Carnet de visites

20/04/2020

Le Bataillon des écrivains

Maison russe des sciences et de la culture à Paris Commissaire(s): Centre de Russie pour la science et la culture à Paris

 

L’exposition « Le bataillon des écrivains », ouverte au Centre de Russie pour la science et la culture depuis avril 2020, raconte, à travers une trentaine de pancartes, l’engagement des écrivains soviétiques dans la Seconde Guerre mondiale.

L’exposition prend pour point de départ un régiment nommé « bataillon des écrivains » qui a été envoyé au front en 1941, mais élargit très vite le propos, selon la pancarte d’introduction, à « tous les écrivains soviétiques qui ont défendu leur Patrie avec leur plume, et parfois une mitraillette à la main ». L’exposition alterne entre pancartes biographiques, consacrées à tel ou tel écrivain, et pancartes thématiques (« Les médias pendant la guerre », « Évacuation 1941-1943 », « Le blocus de Leningrad »). L’ensemble est richement illustré, comme on peut le voir ci-dessus, de photographies d’époque, toutefois rarement situées dans leur contexte.

Appelée dès ses lendemains et jusqu’à aujourd’hui « Grande guerre patriotique », la Deuxième Guerre mondiale fait l’objet en Russie d’un investissement mémoriel considérable, surtout depuis l’avènement au pouvoir de Vladimir Poutine : cela laisse assez peu de place à la nuance et au regard critique dans l’approche qui en est faite dans les institutions étatiques russes. Le Centre de Russie pour la science et la culture à Paris, qui dépend du ministère des affaires étrangères russe, ainsi que l’exposition « Le bataillon des écrivains », qui se donne pour but explicitement de « montrer l’héroïsme des écrivains soviétiques » (pancarte 1), en sont la preuve. En effet, la figure héroïque de l’« écrivain combattant », telle qu’elle est présentée dans l’exposition, c’est-à-dire seule sans ses textes et sans leur contexte de publication, permet de se débarrasser d’un certain nombre de questions épineuses : la présence sur le front était-elle volontaire ou contrainte ? comment et quand les textes étaient-ils publiés ? quel est leur contenu ? quelle a été leur réception ? quelle place y est faite aux erreurs et aux négligences des gouvernements, à la souffrance au front, au doute et à la peur, mais aussi à des pans de la guerre que la mémoire soviétique, puis russe, laisse volontiers de côté, concernant par exemple le sort des prisonniers de guerre ou la Shoah ? A toutes ces questions, l’exposition ne répond que très indirectement, voire pas du tout.

L’impression générale qu’elle laisse à la visiteuse virtuelle est alors celle d’un panthéon très homogène et paradoxalement anhistorique de héros de guerre, dont le mérite est avant tout d’avoir rendu hommage à leur Patrie – que ce soit par les armes ou par la plume, cela importe finalement assez peu.

 

Les écrivains dans la guerre, des vies de saints

La forme choisie pour l’exposition en ligne, celle de pancartes classiques contenant pour la majeure partie des photographies accompagnés de courts textes, met l’accent sur la biographie d’écrivains choisis spécifiquement pour représenter l’engagement littéraire dans la guerre. On comprend vite que cette biographie est conçue exclusivement comme une hagiographie : on l’attendait depuis la première pancarte et la figure de l’écrivain armé de sa plume et de sa mitraillette qu’elle introduisait. Dans les textes biographiques de l’exposition, la dramatisation et le ton épique sont de mise : on souligne ainsi le tragique d’une mort prématurée, comme par exemple dans le cas d’Alexeï Tolstoï, mort, comme Moïse aux portes de la terre promise, « sans avoir connu la victoire des troupes soviétiques » ; ou encore on exalte les qualités personnelles de l’écrivain, comme dans le cas de Platonov, « modeste dans la vie quotidienne et [qui] passait beaucoup de temps sur le front parmi les soldats » (est-ce vraiment si étonnant pour un correspondant de guerre ?).

Ces hagiographies ont aussi leurs reliques et leurs lieux de culte : sur la cinquième pancarte, Alexeï Sourkov, auteur de la romance populaire « Le feu brûle dans le petit poêle », est représenté, souriant, avec sa mitraillette, puis en train d’écrire ses vers sur une souche d’arbre, présentée comme son « bureau de travail ». La planche inclut également une photographie contemporaine du panneau commémoratif qui lui est consacré à Kachino. CQFD, semble suggérer l’exposition : voyez comme il est déjà célébré, il est donc digne de célébration.

C’est pourquoi l’exposition fait aussi une grande place aux manifestations d’admiration ou d’amour portées aux écrivains : cette adoration a valeur d’exemple. Encore au sujet de Sourkov, le texte d’explication présente la chanson « Le feu brûle dans le petit poêle » comme d’emblée destinée au succès : « La rédaction de Krasnoarmeyskaya Pravda, qui fut la première à l’entendre, décida que la chanson était un succès. Et, en effet, elle a été chantée sur tous les fronts. Le poète lui-même se rappelait : ‘Elle était la première chanson lyrique, née des flammes de la Grande Guerre patriotique, touchant à la fois le cœur d’un soldat et le cœur de ceux qui attendaient son retour’. » A travers la sacralisation du poète, on voit ici que c’est l’ensemble du peuple soviétique qui est glorifié : la Krasnoarmeyskaya Pravda, journal de guerre, capable de reconnaître ce qui sera susceptible de plaire au peuple, ainsi que ses lecteurs, héroïques soldats qui chantent même au front. Idem pour le romancier Tvardovsky, dont il nous est dit à la seizième planche : « les gens le remerciaient, proposaient leur vision de l’avenir, mais, plus important encore, tout le monde demandait qu’il y ait une suite. » Le lectorat, dans cette exposition, est toujours enthousiaste et, surtout, toujours unanime.

La représentation insistante de l’adoration du lectorat de l’époque pour ces écrivains suggère sans beaucoup de subtilité la nécessité et la légitimité d’une telle dévotion pour le lectorat contemporain. En effet, comme la victoire est toujours actuelle et le peuple qui l’a remporté – toujours le même, il n’y a pas de raison de remettre en question cette admiration : c’est ce que trahissent certaines tournures, comme, à la sixième pancarte, « l’invincibilité de notre armée » – possessif qui évacue allègrement le passage de l’Union soviétique à la Russie contemporaine.

 

La vie sans l’œuvre : exposer la littérature sans les textes

« La vie et l’œuvre », annonçaient les anciens manuels de littérature française, eux-mêmes conçus comme de petits panthéons : à côté d’un récit un peu romancé de la vie de l’écrivain, on pouvait ainsi lire ses « plus belles pages », ses « morceaux d’anthologie ». L’exposition du Centre de Russie pour la culture et la science fait le choix opposé, et surprenant, de se débarrasser presque complètement des textes des écrivains dont elle glorifie la vie : il n’y a presque aucune œuvre citée au-delà de son titre ou de son premier vers (pour les poèmes) et, plus radical encore, les récits – romans ou nouvelles – ne font l’objet d’aucun résumé : du récit en vers de Tvardovsky, Vassili Tiorkine ou l’histoire d’un soldat, on apprendra uniquement qu’il raconte… l’histoire d’un soldat.

Lorsque texte il y a malgré tout, il est réduit à la formule et, de préférence, au slogan : c’est le cas de l’article du correspondant de guerre Krivitsky, « A propos de 28 héros tombés au combat ». La troisième pancarte lui emprunte sa phrase de titre : « La Russie est un grand pays, mais impossible de reculer car derrière nous il y a Moscou » – tirée de son contexte, elle ressemble plus alors à une parole de grand homme ou à un mot d’ordre, dont l’auteur n’apparaît d’ailleurs qu’en tout petit à la fin du texte de la planche.

Dépouillés de leur production écrite, les écrivains forment alors un ensemble homogène, qui s’efface derrière les circonstances dans lesquelles ils écrivent. Par exemple, sur la pancarte consacrée au siège de Leningrad, on peut lire les lignes suivantes : « Anna Akhmatova a écrit des poèmes sur Leningrad assiégée, Boris Pasternak et Nikolaï Asseïev ont écrit des poèmes. Vladimir Lidine a écrit des essais sur la Grande Guerre patriotique ‘L’Hiver 1941’, et Korneï Tchoukovski a écrit son conte pénétrant ‘Nous vaincrons l’infâme Barmaleï’. » Cette énumération efface complètement les différences littéraires et politiques entre les écrivains cités : on trouve côte à côte une poétesse de l’âge d’argent opprimée par le pouvoir soviétique (Akhmatova), un romancier qui s’y est rallié (Lidine), un LEFiste (Asseïev) et l’auteur d’un conte pour enfant jugé à l’époque plus antipatriotique que « pénétrant » (Tchoukovski). L’exposition résume enfin ce qu’il y a retenir de la littérature du siège, sa productivité envers et contre tout : « Deux années de misère, de privations quotidiennes, d’insécurité, mais néanmoins deux années fructueuses. »

Les seuls textes d’écrivains cités extensivement dans l’exposition sont leurs mémoires, parfois les mémoires de leurs proches (souvent leurs femmes), écrits et publiés donc (par définition) après la fin de la guerre et parfois après la fin de l’Union soviétique. Leur ton est toujours nostalgique ou louangeur, soit des troupes (dans le cas des mémoires d’écrivains eux-mêmes), soit des écrivains (dans le cas de ceux de leurs proches). Et de fait, l’absence de textes portant à proprement parler sur la guerre ou datant de cette époque ou de l’immédiat après-guerre permet de se débarrasser de la question, pourtant très sensible à l’époque et dans les années qui ont suivi, du mode de représentation des scènes de batailles – un excès de détails sanglants ou de pessimisme pouvant en effet être taxé par la censure de « naturalisme », par opposition au « réalisme » attendu des écrivains, c’est-à-dire une conformité idéologique avec les valeurs et le discours du parti.

En définitive, si l’on ne connaît rien à la littérature soviétique, on en ressort de cette exposition virtuelle sans idée claire ni sur le contenu de ces textes d’écrivains combattants, ni sur leur ton et leur style – et on peut se l’expliquer de deux manières : ces textes sont déjà connus du public auquel cette exposition s’adresse (des Russes vivant en France ? mais alors pourquoi une exposition en français ?) et qui n’a besoin que de se les « rappeler », comme le répète souvent l’exposition. Ou alors : ces textes n’ont, au fond, pas beaucoup d’importance, et on en revient à la conclusion du paragraphe précédent – ce qui compte, c’est le patriotisme de leurs auteurs et la grandeur de la Nation.

 

La Grande Guerre des écrivains patriotes : une représentation tronquée de l’histoire

Et en effet, cette grandeur est en grande partie fondée, dans la rhétorique du pouvoir en place, sur la victoire soviétique de 1945. Son histoire fait l’objet d’un récit officiel, auquel on tolère aujourd’hui peu de remises en question, alors même que la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale n’a pas toujours été uniformément héroïque, y compris pendant l’URSS : la déstalinisation qui advient avec Khrouchtchev permet de mettre en avant les erreurs de gouvernements, les souffrances des soldats sur le front et même d’évoquer l’extermination des Juifs (par exemple dans le film La Commissaire en 1967).

Certes, dans l’exposition, le génocide des juifs est tout de même mentionné, dans les pancartes consacrées à Vassili Grossman et à Ilya Ehrenbourg, dont les textes traitent effectivement de la question. Mais est totalement passé sous silence l’antisémitisme d’État qui a rendu leur publication impossible : à propos du Livre noir de Grossman, il est très pudiquement affirmé que « le livre devait paraître en 1947, mais cela avait été jugé inapproprié », sans dire par qui ni pourquoi – sans autre source d’information, on pourrait presque croire que c’est Grossman qui a renoncé de lui-même à publier. De façon générale, la question de la censure ne se pose pas dans cette exposition, qui évoque simplement et très occasionnellement un « mauvais accueil » par la « critique officielle », alors même que, dans le cas de Platonov par exemple, mentionné aussi dans l’exposition, ce « mauvais accueil » de son roman Le Retour lui a pratiquement fermé les portes des maisons d’édition.

Par ailleurs, concentrée sur la vie des écrivains et leur participation aux combats, l’exposition ne périodise pas la représentation littéraire de la guerre, alors que, comme on l’a mentionné, les variations dans la position du parti impliquent une alternance entre des phases de verrouillage idéologique et des moments de libération de la parole, comme par exemple celle qu’on peut trouver dans la « prose des lieutenants », qu’évoque l’exposition sans la contextualiser : c’est en effet, encore une fois, la déstalinisation qui rend possible, à la fin des années 1950 et dans le courant des années 1960, la publication d’un ensemble de mémoires et de récits de guerre dont le ton est beaucoup moins positif et héroïque et le style moins lisse que les productions du temps de la guerre. Cet “aplatissement historique” dans l’évocation des représentations de la guerre en littérature fait disparaître toute remise en question de la posture héroïque collective du peuple russe et tout discours critique sur le déroulement et les conséquences de la guerre.

 

Un confus monument aux morts

L’exposition « Le bataillon des écrivains » propose donc un propos réducteur sur la présence des écrivains, dont elle fait un ensemble uniforme de soldats héroïques, dans une « Grande Guerre patriotique » qui a été, à en croire ces 35 pancartes, patriotique et rien d’autre : peu de place pour l’antisémitisme, les horreurs du front, les prisonniers de guerre, la répression des déserteurs, la censure, la propagande, etc. Peu de place également pour une histoire de la publication et de la réception de ces textes, de l’évolution de la position du parti sur la guerre et ses représentations et de l’élaboration du discours patriotique russe actuel dont « Le bataillon des écrivains » n’est en définitive qu’une énième répétition, qui plus est assez maladroite.

Très honnêtement, l’exposition donne en effet l’impression d’avoir été conçue et rédigée comme un projet de classe au collège : le flou des descriptions, les formules toutes faites, les rapprochements déplacés, et enfin l’absence évidente d’une relecture un tant soit peu attentive qui aurait permis d’éviter de grossières répétitions (en-tête de la deuxième pancarte) peuvent tout simplement suggérer un manque de temps et/ou un travail fait par des non spécialistes.

Mais, même dans ce cas, cela en dit long sur la vulgate russe de la « Grande Guerre patriotique ». Je me hasarderais presque à faire l’hypothèse, vu l’amateurisme de la présentation, que l’exposition n’a pas véritablement vocation à être lue, pas plus qu’elle ne fait lire les textes des écrivains qu’elle évoque : il s’agit simplement d’une variation rituelle, sur thème littéraire, de la grande liturgie nationaliste réactivée et instrumentalisée par le régime poutinien autour d’une Deuxième Guerre mondiale érigée en mythe fondateur. Peu importe au fond les bafouillements, les oublis et les fausses notes – du moment qu’on chante bien la gloire infaillible de la Patrie.

 

Sylvia Chassaing


Pour citer cet article:

Sylvia Chassaing, « Le Bataillon des écrivains », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Apr 2020.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/le-bataillon-des-ecrivains/, page consultée le 28/03/2024.