Carnet de visites

Pages et pellicules, plumes et projecteurs. Une exposition littérature et cinéma à la Bibliothèque nationale suisse

Bibliothèque nationale suisse (Berne, Suisse) Commissaire(s): Ulrich Weber, Fabien Dubosson

Affiche de l’exposition temporaire Écrire l'écran : de la littérature au cinéma et vice-versa« Quoi de plus abstrait que l’activité littéraire ? Que faire voir ? », se demandait Paul Valéry au moment de concevoir le Musée de la Littérature à l’occasion de l’Exposition internationale des arts et techniques (Paris, 1937). La soi-disante impossibilité de l’exposition du monde de l’écrit a déjà donné matière à réflexion à de nombreux commissaires et les a incités à faire preuve de créativité. Tout comme la littérature, l’art cinématographique présente des difficultés lorsqu’il trouve place dans l’espace d’exposition, pour de toutes autres raisons : condamné à une fragmentation éternelle dans sa réception, le septième art entretient une relation d’amour-haine avec le musée, au sein de ses espaces, très souvent encore blancs et silencieux…

Et c’est justement ces deux formes d’art que les Archives littéraires suisses (ALS) convoquent dans une exposition temporaire intitulée Écrire l’écran : de la littérature au cinéma et vice-versa, du 31 août 2023 au 12 janvier 2024. Plutôt que de se limiter classiquement aux adaptations cinématographiques de classiques littéraires, l’exposition prend pour point de départ les multiples relations que les écrivains suisses ont entrenu avec le septième art. Fruit d’un processus de recherche de plus de deux ans par les ALS, cette exposition se révèle une petite perle à découvrir gratuitement dans le bâtiment moderne de la Bibliothèque nationale suisse (BN) à Berne.

Une invitation au cinéphile et à l’amateur de littérature

Afin d’attirer un public plus large que les utilisateurs et les visiteurs aguerris des collections de la Bibliothèque nationale, l’équipe des ALS s’est aventurée dans un univers susceptible d’intéresser non seulement les grands lecteurs, mais aussi les cinéphiles. S’adressant à deux publics, la thématique promet de divertir autant l’un que l’autre dans un parcours illustrant les multiples rencontres entre l’écrit et l’écran. Dès l’entrée dans le bâtiment, l’équipe d’accueil, toujours aussi conviviale et chaleureuse, guide les visiteurs vers un long couloir orné de reproductions d’affiches de films – allant de J’accuse (1919) à Carol (2015). Pouvait-on s’attendre à autant d’adaptations de classiques issues de la culture cinématographique suisse ? À l’entrée de l’exposition, une télévision diffuse des fragments de films autant iconiques que singuliers : l’extrait tiré du film Chicorée (1966) attire certainement l’œil. Le dispositif, simple mais efficace, pique la curiosité du public et l’invite à franchir l’entrée de l’exposition pour explorer davantage cet univers cinématographique.

En pénétrant l’exposition, le visiteur découvre un petit espace rouge foncé servant de préambule – un clin d’œil aux ambiances des premières salles de cinéma – avec des découvertes d’archives liées à la fascination d’auteurs comme Carl Spitteler pour le nouveau médium au tournant du XXe siècle. L’intimité de cette pièce est soudainement brisée lorsqu’on contourne celle-ci pour accéder à un grand espace illuminé. Une installation surprenante saute aux yeux, symbolisant la symbiose entre les deux mondes artistiques : un ancien projecteur de cinéma projette des dizaines de pages volantes en l’air, suspendues par des fils transparents. Née de l’imagination de la scénographe Sabine de Jonckheere (SDJ-Design), cette œuvre forme le cœur de la salle, autour de laquelle se déploie le parcours de visite, explorant les fusions et les interactions entre la littérature et le cinéma en six chapitres :

  • « Dans les salles obscures » : ce premier chapitre, dans l’espace-prologue, explore les débuts du cinéma, en mettant l’accent sur la fascination que le médium et ses ‘stars’ exercent sur les écrivains.
  • « Films imaginaires » : cette partie évoque des projets de films non-aboutis, souvent restés à l’état de papier et relate comment les expériences cinématographiques ont pu influencer les pratiques littéraires.
  • « Du texte au film » : cette séquence met en évidence le conflit entre l’industrie du divertissement et la préservation de l’esprit de l’œuvre lors d’adaptations cinématographiques. Elle souligne les malentendus et les déceptions qui peuvent survenir lorsque les attentes des spectateurs et des auteurs ne sont pas satisfaites par l’adaptation à l’écran.
  • Un intermezzo : une salle de projection, légèrement écartée du parcours, diffuse des extraits de films évoqués dans l’exposition.
  • « Dans les coulisses » : cette séquence met en lumière les différentes opportunités professionnelles offertes aux écrivains par l’industrie cinématographique (script-girl, scénariste, réalisateur…). Le cinéma y est mis en avant comme pourvoyeur de moyens financiers aux auteurs.
  • « Derrière la caméra » : ce chapitre revient sur les écrivains-réalisateurs et sur la façon dont ils et elles remettent en question les conventions du cinéma grand public, et contournent les canaux de distribution traditionnels.
  • « Par-delà l’écran » : la dernière partie de l’exposition se concentre sur les effets en retour du cinéma sur la littérature, mettant en lumière l’impact des adaptations cinématographiques sur les œuvres littéraires, ainsi que les réactions des écrivains à ces adaptations.

Ce parcours thématique ne prétend aucunement offrir un survol historique complet, mais tout au contraire une présentation de cas emblématiques dans l’histoire du cinéma suisse.

Un patrimoine national suisse mis en lumière ?

Une telle proposition fait bien évidemment apparaître une panoplie de noms. Blaise Cendrars (J’accuse, 1919 ; La Roue, 1923), Friedrich Dürrenmatt (The Visit, 1964) et Patricia Highsmith (The Talented Mr. Ripley,1999 ; Strangers on a train, 1951 ; Carol, 2016) servent de têtes d’affiche, mais ils se partagent l’espace des vitrines avec S. Corinna Bille, Franco Beltrametti, Bernard Comment, Franz Hohler, Roland Jaccard, Birgit Kempker, Charles Lewinski, Paul Nizon, Meret Oppenheim, Carl Spitteler et Matthias Zschokke. Au total, une cinquantaine d’exemples ont été retenus dans un parcours pourtant assez concis.

Même si l’objectif initial des ALS était de concentrer leurs efforts sur leurs fonds propres et de valoriser les collections disponibles à la Bibliothèque nationale – en raison de contraintes budgétaires, mais aussi, bien sûr, pour des raisons symboliques, liées aux missions de l’institution –, il aurait été impossible de se renfermer uniquement sur un patrimoine suisse, dans la mesure où les grandes productions ont été tournées en collaboration avec des maisons de production étrangères. Pour les commissaires Ulrich Weber et Fabien Dubosson, le défi résidait dans la recherche d’un équilibre entre ces contributions internationales, connues du grand public, et celles exclusivement suisses. Par ailleurs, une attention particulière a été portée à équilibrer les quatre zones linguistiques officielles de la Suisse, en invitant par exemple quelques cas de productions romanches, tel que le scénario du film Retuorn (1983) d’Oscar Peer.

Grâce aux trois têtes d’affiche mises en vedette, un équilibre entre périodes historiques du cinéma et entre langues s’instaure quasi naturellement dans l’exposition. De Cendrars à Dürrenmatt, jusqu’à Highsmith, le visiteur découvre en effet trois moments incontournables de l’histoire du cinéma, dans une scène artistique internationale et multilingue. Tout de même, le commissaire Fabien Dubosson a été frappé, nous confie-t-il lors d’un entretien, par la difficulté à retracer dans les archives l’implication de femmes dans le septième art. Suite à des recherches ciblées, l’équipe a tout de même été en mesure d’exposer des albums de photos de S. Corinna Bille, engagée comme script-girl lors du tournage de Rapt (1933), ainsi que des notes et esquisses préparatoires du film expérimental Repère (2009) réalisé par Birgit Kempker et Anatol Atonal.

Se donner le temps de la recherche

Tout au long des deux années de préparations, de recherches et d’échanges, l’équipe des ALS, petite mais soudée, s’est formée sur un sujet qui piquait la curiosité de ses membres depuis un certain temps : les interactions réciproques entre littérature et cinéma. Forte d’expertises tout aussi variées et des intérêts personnels divers, l’équipe, encadrée par les commissaires Fabien Dubosson et Ulrich Weber, a façonné en ce sens une exposition unique. Selon les commissaires, ce processus s’aligne surtout sur le temps de la recherche archivistique et scientifique, bénéficiant ainsi d’un soutien significatif de la part des archivistes impliqués dans l’organisation de l’événement. Durant la période préparatoire, plus étendue qu’à l’accoutumée, des fouilles d’archives avaient été prévues, ainsi que des projections de films et des séminaires de discussion, tous en vue de l’organisation de l’exposition – certes, l’événement phare de l’année, mais qui se faisait accompagner de trois numéros thématiques de leurs revues institutionnelles (Passim n° 31 sur les « cinéphilies littéraires », Passim n° 32 faisant office de catalogue d’exposition et Quarto n° 52 sur les films non-réalisés), ainsi que deux journées d’étude dédiées à des sujets plus spécialisés (une journée dédiée à la cinéphilie des écrivains et l’autre aux portraits d’écrivains dans les biopics). De plus, un cycle de projections avait été mis en place, en collaboration avec le Ciné Rex et la Cinémathèque Lichtspiel (les deux salles de cinéma de la ville de Berne) tout au long de l’année. Au total, 10 conférences et 20 séances de projections ont été prévues entre le 13 septembre 2023 et le 26 juin 2024, sous le thème « Histoire du cinéma : littérature et cinéma ».

Enrichie de ces événements, cette exposition se présente clairement comme le fruit de recherches approfondies et reflète les résultats d’une étude sur un sujet jusqu’alors largement négligé. La démarche top-down, allant de la recherche scientifique à son partage auprès d’un large public, comporte une tâche délicate : la traduction pour ce public disparate. Cependant, l’équipe a relevé ce défi grâce à son regard aiguisé sur la médiation.

La médiation, un travail à part entière

Pour cette exposition, on a choisi de présenter un nombre limité d’ouvrages et de documents, ce qui a permis de proposer un parcours concis en six chapitres et une cinquantaine de cas illustratifs. D’un côté, les textes de salle, accessibles et très ramassés (moins de 200 mots par thème !), établissent clairement la trame narrative principale, offrant des points de repère essentiels pour les visiteurs pressés. De l’autre côté, l’audioguide, accessible via des tablettes avec écouteurs et dans la langue souhaitée, enrichit l’expérience en illustrant les thèmes abordés à travers des anecdotes centrées sur la figure de l’écrivain, donnant vie aux documents exposés en vitrine. Ainsi, à la manière d’un compilateur d’anthologie de textes littéraires, les commissaires ont sélectionné une cinquantaine de pièces représentatives, offrant un aperçu fragmentaire mais significatif des fonds des ALS et du sujet dans son ensemble. Cette forme d’anthologie muséographique permet de s’affranchir d’une progression strictement chronologique ou d’une exhaustivité systématique, tout en préservant une unité cohérente.

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Dans le paysage des expositions littéraires, où le dialogue entre la littérature et les arts plastiques est devenu monnaie courante (le répertoire des RIMELL en constitue une belle preuve), cette réalisation des ALS change quelque peu la donne en offrant un regard inédit sur les archives littéraires et cinématographiques, jusqu’à présent peu étudiées. Cette initiative, ainsi qu’une réalisation similaire entreprise par la Literaturarchiv Marbach, avec l’exposition Abgedreht. Literatur auf der Leinwand (2022-2023), témoignent de l’intérêt persistant pour l’intermédialité, entre la littérature et d’autres disciplines.

Au niveau de la conception, l’exposition, et c’est bien sa principale réussite, joue intelligemment avec les codes de l’anthologie littéraire, dans une approche très équilibrée du sujet, inscrite dans un contexte linguistique particulier, sans pour autant devenir ni un pamphlet nationaliste, ni un panorama historique trop ‘canonisant’. Les Archives littéraires suisses se distinguent ainsi en tant qu’institut de recherche de premier plan, accordant une importance particulière à la communication scientifique. Nul doute que la bibliothèque nationale suisse s’est ainsi positionnée pour légitimement revendiquer le titre de musée à part entière.

Camille Van Vyve

Aspirante FNRS – Université libre de Bruxelles


Pour citer cet article:

Camille Van Vyve, « Pages et pellicules, plumes et projecteurs. Une exposition littérature et cinéma à la Bibliothèque nationale suisse », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Dec 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/pages-et-pellicules-plumes-et-projecteurs-une-exposition-litterature-et-cinema-a-la-bibliotheque-nationale-suisse/, page consultée le 05/12/2024.