Carnet de visites

Le Chef d’œuvre inconnu : entre génie et folie

Maison de Balzac Commissaire(s): Yves Gagneux

 

Le Chef-d’œuvre inconnu, court roman publié par Balzac en 1831, raconte la rencontre entre trois peintres : deux sont issus de l’histoire des arts, le jeune Poussin, en formation, et le maître Porbus ; le romancier invente de toutes pièces le troisième, le peintre Frenhofer, que Poussin et Porbus admirent et auprès duquel ils espèrent se perfectionner. Frenhofer travaille depuis des années à son « chef-d’œuvre », encore inachevé. Au terme du récit, il accepte de le montrer à Poussin et Porbus, qui ne voient « rien », ou plutôt un simple « chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme », d’où émerge seulement un pied de femme. Frenhofer meurt alors dans la nuit, après avoir brûlé toutes ses toiles. Son « chef-d’œuvre » restera « inconnu ».

Ce court roman a été lu par bien des artistes et l’exposition de la Maison de Balzac, tout autant littéraire que visuelle, entreprend de donner à voir quelques interprétations du roman par des artistes contemporains (XXe et XXIe siècles), des possibles « chefs-d’œuvre » inconnus, dans une riche démarche intermédiale. Gravures, tableaux, collages, film… prolongent le roman, semblent s’en échapper. Dans les trois salles de l’exposition, le texte de Balzac, qui apparaît essentiellement par fragments sur les murs d’un bleu sombre, et les œuvres d’art visuelles entrent ainsi en résonnance. On peut peut-être regretter que le texte liminaire n’explique pas davantage les liens différents qui unissent texte et œuvres dans le parcours mais le visiteur a ainsi le plaisir de la découverte et de l’exploration.

 

Du roman à la toile

La première salle est consacrée à l’adaptation filmique du texte de Balzac par Jacques Rivette en 1991, La Belle Noiseuse : cette salle présente des extraits du film, bien connu des balzaciens, mais surtout, et c’est sans doute le plus intéressant, quatre tableaux que le peintre Bernard Dufour a réalisés, sur commande, pour le film. Les échos sont alors multiples : le visiteur saisit d’un même regard des extraits du Chef-d’œuvre inconnu, des images animées et fixes. L’effet est vertigineux, car on voit dans l’extrait de La Belle Noiseuse une scène d’atelier dans laquelle Michel Piccoli, incarnant Frenhofer, peint une toile que l’on retrouve accrochée sur le mur adjacent, signée Bernard Dufour. Textes et images, fiction et réalité, tout se croise et s’enrichit – comme ce dessin de Dufour « avec la participation exceptionnelle de Jane Birkin pour la trace de pied » : sur un croquis de corps de femme, une trace de pied apparaît effectivement, où le souvenir de la fin du roman de Balzac vient comme se déposer.

 

« Ce n’est pas une véritable illustration »

La deuxième salle, la plus grande, est consacrée à l’édition du Chef-d’œuvre inconnu par Ambroise Vollard, illustrée par Pablo Picasso, avec des eaux-fortes et des dessins gravés sur bois. Le visiteur découvre cette magnifique édition dépliée aux murs. La mystérieuse dédicace du roman, qui aurait donné l’idée à Ambroise Vollard de cette édition, est juxtaposée aux séries de points initiales de l’édition Vollard. Tout se passe comme si Picasso poursuivait hors du texte la ligne de pointillés entamée par Balzac. Le visiteur peut ensuite lire aux murs quelques pages du roman de Balzac illustrées par Picasso et découvrir une série de gravures intégrées au texte, puis des dessins s’éloignant du texte, Picasso ajoutant aux scènes d’atelier le motif qui lui est cher de la tauromachie. Car Picasso le précise dans un entretien en 1961 : « ce n’est pas une véritable illustration ». Cette belle salle déplie alors moins une illustration du roman qu’elle n’explore un jeu d’influences : si Picasso, lecteur du Chef-d’œuvre inconnu, puisque l’on sait qu’il se réjouissait de travailler à Paris, rue des Grands Augustins, à la même adresse que Frenhofer, donne à voir sa lecture du roman, le visiteur a aussi la curieuse impression que Balzac, en précurseur de l’abstraction, décrit dans son texte un tableau de Picasso, avec le « chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme » derrière lequel se cache une femme.

À partir du texte ou autour du texte ?

Dans la dernière salle, le visiteur découvre des œuvres de plusieurs artistes contemporains, qui s’inscrivent de manière plus ou moins explicite en lien avec Le Chef-d’œuvre inconnu. La peintre portugaise Paula Rego propose plusieurs études pour un portrait de peintre, Balzac Story, et une grande pastel représentant une scène d’atelier, Painting Him Out : l’artiste inverse ici le rapport des sexes qui apparaît dans le roman, puisque c’est une femme qui fait disparaître un homme sous une toile. Deux œuvres présentées dans cette s’intitulent quant à elles Le Chef-d’œuvre inconnu : la reprise du titre du roman de Balzac est un signal clair d’intermédialité mais ce qui surprend le plus, c’est la multiplication du Chef-d’œuvre inconnu ainsi opérée par l’homonymie. Dans cette salle, on trouve donc trois Chef-d’œuvre inconnu, celui de Balzac mais aussi celui de Anselm Kiefer et d’Eduardo Arroyo, et cette multiplication du Chef-d’œuvre inconnu est autant la preuve de la fascination que ce roman exerce sur les artistes que de la diversité de ses lectures possibles. En effet, le plasticien allemand Anselm Kiefer produit une œuvre multi techniques (aquarelle, collage de gravure sur bois et mine de plomb) dans laquelle la superposition des techniques rappelle l’amas de couleurs du tableau de Frenhofer.

L’espagnol Eduardo Arroyo présente quant à lui une version plus lisible et plus érotique du « chef-d’œuvre inconnu » (2015) : le dos d’une femme apparaît dans un « chaos », non de couleurs, mais de photographies découpées et collées. Mais les œuvres qui m’ont paru les plus intéressantes dans cette petite salle sont les boites (folio box) produites en 1996 par le peintre écossais Collum Innes pour une édition limitée du Chef-d’œuvre inconnu : Monologue et Shellac : ces œuvres sont donc destinées à entourer le texte de Balzac, à se superposer à lui. Ces boites sont constituées des lambeaux d’œuvres que le peintre jugeait ratées ou avait laissées inachevées. Si ces boîtes ne sont pas sans rappeler la pratique de la reliure des manuscrits propre à Balzac (il fit par exemple relier le manuscrit de Seraphîta dans une robe de son amante, Mme Hanska), elles mettent donc surtout en avant le lien entre création et destruction à l’œuvre dans le roman de Balzac. L’exposition se referme donc, comme le roman, sur l’image de la destruction d’une œuvre (par autodafé ou lacération) donnant naissance à une autre. Si cette salle présente des œuvres moins connues du public et moins attendues par les connaisseurs du texte de Balzac, elle montre bien au visiteur la diversité des lectures possibles du roman et ne peut que donner envie de rouvrir le livre.

Ada Smaniotto, Université Paris Nanterre, PHisTeM

 

 


Pour citer cet article:

Ada Smaniotto, « Le Chef d’œuvre inconnu : entre génie et folie », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2024.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/le-chef-doeuvre-inconnu-entre-genie-et-folie/, page consultée le 19/04/2024.