Carnet de visites

11/12/2020

Ouvrir l’œil et le bon. Coupures surréalistes (1947-1972)

IMEC Commissaire(s): Jérôme Duwa

 

Sous le signe de l’œil, de la coupure et de l’écart, l’exposition Coupures surréalistes présentée par Jérôme Duwa propose « Une traversée des archives surréalistes » de l’IMEC, attirant l’attention sur des fonds riches mais encore trop rarement sollicités par les historiographes actuels du surréalisme (ceux notamment de Pierre Faucheux, Jean Schuster, José Pierre, Claude Courtot, Maurice Henry, Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Gérard Legrand, André Pieyre de Mandiargues, Éric Losfeld…). Au seuil du parcours, les images de la dernière exposition surréaliste qui eut lieu du vivant de Breton en 1965, « L’Écart absolu », mettent en abyme ce que sont les vertus de l’exposition, donner à voir une différence de regard. Celui qu’on porte ici sur les archives nuance les vulgates et éclipse quelques vieilles lunes.

Le dispositif de navigation, intuitif, n’est pas réservé au « geek ». Il est clairement exposé au départ, mais demande au néophyte quelque temps d’accoutumance avant d’en exploiter toutes les possibilités. Élaboré par André Derval, il a aussi été mis en œuvre dans l’autre exposition en ligne de l’IMEC, « La Grande guerre en archives », présentée par Claire Paulhan. On y tournait les pages d’un album photographique dont chaque image avec sa vignette de commentaire montait à l’écran sur un clic. Ici, on glisse devant les murs de l’exposition qui défilent dans un mouvement lent qu’on peut interrompre pour accéder à un document assorti de son commentaire. À partir de l’accueil, on découvre le sommaire sous forme de tableau déroulant où apparaissent en rouge les titres des grandes sections, en noir ceux des « chapitres » ou sous-parties. Sous l’onglet « Ressources » un autre tableau affiche tous les documents exposés. Chaque case de ces tableaux permet au visiteur de convoquer soit, pour le premier, un secteur de l’exposition, soit, dans le second tableau, un document précis avec son commentaire, et de constituer ainsi son parcours comme un libre collage.

L’adepte de la déambulation horizontale, de salle en salle, dans une galerie, appellera à l’écran par le bouton ESC la succession des images. Chaque sous-section de cette bande défilante peut compter de six à onze documents, présentés par un sous-titre qui en oriente la réception et une notice factuelle brève. Trois niveaux d’informations s’ouvrent dans chaque image. Sur la première s’affichent le nombre de feuillets du document, ainsi que son origine. Une icône, sous forme d’appareil photo, donne accès à un autre écran avec le même commentaire – ce qui est peut-être dommage : la note de présentation, centrée sur l’essentiel, très claire, pouvait être complétée pour le non-initié avec la même rigueur et sans excès pédagogique (par exemple sur la Galerie de L’Œil, ou les cibles d’un tract qui vise la revue Planète). Une fenêtre rappelle à droite la place du document dans l’arborescence, une autre invite le visiteur au commentaire, auquel personne, hélas, ne semble s’être risqué au moment de la rédaction de ce compte rendu. On peut imprimer, partager le document, télécharger la notice, l’ajouter aux favoris. Un dernier clic commande l’apparition des autres feuillets du document, qu’on pourra grossir – si la définition de l’image le permet – par exemple pour distinguer sous les ratures les premières versions d’une déclaration collective.

Grâce à la mise en scène bien orchestrée des images d’arrière-plan, couleur, luminosité, donnent une ambiance propre à chaque section. Si ces fonds d’image peuvent parfois surcharger la perception du document, elles permettent à tout instant de resituer chacune des pièces dans le parcours et d’orienter le regard par leurs significations propres. Déclinées par des gros plans sur les détails, des rotations, jeux de miroir, de fragmentation, ces images-clé, à fonction emblématique, s’étoilent en échos visuels et en signifiants-repères : l’œil, la coupure, l’écart ou la rupture sont ici pris au mot et justifient le principe non chronologique affiché dès la présentation, succincte, efficace.

On entre dans le parcours sur un montage d’yeux en gros plan, qui invite à voir autrement, associé à ce titre situant l’ambition du surréalisme : « refaire l’entendement humain » (citation d’André Breton). L’image d’un « écartelé » du portrait de Charles Fourier présenté par Faucheux en 1965 dans l’exposition « L’Écart absolu » (un titre de Fourier) accompagnera le visiteur dans toute la première section, qui passe justement « Galerie de l’Œil ». Le hasard surréaliste n’y est évidemment pour rien. Un fragment de l’invitation en forme de collage typographique « Il faut Visiter l’exposition SURrÉALLISTE » sert de « couloir », d’espace de transition. Les sections, comme autant de salles, illustrent un des grands thèmes du surréalisme : après le renouvellement du regard sur le monde, la liberté, l’amour, la poésie. Pas de surprise dans ces rubriques, aussi bien s’agit-il de montrer la permanence du surréalisme dans ses avatars de l’après-guerre. La dernière, « À cœur perdu », se détache sur les gros plans du portrait de Breton par Gisèle Freund, Breton examinant d’un air perplexe un objet non identifié, qui évoque quelque « trouvaille » du marché aux Puces – le devenir du surréalisme peut-être ?

Jérôme Duwa, aidé de Claire Giraudeau et Agnès Iskander, met en relief des documents encore peu exploités. À côté de pages connues comme « Au tour des livrées sanglantes » ou « Hongrie Soleil Levant », sans lesquelles l’orientation idéologique du surréalisme de la seconde moitié du XXe siècle serait faussée, il a privilégié des archives rares ou inconnues, maquettes de textes préparés pour l’édition, épreuves corrigées, brouillons témoignant des strates d’une élaboration collective, photographies, poèmes, rébus, dessins jamais reproduits. Si le mot « coupures » revendique d’entrée la fragmentation, toute exposition repose aussi sur l’opération complémentaire : l’« assemblage » d’objets hétérogènes. Par ses cartels et présentations précises, par la succession des documents, Jérôme Duwa joue lui aussi du collage pour combler quelques points aveugles des « récits » actuellement en circulation sur le surréalisme. Le défi était de taille : comment nuancer les idées reçues, par exemple celle de la mort du surréalisme après 1945, sans recourir à un flot de textes susceptible de noyer le visiteur et les documents présentés ? Comment rendre l’archive éloquente pour le visiteur non spécialiste sans lui imposer un discours ? Une page de « Tranchons-en » met en perspective les jugements hâtifs sur un surréalisme confit dans l’ésotérisme en fustigeant le charlatanisme de la revue Planète et déplace la question : quel ésotérisme défendent certains des membres du groupe et pourquoi ? Dans la section « Liberté », les documents sur l’anti-stalinisme et l’anti-colonialisme rappelleront que le refus de l’engagement n’est que le refus d’une certaine conception, sartrienne et communiste, de la relation entre politique et poésie, et qu’elle s’accompagne d’une constante vigilance idéologique, avec des prises de position fortes. Contre toutes les falsifications volontaires ou non l’archive parle : une lettre de Blanchot commentant le brouillon du « Manifeste des 121 » contre la guerre d’Algérie prouve que c’est bien Dionys Mascolo et Jean Schuster qui ont écrit la première version, amendée par Blanchot (puis par les autres surréalistes, notamment Breton et Legrand), non pas Sartre, comme on le lit souvent. La section « Liberté » dément document après document cet idéalisme que reprochaient au surréalisme ses adversaires dès ses premières interventions anticolonialistes en 1925.

Quels « écarts » significatifs, sinon « absolus », se donnent ici à voir ? Le parti pris revendiqué dans la présentation consiste à ne pas réduire le surréalisme à un mouvement artistique parmi d’autres, et à faire apparaître à la fois son refus de l’engagement et sa constante présence sur la brèche des combats idéologiques de son temps.

Le deuxième écart consiste à ne pas polariser toute l’histoire du surréalisme sur son historiographe principal, André Breton, qui suscite tant de réactions de fascination et d’hostilité que celles-ci obscurcissent souvent la réception des documents. Servi par sa longue fréquentation des fonds surréalistes de l’IMEC et sa connaissance approfondie du mouvement après 1945, Jérôme Duwa, sans dénier l’importance de Breton dans le surréalisme d’après-guerre, est à même de la replacer dans l’activité d’un groupe où d’autres plumes se relaient : Jean Schuster, Gérard Legrand, José Pierre, mais aussi Claude Courtot, Adrien Dax, Alain Jouffroy… La présence toujours inspirante de Breton est soulignée dans la citation initiale et dans la prise de congé associée à une photographie de Breton, « À cœur perdu », qui envisage les routes du surréalisme « au vent de l’éventuel » après sa disparition.

Le troisième écart, sans doute moins net, concerne les déclamations sans nuance contre la misogynie surréaliste. Les images un peu obscures de Joyce Mansour, celles, éclatantes, de Bona de Mandiargues, la signature de Nora Mitrani au bas des tracts, la mention d’Annie Le Brun, suffiront-elles à réconcilier féminisme et érotisme ? Les images et correspondances des fonds de l’IMEC montrent que ces femmes créatrices sont pour certaines impliquées dans les combats idéologiques et qu’elles ont vécu leur indépendance, loin du puritanisme, dans les zones sulfureuses évoquées ici à partir de l’exposition E.R.O.S de 1959, de l’exposition franco-tchécoslovaque, beaucoup moins connue sur le Principe de plaisir, ou encore de l’enquête sur le strip-tease qui montre les surréalistes attentifs aux Mythologies de Barthes.

J’en verrai un quatrième : même si Jérôme Duwa affirme dans la présentation son désir d’échapper aux « lieux communs les plus exploités d’un mouvement trop souvent réduit à son apport étroitement artistique » et de réexaminer la présence du surréalisme sur le terrain politique d’après-guerre, il n’a pas manqué de souligner que l’humour est dans la pratique surréaliste une façon d’exercer la liberté ; la riche illustration de la section poésie rappelle justement que, sous ce mot, les surréalistes, sans s’attarder aux « moyens » techniques, placent aussi bien les poèmes que le jeu ou l’expression plastique.

La « coupure » est plus qu’un article conservé par un écrivain dans ses archives, elle est le fruit d’une opération de découpage, de séparation, de déplacement. Chacun des sens du mot « coupure » trouve sa pertinence au fil de l’exposition, jusqu’à la blessure, dans la partie consacrée à l’érotisme, où le sado-masochisme et le sacrifice trouvent place, et dans le clin d’œil final à la revue Coupure en 1972 – dont plusieurs images ont nourri le parcours. Le principe même d’une exposition d’archives est de rendre visible ce qui était caché dans les « fonds ». Mais l’archive ne parle qu’à partir de savoirs aujourd’hui rendus confus par l’instrumentalisation de l’histoire. En privilégiant les « coupures », l’exposition fait émerger des documents humbles dans leur matérialité : extraits d’articles, tract, collages, brouillons raturés où s’essaient et se corrigent les formulations polémiques de chaque membre présent lors de l’élaboration d’une déclaration. Ils parleront au chercheur, mais parleront-t-ils au néophyte curieux du surréalisme ? à l’étudiant ? Qui est pour eux Fourier ou le Sergent Benoît ? La coupure reste par nature allusive, sauf à la nier comme telle par de pesantes contextualisations. Jérôme Duwa, André Derval font le pari que l’archive manifeste sa vérité : la « personnalité du choix », le bord à bord et les interstices d’un collage ponctué d’échos visuels relèvent ici ce défi.

 

Marie-Paule Berranger

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3


Pour citer cet article:

Marie-Paule Berranger, « Ouvrir l’œil et le bon. Coupures surréalistes (1947-1972) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Dec 2020.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/ouvrir-loeil-et-le-bon-coupures-surrealistes-1947-1972/, page consultée le 20/04/2024.