Carnet de visites
L’espace-livre déployé : sur l’exposition WREK d’Olivier Deprez
Bibliotheca Wittockiana Commissaire(s): Jan Baetens, Géraldine David, Olivier DeprezLa Bibliotheca Wittockiana, quel meilleur lieu pour déployer le projet WREK, en cours, que l’auteur-artiste Olivier Deprez, fera (bientôt) aboutir en un livret prévu au Frémok, éditeur bruxellois bien connu des amateurs de récits graphiques avant-gardistes ? L’œuvre graphique (et narrative) de Deprez résulte d’un long cheminement et d’une méditation prolongée sur les rapports entre texte et image, entre le récit graphique, la littérature, le cinéma et l’animation, entre les arts plastiques et la bande dessinée. Deprez avait déjà déployé son « univers » à l’occasion d’autres exposition : The Fair avec Miles O’Shea au Centre de la Gravure et de l’Image Imprimée (La Louvière, 2014), centrée sur la gravure sur bois, à la faveur de sa collaboration avec Adolpho Avril (dans le cadre de La S), dans ses performances d’impression de gravures BlackBookBlack, avec l’acteur O’Shea, et dans son travail sur un film d’animation (partiellement composée de gravures également). Quant à l’exposition rétrospective Serial Graveurs, au Musée du Dessin et de l’Estampe originale à Gravelines (2018-2019), mettait l’œuvre de Deprez en dialogue avec son plus que fameux « prédécesseur », Frans Masereel. L’étalement équilibré des livres et gravures originales du moderniste flamand (ainsi que le film d’animation de Berthold Bartosch basé sur L’Idée), « introduisait » le visiteur à l’œuvre postmoderne du graveur franco-belge, exposée dans la cave voutée d’une ancienne artillerie.
Au creux du livre d’artiste
La Wittockiana, bibliothèque et lieu d’exposition axé sur le livre (d’artiste) et (l’art de) la reliure, invite à une focale sur le spectre livresque du travail de Deprez. Si ce dernier est hanté par le cinéma (Vertov, Lang, Dreyer, Godard…), par l’art des avant-gardes historiques (le constructivisme de Tatline et de Malevitch en premier lieu) et la culture dite « populaire », comme les bandes dessinées de Nancy and Sluggo d’Ernie Bushmiller (qui font office de guides dans l’expo), il est avant tout « visité » par le livre. La bande dessinée est hantée par la tradition et l’espace du livre – et, souvent, il lui arrive de l’oublier. Par extension, tout récit graphique, voire toute littérature visuelle, s’articule, consciemment ou non, face à l’héritage (tacite, taiseux, voire ténébreux) du livre. Le livre est là, absent mais pesant, dominant par sa forme séculaire un présent qui a récemment appris à « s’exposer », d’autant plus pour les arts dits « mineurs ». (L’exposition de comics ou de jeux vidéo, par exemple, est plus tardive et bénéficie d’une tradition bien plus récente que celle de la peinture…). Le livre, « objet », « espace » ou « support », mal connu, souvent sous-estimé, reste une culture, une catégorie de pensée et de savoir-faire, une précondition même et, évidemment, l’un des pivots de la culture occidentale. Peut-être est-ce sa présence fantomatique qu’on sous-estime le plus : l’idée de livre est aussi là où on la suppose le moins – la salle d’expo justement. Le livre est mort, vive le livre, qui ressuscite aujourd’hui sous forme de « tablettes », « e-readers », ou à travers le renouveau du « zine »…
Dans le champ du récit graphique, des œuvres-phares, aussi « hybrides » que novatrices, telles que Le Château d’après Kafka d’Olivier Deprez (Frémok, 2003, réédité en 2018) – livre qui peut-être « poursuit » son auteur – ou d’autres livres d’auteurs issus de la mouvance alternative des années 1990 (Frémok, 5c et d’autres) entretiennent un lien étroit avec la tradition du livre d’artiste, où le concept de livre-objet est primordial. On le retrouve, sous d’autres forme, outre-Atlantique, chez Chris Ware, par exemple, pour qui l’objet imprimé fait très consciemment « œuvre d’art ». Ce n’est donc pas (ou plus) autant la gravure ou même le bois « en soi » avec lesquels Deprez se débat : par rapport au Château, justement, il a jadis affirmé l’avoir choisi comme une contrainte, tout comme la « forme bd », afin d’élaborer cette « non-forme » que fut son adaptation de Kafka. Pour Deprez, le but n’était pas de parvenir à un roman en gravures mais de se donner un alibi suffisamment contraignant pour arriver à un autre type de livre graphique (comprenant, en effet, le travail à la gouge). Ce n’est pas non plus – comme pendant longtemps – simplement avec l’écriture et ses rapports avec l’image (muette, animée ou fixe, high ou low, ancienne ou récente) mais avec le spectre du livre que Deprez semble entretenir un dialogue interminable. Si Deprez est artiste, c’est en tant qu’auteur et avant tout lecteur vorace. S’il se décrit comme « antiste », c’est qu’il est toujours chercheur parmi les estampes et les lettres. S’il semble se présenter comme un humble artisan de l’image – il ne pose guère de grands gestes « artistiques » –, c’est pour mieux garder en retrait un travail d’auteur-lecteur réflectif, assidu.
Infinir le livre
Concernant Le Château, Aurélien Leif lui insufflait un « comment infinir l’image ? » comme question directrice. À l’instar de cette paraphrase, la question de l’expo WREK pourrait être : « Comment infinir le livre ? » C’est-à-dire : comment faire un livre qui n’en est pas un (et qui serait banal, achevé), ou qui serait bien plus « livre » ? Leif, encore, concernant Le Château, écrivait que « tout ce livre est une muraille de bois gravé replié en accordéon livresque ». À l’époque de cet ouvrage, Deprez se débrouillait en gravant le bois, à coups de gouge raturantes, allant vers une « non-forme » par-delà même le « roman graphique ». Deprez se dérobait de Kafka comme Kafka s’était soustrait au Texte.
Au sein de la Bibliotheca Wittockiana, plutôt qu’une extraction, c’est avant tout ce rapport au livre(s) et au livre à venir que Deprez et son co-commissaire d’exposition, l’universitaire, poète et ami de longue date, Jan Baetens, déploient les mots et les images du WREK. Cette œuvre infiniment en crise, silencieuse, est le fruit d’un travail fragmentaire, éclaté, catastrophique : le titre renvoie à l’anglais « to wreck » ou aux mots « werk » et « wrak » en néerlandais. Toujours ébauche et épave, WREK n’est pas un lourd labeur ou un « work » néolibéral : creusant inlassablement son sillon, Deprez y met en œuvre d’un savoir-faire enjoué. Cette œuvre n’est qu’opus esse : « ce qui est nécessaire ». Il y a là même quelque chose de rétrograde : faisant livres d’heures, Deprez se retire pas à pas du fatras impossibilisant du capitalisme hypermoderne. Tout ce bruit, créativement réitéré dans la « noise gravure » (terme qu’il forgé avec son partenaire Adolpho Avril), ne fait, finalement, que brouiller les pistes d’une imagerie toujours plus lucide, d’une articulation livresque plus qu’en gestation.
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L’imposant « WREK » imprimé en majuscules, figure centrale de l’exposition, le souligne comme pour mieux cacher le petit coin silencieux et presque douillet, aménagé comme en annexe – ou plutôt, au cœur de l’exposition –, où l’on peut retrouver les livres malheureusement encordés (pour des raisons pratiques et donc compréhensibles), nécessaires à l’édifice WREK. Ces livres semblent un peu orphelins, attachés et abandonnés, et même maltraités comme ils le sont, dans leur petit salon. Ils ne payent pas de mine à côté du déploiement d’images de la salle principale, livre ouvert de feuillets flottants, volants, où l’on voit revenir du Godard, du Vertov, du Bushmiller… Comme pour rappeler au visiteur la technique principale menant à ces multiples images, un charriot évoque une presse à imprimer, monté de panneaux de bois avec textes découpés (mais pas encore encrés). Il renforce l’idée que d’autres mots, images, liens, éclats, récits sont à produire.
Mais peut-être encore plus que par ces nombreuses images projetées et imprimées, suspendues et disposées, mises-en-scène et redoublées, le visiteur-lecteur peut (re)construire, tout comme dans les « autres » livres de Deprez (et ses partenaires occasionnels), l’idée d’un livre qui n’en serait pas un : un livre en négatif, en devenir, un espace non-existant qui en regrouperait d’autres. L’exposition dissimule presque un point mathématique du parcours artistique de Deprez : ce livre-espace est l’ensemble possible des livres participants. (Le fait qu’on en parle et reparle, qu’il suscite l’écriture, est un signe de sa virtualité). Le petit nid douillet aux fauteuils feutrés, offrant sur table basse ce pêle-mêle, ce roi-de-rats de publications retenues de leur réel envol, n’est donc pas un recoin, ni un abri, ni une pause dans la visite, ni une notice bibliographique. Ce n’est ni un début, ni une fin, mais bien cet espace à côté, primordial néanmoins pour toute œuvre ramifiée de ce type. C’est de ce cœur absent, de cette case-vide que se déploie, ou s’articule, l’in-fini qui sous-tend WREK. L’exposition à la Wittockiana est bel et bien un livre ouvert à la lecture de chacun.
Pour citer cet article:
Sébastien Conard, « L’espace-livre déployé : sur l’exposition WREK d’Olivier Deprez », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Nov 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/lespace-livre-deploye-sur-lexposition-wrek-dolivier-deprez/, page consultée le 13/11/2024.