Carnet de visites

L’oeil de Huysmans (Strasbourg)

Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg Commissaire(s): Estelle Pietrzyk, Robert Kopp

 

L’Œil de Huysmans, Musée d’Art moderne et contemporain, Strasbourg, 1er octobre 2020 – interrompue le 30 octobre 2020

 

Aussitôt ouverte, avec ses espaces d’intimité feutrée et de couleurs doucement passées, la merveilleuse exposition L’œil de Huysmans de Strasbourg s’est aussitôt refermée. Du vivant de l’écrivain, ce triste destin aurait sans doute valu à la manifestation l’un de ces aphorismes amers et désabusés dont ses héros ont le secret : « Seul, le pire arrive » – comme le déclarait, implacable, M. Folantin, protagoniste de la nouvelle À vau l’eau de 1882. Annoncée en effet pour le printemps 2020, après deux ans de préparation, et prévue pour tout l’été, l’exposition fut victime du premier confinement, et repoussée à l’automne. L’enthousiasme et l’opiniâtreté de ses concepteurs, Estelle Pietrzyk, directrice du Musée d’Art moderne de Strasbourg et Robert Kopp, professeur émérite de littérature française à l’université de Bâle, permirent cependant à l’exposition d’être inaugurée début octobre, et pour plusieurs mois. Las ! c’était sans compter avec une recrudescence de l’épidémie qui ferma début décembre, pour ne plus la rouvrir, la paupière de cet « œil de Huysmans » que tout le public espéré ne put donc venir contempler de près.

 

 

 

Orsay condensé : un Salon du XIXe siècle

Organisée en partenariat avec le Musée d’Orsay, qui avait monté à l’hiver 2020 une exposition au titre différent (Joris-Karl Huysmans critique d’art. De Degas à Grünewald, dont le Carnet de visites a publié ce compte rendu), la version strasbourgeoise se révèle à maints égards le symétrique inverse, ou l’opposé diamétral, de la parisienne. Un parti pris audacieux et presque iconoclaste conduit en effet les commissaires à rassembler l’essentiel des toiles réunies à Orsay dans une seule salle où elles sont accrochées jusqu’au plafond, selon l’esprit caractéristique des Salons officiels du XIXe siècle auxquels Huysmans avait consacré les pages, tantôt fulminantes, tantôt éblouies, de L’Art moderne puis de Certains. Ce choix radical, historiquement motivé, permet de montrer ce bric-à-brac de peintures que l’écrivain-critique s’efforçait, à coups de haines et d’émois affirmés, d’ordonner pour ses lecteurs.

Surtout, rassembler ainsi les toiles en un seul espace libère l’autre réalité majeure de l’univers visuel de Huysmans : l’objet qui, abrité dans d’ingénieuses vitrines aussi rondes que des aquariums, règne désormais en gloire – comme il le fait dans l’œuvre entier de l’écrivain. Là réside sans conteste la trouvaille majeure de l’exposition de Strasbourg, et son apport : elle rappelle, de salle en salle, que l’œil de Huysmans, remarquable bibelotier, en passe d’abord par les choses pour ouvrir les portes de la rêverie et du fantasme.

 

Apothéose de l’objet

Ce seront donc, d’abord (et souvent puisés dans des collections alsaciennes), une collection étonnante de drageoirs et de bonbonnières précieux – pour figurer le premier recueil des poèmes en prose, Le Drageoir à épices (1874) ; puis, dans la salle la plus onirique de l’exposition, des coraux et des coquillages sous cloche, comme émanés, mais en trois dimensions, des mondes sous-marins de Gustave Moreau. Ou encore des vases végétalisés, des flacons à parfums et de vastes planches naturalistes d’Haeckel, un rare globe lunaire, et d’extraordinaires nuanciers de papiers peints… L’étape montre combien l’imagination est matérielle chez Huysmans, mais, symétriquement, combien la matière se spiritualise dès que le regard l’a caressée. Une orchidée ? Mais avec ses formes contournées et ses couleurs vénéneuses, n’est-ce pas un péché qu’elle suggère ? Et ce vase en forme de chauve-souris grimaçante, n’est-il pas là pour entraîner des âmes convulsives sur la pente du satanisme ?

Entre les drageoirs et les méduses, deux passages obligés pour le visiteur : la rue, bariolée, criarde, honnie par l’écrivain pour l’impudeur de sa réclame, est rappelée par une série d’affiches tonitruantes de couleurs. Et le Salon, gourmé, écrasant d’officialité pompeuse.

 

De la nuance encore

Conçue pour dessiner un parcours chronologique (du naturalisme des débuts à la « conversion »), l’exposition de Strasbourg charme de pouvoir se parcourir selon d’autres logiques. Celle, par exemple, de la couleur (et l’on sait dès les premières pages d’À rebours, consacrées aux tons de la peinture murale, combien Huysmans était coloriste). Vieux rose, très dix-huitième siècle, pour les bonbonnières ; rouge de framboise écrasée pour les Salons ; vert amande pour la salle végétale et sous-marine ; anthracite pour l’étape sataniste ; blanc pour l’élévation finale : la scénographie invite ici à un parcours à la fois sensuel et onirique, qui est aventure intérieure.

Car j’installe, par la science,

L’hymne des cœurs spirituels

En l’œuvre de ma patience,

Atlas, herbiers et rituels.

 

– écrivait Mallarmé dans sa célèbre « Prose (pour des Esseintes) » de 1885. Avec leurs scénographes, les auteurs de cette trop éphémère exposition semblent l’avoir pris au mot, pour installer, avec science, le visiteur dans un espace ritualisé de rêve, parmi des atlas impossibles, des herbes terrestres et marines, et des objets oubliés.

Peut-être est-il vrai que « le pire arrive ». Mais le meilleur aussi.

Guy Ducrey
Université de Strasbourg

 

Commissaires : Estelle Pietrzyk, conservatrice en chef du Patrimoine, et Robert Kopp, professeur émérite de littérature française à l’université de Bâle.
Scénographes : FCS, Atelier Frédéric Casanova Scénographe.
Catalogue : Huysmans. De Degas à Grünewald, éd. Stéphane Guégan et André Guyaux, Strasbourg, Musées de la ville de Strasbourg et Paris, Musée d’Orsay, Gallimard, 2019, 226p.
À voir : visite guidée de l’exposition par Estelle Pietrzyk


Pour citer cet article:

Guy Ducrey, « L’oeil de Huysmans (Strasbourg) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/loeil-de-huysmans-strasbourg/, page consultée le 20/04/2024.