Carnet de visites

Parcours « Petits papiers du 20e siècle » (Paris)

Centre Pompidou Commissaire(s): Bernard Blistène, Pamela Sticht

 

Parcours « Petits papiers du 20e siècle », Paris, Centre Pompidou, du 19 mai 2021 au 31 janvier 2022

 

Affiche parcours petits papiersIl y a toujours quelque paradoxe et quelque défi à exposer les avant-gardes du XXe siècle. D’abord parce que cela tend à institutionnaliser des mouvements qui refusent précisément les institutions, ensuite parce que cela revient à figer en œuvres une activité qui s’est souvent déployée sur le mode du processus ou de la performance, enfin parce que cela implique de faire droit à la variété et à l’hybridation considérables des moyens d’expression employés par les avant-gardes.

C’est l’une des grandes réussites du Centre Pompidou d’avoir préservé le paradoxe et relevé le défi à travers le parcours « Petits papiers du XXe siècle » aménagé dans les collections du musée. Les « petits papiers » désignent l’abondante et inventive production graphique des avant-gardes : affiches, tracts, plaquettes, brochures, manifestes, revues, catalogues d’exposition, cartons d’invitation, prospectus, cartes postales, collages… autant de documents qui appartiennent en grande partie au domaine des éphémères.

 

Une collection, une mise en scène

L’exposition de ces « petits papiers » tient à la présence au Musée national d’art moderne d’une collection exceptionnelle, entrée par dation au début de l’année 2021 dans les fonds de la Bibliothèque Kandinsky : celle de Paul Destribats (1926-2017). Tour à tour militant trotskiste, parachutiste, courtier en pierres précieuses en Amérique du Sud et fondateur d’un club de bossa nova à Rio, P. Destribats revient à Paris au début des années 1960. Fasciné par le surréalisme, par la figure d’André Breton en particulier et par le foisonnement des avant-gardes en général, il commence alors à se constituer une collection d’œuvres d’art, de livres rares, de revues (avec un fonds de plus de mille titres entrés à la Bibliothèque Kandinsky en 2005) et d’éphémères liés aux avant-gardes majeures du XXe siècle. Le parcours proposé par le Centre Pompidou vaut donc comme un hommage à cet amateur qui a su rassembler l’un des ensembles les plus complets de ces documents imprimés, sérigraphiés ou ronéotypés qui ont plutôt vocation à se disséminer, à s’abîmer voire à disparaître, tant ils sont voués à un usage immédiat et circonstanciel plutôt que produits en vue de leur conservation. Œuvre de passion autant que d’érudition, la collection Paul Destribats constitue ainsi la colonne vertébrale de cette plongée dans le foisonnement graphique et littéraire des avant-gardes du XXe siècle ; elle est complétée par d’autres fonds de la Bibliothèque Kandinsky, comme celui de Sonia et Robert Delaunay.

Le parcours proposé par le Centre Pompidou suit un itinéraire chronologique, permettant au visiteur de découvrir, de salle en salle, les éphémères du futurisme, de Dada (dans ses versions zurichoise, allemande, parisienne ou new yorkaise), du surréalisme français et de ses dissidences, du surréalisme belge, du lettrisme, du situationnisme, de Cobra, des comités d’action suscités par les événements de Mai 68, de Fluxus, des acteurs de la poésie concrète, de la poésie visuelle et enfin du Mail Art. La profondeur historique ainsi donnée, des années 1900 aux années 1980, met en relief la continuité des supports et des pratiques par-delà les mouvements singuliers et successifs, à tel point qu’on est tenté de voir dans les éphémères non seulement un ressort essentiel de l’expression avant-gardiste, mais l’un des lieux essentiels de leur subversion radicale des valeurs artistiques et littéraires : le tract, le papillon, l’invitation, le dépliant, la pétition participent ainsi d’un dépassement de la notion d’œuvre, et de ce « bouleversement de la vie quotidienne » que Guy Debord appelait de ses vœux dans son Rapport sur la construction des situations (1957). Parce qu’ils ressortissent à la trivialité des moyens de communication de masse, voisins en cela des supports publicitaires, commerciaux ou politiques, ces petits papiers sont précisément les supports idoines à cette reconduction de l’art dans la vie, qui constitue selon Peter Bürger le cœur du projet avant-gardiste.

Ce refus radical d’une hiérarchie entre les œuvres, les supports et les médiums, la scénographie du parcours le reconduit en mettant sur le même plan les vitrines présentant des imprimés, les tableaux, les objets, les installations ou les documents audiovisuels. Chaque salle propose ainsi une immersion dans une avant-garde particulière, dont l’univers graphique, littéraire et politique fonctionne comme un tout intégré et intermédial. Cette synthèse des langages avant-gardistes apparaît de manière saisissante dès la première salle vouée au futurisme, où un mur couvert des innombrables manifestes de Marinetti fait face à un immense tableau de Gino Severini, La Danse du pan-pan au « Monico ». Dans la salle consacrée à André Breton et à la naissance du surréalisme, on apprécie également le contrepoint entre le Mur de l’atelier de la rue Fontaine, reconstitué avec sa myriade d’objets, d’images, de sculptures, de pierres, de masques, et la vitrine où sont rassemblés les papillons surréalistes lancés en 1924, les numéros de La Révolution surréaliste, les tracts ou les invitations qui ont marqué l’histoire du mouvement : le cabinet privé et les traces des interventions publiques se répondent en une même propension à la prolifération sur tous les fronts.

L’exposition de ces éphémères avant-gardistes pose des problèmes particuliers de sélection et de présentation. Face à cet ensemble d’imprimés, la tentation serait grande en effet de privilégier le beau, l’insolite ou le spectaculaire : du reste l’œil du visiteur ne manque pas d’être interpellé par l’inventivité graphique des revues issues de Dada ou de Cobra, des publications de poésie concrète et visuelle (comme le dépliant périodique Futura) ou des célèbres affiches réalisées par Comité Écoles d’Arts pendant Mai 68. Le parcours, cependant, ne cède pas à cette tentation anthologique, qui serait aussi une neutralisation esthétique. Les vitrines et les panneaux nous proposent ainsi toute une part de documents relevant du mineur, du banal, du fugitif ou de l’utilitaire : prières d’insérer, bulletins d’abonnement, listes d’œuvres d’une exposition, cartons d’invitation, papiers à en-tête, prospectus, télégrammes, cartes postales… Ce type de papiers, voué à l’usage, à la péremption ou à la circonstance, n’est assurément pas fait pour séduire l’œil, qui doit s’adapter tantôt à un format réduit, tantôt à la mauvaise qualité du papier ou de l’impression, tantôt à l’usure des signes, tantôt à la difficulté de leur lecture. Mais c’est justement cet aspect rudimentaire, quelconque et fragile qui fait aussi le prix de ces documents, qui sont des témoignages essentiels du fonctionnement des avant-gardes, et parfois les seules traces de certains événements comme les performances, les expositions ou les réunions. Sans compter que la fragilité matérielle et le côté brut de certaines publications peut ressortir à une démarche de contestation radicale du beau livre ou de la belle revue, comme en témoignent par exemple les feuillets ronéotypés de Potlatch, le bulletin de l’Internationale lettriste (1954-1957).

 

La patrimonialisation des éphémères avant-gardistes

À coup sûr, l’intégration de la collection Paul Destribats au corpus des créations avant-gardistes produit sur ces petits papiers un puissant effet de légitimation et de patrimonialisation. En ce sens, l’exposition du Centre Pompidou participe à un mouvement général de reconnaissance institutionnelle des éphémères, amorcé dès les années 1960 au Royaume-Uni (avec la John Johnson Collection de la Bodleian Library à Oxford) et visible en France depuis la fin des années 1990 (avec le travail de Nicolas Petit sur L’Éphémère l’occasionnel et le non-livre à la Bibliothèque Sainte-Geneviève en 1997).

Dans le cas des petits papiers avant-gardistes, cette valorisation joue sur deux plans, à la fois opposés et complémentaires. D’un côté, certains de ces imprimés de circonstance tirent leur valeur sinon de leur unicité, de moins de leur originalité et de leur ingéniosité graphique : tel est exemplairement le cas du poème-affiche de Raoul Hausmann, des prospectus situationnistes en forme de comics révolutionnaires, des publications de poésie concrète de Haroldo et Augusto de Campos, ou encore des contrefaçons prisées par les surréalistes de Belgique, avec par exemple l’affiche électorale « Votez Sade » réalisée en 1964 par Tom Gutt au nom du Parti Surréaliste de Belgique, ou bien le faux billet de 100 Fr. à l’effigie de René Magritte confectionné en 1962 par Marcel Mariën.

À l’inverse, la valeur de bon nombre d’éphémères tient à leur sérialité, à leur effet cumulatif et à leur insertion dans une mémoire des avant-gardes : ce sont alors des ensembles qui deviennent significatifs, comme celui des manifestes futuristes, des papillons surréalistes, des numéros de l’Internationale situationniste avec leur couverture iridescente ou des multiples traductions de la brochure De la misère en milieu étudiant (1966). À cet égard, l’exposition permet même de saisir les filiations d’un courant à l’autre. Ainsi les papillons Dada de 1919-1920 lancent un modèle que les papillons surréalistes reprennent en 1924, avec entre autres la célèbre formule : « Si vous aimez l’amour vous aimerez le surréalisme » ; eux-mêmes seront imités en 1943 par les papillons du groupe La Main à plume (qui reproduisent la formule précédente, et lui adjoignent cette variation : « Si vous n’êtes pas curé, général ou bête vous serez surréaliste »), puis détournés vers 1954 par les lettristes qui proclament : « Si vous vous croyez du génie ou si vous estimez posséder seulement une intelligence brillante adressez-vous à l’Internationale lettriste ». En ce sens, les petits papiers apparaissent comme une véritable œuvre collective, la seule peut-être qui puisse se prévaloir de cette « exigence communautaire » dont Vincent Kaufmann a fait le moteur des avant-gardes littéraires.

De tels échos entre les avant-gardes, facilités par la continuité chronologique du parcours, mettent finalement en évidence un phénomène assez remarquable : la relative stabilité de ce corpus d’éphémères, dans ses formes, ses supports et ses fonctions. L’éventail des imprimés avant-gardistes privilégie en effet quelques grands types de documents, liés aux événements, aux manifestations et aux stratégies de diffusion des différents groupes : tracts, manifestes, affiches, invitations, catalogues d’exposition… L’usage massif de cette imprimerie légère (au sens où l’on parlerait d’artillerie ou de cavalerie légère) dessine alors quelque chose comme un lieu commun du discours et de la création avant-gardiste – un lieu commun où il est à la fois attachant et vivifiant de déambuler, en suivant le parcours de ces petits papiers du XXe siècle.

Olivier Belin (Université de Rouen – Cérédi)

 

Commissariat général : Bernard Blistène et Pamela Sticht

S’il n’existe pas de catalogue de ce parcours à proprement parler, on peut consulter celui du fonds Destribats : Le fonds Paul Destribats : une collection de revues et de périodiques des avant-gardes internationales à la Bibliothèque Kandinsky, Paris, Centre Pompidou, 2011.

Voir la présentation de l’exposition sur le site du Centre Pompidou

Voir aussi la visite en ligne de l’accrochage avec Bernard Blistène

 


Pour citer cet article:

Olivier Belin, « Parcours « Petits papiers du 20e siècle » (Paris) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/parcours-petits-papiers-du-20e-siecle-centre-pompidou/, page consultée le 26/04/2024.