans Ma nuit chez Maud, aux remarques d’Henri Birault qui fut l’initiateur de nombre d’étudiants à la profondeur de la pensée de Pascal. Contrairement à une idée communément admise, H. Birault soutient que Pascal n’est pas un mystique. Cette idée mérite d’être discutée. Effectivement, comme auteur, Pascal est un scientifique (mathématiques et physique), un polémiste (Les Provinciales) et un apologiste de la religion chrétienne (Les Pensées). Il y a donc là trois usages de la raison et du style, quand bien même il s’agirait d’indiquer, par un effort intellectuel et spirituel à la limite, ce que la raison ne peut sentir et faire sentir. Exercices redoutablement rationnels sans être rationalistes, et non point du tout « mystiques ». Mais ce qu’atteste le Mémorial, est bien une expérience mystique, non reproductible contrairement aux expériences scientifiques (d’où le billet cousu dans le revers), celle faite par un homme et qui sous-tend secrètement l’œuvre de l’auteur dans ses développements ultimes au moins. L’ordre des corps comme celui de la science à l’époque de Pascal est celui de la répétition, même lorsqu’elle est seulement « probable ». Les vérités du cœur font événement et brisent la répétition.

 

Portraits

Portrait au fusainFinissons par le commencement. Le visage de Pascal. Quelle surprise d’apprendre, à l’entrée de l’exposition, que tous les portraits que nous avons de Pascal, dont certains nous le font paraître si jeune, ne sont que rétrospectifs et faits d’après la seule trace de lui que nous ayons gardé de lui : son masque mortuaire. C’est-à-dire une tête dont le visage s’est retiré. Pensons à cette formule prononcée par Malraux à Rouen le 24 mai 1964, lors d’un discours sur Jeanne d’Arc : « Ô Jeanne, sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants ». Nous avons des portraits de Pascal, mais ils ne viennent sans doute que du cœur de ceux qui avaient croisé le chemin fulgurant d’un tel héros de la pensée.

 

Philippe Gaudin (Directeur adjoint de l’IESR-EPHE)
mars 2017

 

Catalogue : Pascal, le cœur et la raison, sous la direction de Jean-Marc Chatelain, 50 illustrations, Paris, BnF Éditions, 2016, 192 pages, 39 euros.

Commissariat : Jean-Marc Chatelain, directeur de la Réserve des livres rares

Scénographie : Martin Michel

À voir aussi la page dédiée aux Pensées de Pascal sur Gallica « Essentiels littérature » et l’interview du commissaire d’exposition.

 


Pour citer cet article:

Philippe Gaudin, « Pascal, Le cœur et la raison (Paris) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Mar 2017.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/pascal-le-coeur-et-la-raison-paris/, page consultée le 19/04/2024.