Carnet de visites
Les assises du temps perdu (Paris)
Hôtel particulier Cornette de Saint-Cyr Commissaire(s): Anthony Guerrée
Les assises du temps perdu, Hôtel particulier Cornette de Saint-Cyr (Paris), du 1er au 12 février 2021
« Les assises du temps perdu » : la formule, hantée par le fantôme de Proust, sème aussitôt le trouble dans la signification. Le chatoiement de sa polysémie séduit. Nous propose-t-elle de revisiter l’œuvre cathédrale en ses fondements ou de réunir ses personnages en assemblée ? Serait-ce une invitation à assister au procès du temps ? À moins qu’il ne s’agisse d’asseoir ce dernier… C’est un peu tout cela que donne à voir et à méditer cette exposition qui ne déçoit pas les promesses de son titre. Elle offre une expérience de visite singulière et par ces temps de virtualité obligée, fort heureusement bien réelle.
La littérature chaisifiée
L’hôtel particulier de la prestigieuse maison de ventes Cornette de Saint-Cyr se trouve au 6, avenue Hoche dans le très proustien 8e arrondissement de Paris. L’écrivain y a son allée Marcel-Proust depuis 1969 et son hôtel, Le Swann, inauguré le 14 novembre 2013, date anniversaire du centenaire de la parution du premier tome d’À la recherche du temps perdu. Cette même année 2013, Anthony Guerrée découvre Proust. C’est le vertige. Le jeune designer formé à l’école Boulle entreprend de « chaisifier », c’est son terme, quelques-uns des personnages de la Recherche :
« J’ai lu Proust comme on fait un rêve et j’ai très vite souhaité en garder une trace, figer ma perception des personnages en les rendant visibles et en leur donnant une place réelle dans l’espace, en leur donnant une assise. »
Ainsi est née sa première collection de mobilier inaugurée par la chaise-escabeau « Saint-Loup ». Elle lui fut inspirée par la scène au cours de laquelle le fils de la Comtesse de Marsantes court sur les banquettes du restaurant du Ritz pour apporter au narrateur une pelisse.
Ce n’est pas la première fois que la littérature se voit ainsi assiégée par le design. Si l’iconique fauteuil Proust d’Alessandro Mendini fait depuis 1978 gloire commune avec son inspirateur, dans Design & Littérature Esther Henwood évoque aussi le plus confidentiel fauteuil en fil de fer barbelé doré conçu par Pucci de Rossi pour Cioran ou la chaise longue aux piètements symbolisant les ponts de Paris dédiée à Modiano par Élisabeth Garouste… Mais Anthony Guerrée ne s’est pas contenté d’assoir des écrivains déjà assis. En donnant chaise à toute une famille de personnages romanesques, il invente le siège de caractères.
La Recherche en état de sièges
Ici, ni affiche, ni guichet, ni file d’attente : l’entrée est libre. Il suffit d’emprunter l’imposant escalier qui conduit au premier étage. Rampe majestueuse, vitraux et hauts plafonds moulurés : en quelques marches nous remontons deux siècles. Une vente de haute couture se prépare. Après avoir croisé quelques costumes anciens nous apercevons Odette de Crécy dernier cri en chaise de rotin vert olive, bleu lavande et ivoire, inspirée des formes florales et des fameux catleyas. « Trouve des Fleurs qui soient des chaises ! », voulait Rimbaud : c’est chose faite !
« Les assises du temps perdu » nous montrent la Recherche en état de sièges : huit en tout, exposés dans deux petits salons en enfilade. La frêle « Odette », qui nous attend à l’entrée, surprend par la modestie de son modèle – la traditionnelle chaise de bistrot parisien – : on l’aurait imaginée plus osée et plus lascive, moins quotidienne. Le contraste avec le fauteuil et l’ottomane « Charlus & Jupien », exposés à sa droite, n’en est que plus frappant. Avec leurs généreuses proportions et la profondeur de leurs assises jumelles, ils incarnent malicieusement le couple homosexuel : on y serait plus confortable pour « faire catleya »… Qui dira que les sièges n’ont pas d’esprit ? Glissement du désir ou flottement de l’imaginaire : les créations d’Anthony Guerrée déteignent volontiers l’une sur l’autre. Les pieds de « Saint-Loup » ont un air de ressemblance avec ceux de la chaise Pomare d’« Albertine l’insoumise » qui trône, majestueuse, à l’orée du second salon.
L’artiste en personne nous y accueille, bientôt rejoint par son complice, le curateur et galeriste Jean-François Declercq avec qui il a conçu la scénographie de l’exposition. Il y a de quoi meubler la conversation ! Six autres pièces, posées sur leur socle telles des sculptures, se laissent embrasser dans diverses perspectives, mettant en valeur échos graphiques, contrastes de matière ou de couleur, du blond corde au brun châtaigne. Face à la fenêtre, la chaise-paravent « Verdurin » déploie son élégante silhouette aux allures de valet de chambre. Car chacun de ces sièges suggère un autre usage possible, un décor aussi qui en exalterait la personnalité. Je ne peux imaginer « Albertine » ailleurs qu’à la mer, posée sur une plage de sable. Est-ce son grand dossier ensoleillé comme une capeline de paille qui la relie au paysage de Balbec où le narrateur a rencontré son double de papier ? Si l’on ne savait que ces assises sont proustiennes, on pourrait les croire surréalistes, nées du jeu de « l’un dans l’autre » : la chaise réversible de « Swann l’équilibriste » se laisserait deviner dans la description d’une luge, le banc de piano « Vinteuil » dans celle d’une lyre à cinq cordes.
L’échelle, si présente dans la chaise Saint-Loup, se combine avec la courbe dans le rocking-chair chevalet incarnant le peintre Elstir, pour disparaître dans le banc circulaire « Bergotte » et le pouf d’Orianne de Guermantes, tous deux absents de l’exposition. L’échelle est aussi sociale, le cercle, également mondain. Les formes matricielles de l’assise – la droite, la courbe –, leurs enchevêtrements et leurs rapports, emblématisent l’univers social de la recherche : ses classes, ses hiérarchies et ses réseaux. Tandis que les matériaux – chêne brossé ou huilé, liège expansé, paille d’avoine tressée, cuir de collet ou laiton bronzé – attisent un désir de toucher, comme pour avérer la plénitude de la troisième dimension dont l’œil ne nous livre que l’illusion, pour entrer dans l’intimité des chaises. Mais le lieu est trop public et l’interdit qui s’attache à toute exposition trop ancré pour que l’on ose le braver.
Editions limitées
Proposées à la vente et sur commande, les chaises de cette collection sont « auto-éditées » par Anthony Guerrée à huit exemplaires numérotés et signés – tout comme un livre –, exception faite de la chaise « Odette », produite en série et vendue au prix de 750 €. Nous sommes au royaume du collectible design qui conçoit l’art décoratif comme une « écriture ». Il s’agit, en l’occurrence, de prolonger la dynamique fictionnelle en ouvrant un nouveau chapitre où les chaises de l’histoire se muent en histoire de chaises. Chacune a quelque chose à raconter : son origine, sa genèse, ses affinités électives, sa biographie en somme, recueillie dans la plaquette qui ouvre la collection « L’Officine » des éditions Bouclard.
Ce catalogue préparatoire – il est paru avant l’exposition –, présente les cahiers de recherche de l’artiste. Une petite merveille avec sa reliure à la Suisse et sa jaquette laissant paraître en transparence la couverture : un portrait photographique de Proust – assis. Le design serait-il au mobilier ce que la bibliophilie est à la littérature : la continuité parfaite du visible et du lisible, du beau et du fonctionnel ? En refermant le livre, on n’en a pas fini de rêver à « Albertine », belle comme la rencontre dans l’atelier d’un artisan écossais, Kevin Gauld, d’une fringante cycliste et d’une roue de vélocipède juchée par Marcel Duchamp sur un tabouret. On aimerait la posséder. « Prix sur demande ».
Une exposition entre deux chaises
On l’aura compris, « Les assises du temps perdu » est aussi un événement promotionnel. En période Covid la maison Cornette de Saint-Cyr – obligée de multiplier les ventes en ligne – accueille une exposition propre à assoir son image et à adoucir l’hostilité des temps. La patrimonialisation de la littérature sert, quant à elle, une désindustrialisation du design – qui est aussi une forme de marché avec ses stratégies marketing : artification de l’objet marchant, storytelling et euphémisation de la dimension commerciale. En contrepartie de son parrainage symbolique, la Société des Amis de Proust y aura gagné des archives : les dessins originaux dont lui a fait don Anthony Guerrée. Lancement réussi pour une nouvelle collection : avant même l’ouverture de l’exposition, les 500 exemplaires de « L’officine » étaient épuisés. Le mien s’est « enrichi », comme disent les bibliophiles, d’un envoi de l’auteur : « J’espère que vous prendrez autant de plaisir à parcourir cet ouvrage que j’en ai eu à le rêver ». Eh ! bien oui ! Ne boudons pas notre plaisir, et pourquoi choisir entre deux chaises – celle de l’art et celle de la com –, quand elles sont aussi convaincantes l’une que l’autre.
(Photographies de Myriam Boucharenc)
Myriam Boucharenc
Université Paris Nanterre/CNRS
Œuvres et scénographie : Anthony Guerrée
Curateurs : Jean-François Declercq (Atelier Jespers, Bruxelles) en partenariat avec la maison de vente aux enchères Cornette de Saint Cyr (Paris).
Plutôt qu’un catalogue : Anthony Guerrée, Les Assises du temps perdu, « L’Officine », Nantes, Bouclard éditions, 2020. Avec une préface de Jérôme Bastianelli, président de la Société des Amis de Marcel Proust, et un texte en postface d’Émilie Houssa.
Voir le dossier de presse de l’exposition.
Pour citer cet article:
Myriam Boucharenc, « Les assises du temps perdu (Paris) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Dec 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/les-assises-du-temps-perdu-paris/, page consultée le 05/12/2024.