Carnet de visites

11/09/2018

Loti. Radiographie d’une maison (Rochefort)

Musée Hèbre Commissaire(s): Equipe Musée Hèbre

 

Loti. Radiographie d’une maison. Photographies de Christelle Plessis, Musée Hèbre, Rochefort, du 11 novembre 2017 au 10 août 2018

 

S’il est un écrivain qui a pleinement investi son domicile pour en faire le lieu d’une mise en scène de soi, c’est bien Pierre Loti (1850-1923). Conjuguant les espaces géographiques et culturels à travers les objets collectés à la faveur de ses nombreux voyages en tant qu’officier de la marine, l’auteur d’Aziyadé (1879) a allègrement brouillé les limites du public et du privé, à une époque dont il fut une figure médiatique notoire. À sa disparition, cette demeure implantée dans le cœur historique de sa ville natale, Rochefort, est restée en l’état avant d’être cédée à la ville en 1969 par les descendants de l’écrivain. Elle est l’une des rares maisons d’écrivains à posséder ses mobiliers et décors d’origine.

 

Une maison invisible

Depuis 2012, la maison Pierre Loti, touchée par une lente dégradation, est fermée pour rénovation. La date d’achèvement de cette entreprise longue et couteuse n’est pas encore connue. En attendant sa réouverture au public, la ville de Rochefort met régulièrement en place des activités culturelles qui permettent de faire découvrir ce lieu remarquable, classé au titre des Monuments Historiques depuis 1990, en tirant même parti de la situation pour proposer des démarches expographiques qui sortent quelque peu des sentiers battus. Ainsi, à défaut d’une visite effective de la maison, les curieux ont accès au musée d’Art et d’Histoire de la ville, situé dans l’Hôtel Hèbre de Saint-Clément à plusieurs activités liées à la Maison de Pierre Loti comme : une salle d’exposition permanente sur la vie de l’auteur, des expositions temporaires en rapport avec Loti ou une visite-conférence de la saisie en 3D de la demeure, réalisée avant que l’édifice ne soit vidé de son contenu. Ce dernier dispositif permet au conférencier de parcourir chaque pièce de la maison, de répondre aux questions, en agrandissant tel objet ou tel autre le cas échéant. En dépit de ses limites, la formule permet de se faire une belle idée de la demeure, en particulier de sa magnificence, puisque ses couleurs sont rendues dans leur éclat d’origine. Aussi est-ce en quelque sorte une maison déjà restaurée qui est proposée lors de cette visite virtuelle.

 

La demeure dépouillée

Dans le cadre de ses expositions temporaires, le même musée accueillait Christelle Plessis dans le cadre d’une carte blanche. Photographe, elle a réalisé un travail qui, à plusieurs égards, prend le contrepied résolu de la saisie numérique de la maison de Loti en majesté. Il s’agissait en effet de photographier la demeure de l’écrivain intégralement vidée de son contenu, des meubles aux tapisseries en passant par les décorations diverses et multiples dont le propriétaire avait ornementé son cadre de vie, jusqu’à l’outrance.

La démarche consistant à tirer parti d’une telle situation pourrait paraître quelque peu opportuniste : comment faire quelque chose, tout de même, avec ce qui resterait à montrer de ce qu’on ne peut plus voir jusqu’à nouvel ordre ? Compte tenu de la place que prend la figure de Loti dans l’offre culturelle du secteur touristique rochefortais, la chose est somme toute parfaitement compréhensible. Il y avait donc dans ce projet un possible écueil, dans lequel ne tombe jamais cette exposition, remarquable et frappante à plus d’un titre.

Devant ce qui pouvait apparaître comme une gageure, et face à une telle matérialisation de dépouillement, la photographe a réalisé un travail de prise de vues à la fois sobre et marqué par des prises de position nettes, notamment dans le choix de certains cadrages. Ainsi le faste et l’opulence de l’environnement sont-ils abordés de biais, selon un parti pris consistant à esquiver la monumentalisation et à privilégier une approche résolument intimiste de cet édifice voué à la mise en scène publique et à la mémoire de son propriétaire.

 

L’empreinte du temps

L’exposition se décline en quatre espaces, précédés par un accrochage, dans le hall d’entrée du musée, de plusieurs petits cadres présentant des photos en noir et blanc (alors que la plupart des photographies qui suivent sont en couleur). Chaque salle est placée sous le signe de Loti, à la faveur d’une citation issue de son œuvre. Ces bribes de textes donnent la gamme thématique de chaque espace et en orientent l’appréhension, d’une façon davantage poétique que didactique.

Le classement des images repose manifestement davantage sur la tonalité des images plutôt que sur les types d’objets représentés ou les parties de la maison. Cette distribution témoigne d’une véritable démarche de création, qui prend le pas sur le volet documentaire, sans jamais l’occulter pour autant. Le langage photographique de Christelle Plessis, qui joue volontiers des effets de transparence (le plus souvent altérée), comme marques d’une certaine opacité, se révèle à la fois très cohérent et dans le même temps tout à fait varié dans ses déclinaisons.

Presque tous les clichés exposés sont pris depuis l’intérieur de la maison. Il est vrai que, vu depuis la rue, l’édifice ne présente rien de particulièrement notable. Il n’empêche, cette orientation détermine un type de regard, qui se porte volontiers sur les cadres, notamment les embrasures de portes ou de fenêtres, que celles-ci soient ouvertes ou fermées. Ils permettent notamment de mettre en valeur la façon dont circule la lumière, en particulier lorsqu’elle est projetée sur le sol ou sur les murs.

Surtout, la majeure partie de ces images montrent les signes d’un déclin. Les photographies de Christelle Plessis donnent à voir de façon nette, à travers de fréquents gros plans serrés, des images d’une décrépitude qu’elle ne cherche nullement à dissimuler, bien au contraire : pavés disjoints, fissures le long d’une porte, peintures écaillées de chambranles… Les marques du passage du temps, qui hantaient Loti, ainsi qu’en témoignent les citations qui servent d’exergues aux différentes salles, sont on ne peut plus apparentes.

La scénographie de l’exposition est parfaitement sobre. Les photographies sont encadrées de façon simple et accrochées de manière à être directement éclairées dans les salles plongées dans une certaine pénombre, en particulier au début du parcours. Crescendo la luminosité s’intensifie à mesure du parcours, sans qu’il soit cependant possible de s’assurer que l’effet est parfaitement délibéré et ne tient pas en première instance à la configuration des lieux (plus on avance, plus on approche de la rue).

Cette présentation colle idéalement avec la nudité et le dépouillement de ce qui est montré. Il est évident que trop vouloir en faire en matière de dispositif scénographique aurait à coup sûr affecté la nature et la tonalité des images réalisées. Ainsi ces photographies plongent-elles le visiteur dans un espace et un univers au sein duquel se laisse appréhender, par-delà le bric-à-brac caractéristique et bien connu de cette demeure, une fragilité saisie à même les marques du temps.

 

Une fragilité mise à nu

Conjointement au passionnant travail documentaire réalisé – on se demande quelle est la proportion de photographies montrées par rapport à l’ensemble de celles effectivement prises –, c’est une véritable œuvre personnelle qui a été menée à bien. À travers elle, Loti est donné à voir sous un jour nouveau, probablement inattendu pour ceux qui n’en connaissent que l’imagerie fastueuse : dénudé jusqu’à l’os de cette carapace d’opulence qu’il s’était façonnée.

Comme l’écrivait Gaston Bachelard dans la Poétique de l’espace (merci à Sofiane Laghouati de m’avoir rappelé ce passage) : « Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont « logés ». Notre inconscient est « logé ». Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant, des « maisons », des « chambres », nous apprenons à « demeurer » en nous-mêmes. […] [L]es images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles. »

Placé grâce à Christelle Plessis au cœur de ce cocon protecteur vidé de sa substance, le visiteur se croirait presque dans le regard et la tristesse du fantôme de Pierre Loti devant ce qui, des traces de sa vie qu’il avait patiemment accumulées depuis l’enfance, n’est plus que ruine, pour l’instant. Ce portrait intime de l’écrivain est ainsi façonné par-delà les apparences fantasques qu’il cherchait à exhiber. Pour un auteur et une figure mondaine qui jouait tant de l’apparaître, c’est une jolie prouesse qu’accomplit cette exposition.

 

David Martens
MDRN & RIMELL

Commissariat et scénographie : Musée Hèbre de Rochefort

Voir la visite virtuelle de la maison Loti :


Pour citer cet article:

David Martens, « Loti. Radiographie d’une maison (Rochefort) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Sep 2018.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/loti-radiographie-dune-maison-photographies-de-christelle-plessis-rochefort/, page consultée le 19/03/2024.