Carnet de visites

27/01/2022

La Rage d’écrire

IMEC Commissaire(s): Nathalie Léger

« Comment ça commence ? quand ça commence ? comment ça s’écrit ? » Au prisme de cette interrogation, la nouvelle exposition de l’IMEC, La rage d’écrire. De Gustave Flaubert à Peter Handke, signée par la directrice de l’institution, Nathalie Léger, entend explorer la fabrique de l’écriture. Au cœur de différents carnets de notes d’écrivains, le visiteur peut retrouver la voix de l’auteur, traversé par des sentiments de frustration et d’impuissance au beau milieu de sa création artistique. Des pages de notes saturées de réflexions, des bouts de phrases gribouillés, devenus illisibles, des carnets de notes déchirés … La rage d’écrire se manifeste tout au long de l’exposition. Et c’est notamment au travers de la voix de Gustave Flaubert, érigé en saint patron de l’écriture contemporaine, qu’elle s’exprime : s’y fait entendre son désenchantement, voire son découragement sur le métier d’écrivain et  sur « cette chienne de chose que la prose ». Le carnet de notes, témoin d’une œuvre naissante, fait pénétrer le visiteur dans l’univers de l’écrivain et propose ainsi une exploration intime de son travail.

D’entrée de jeu, le visiteur se voit confronté aux superbes carnets de l’auteur de Mme Bovary. Cela ne saurait surprendre. Le bicentenaire de son anniversaire a donné lieu à toute une série de rencontres et d’activités culturelles dans toute la Normandie, en particulier à Rouen. Des expositions, des conférences, des diffusions télévisées, des publications et même un footing culturel à travers la ville natale de l’écrivain ont été mises au programme tout au long de l’année 2021. Dans le cadre de ce projet Flaubert 21, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris a sorti deux carnets flaubertiens de ses précieuses réserves et les a prêtés à l’IMEC. L’Institut Mémoire de l’Édition contemporaine fait dialoguer ces cahiers avec les carnets de notes d’écrivains contemporains, tirés de ses propres fonds afin de poser un nouveau regard sur les coulisses de la création.

Un nombre considérable de publications, de correspondances, de manuscrits, de photos et d’autres objets fascinants, tous porteurs d’une mémoire relative au patrimoine écrit contemporain, a été déposé dans les archives de l’IMEC. De cet ensemble, les commissaires de l’exposition ont réussi à prélever les carnets de seulement quinze écrivains. Comme laisse entendre le sous-titre, De Gustave Flaubert à Peter Handke, l’exposition couvre tout un spectre de l’écriture : différents pays, différents genres ou savoirs et différentes générations d’écrivains sont représentés. Outre les carnets de Flaubert, on y retrouve notamment ceux de Jacques Audiberti, Béatrix Beck, Pierre Bergounioux, Olivier Cadiot, Danielle Collobert, Michel Deguy, Florence Delay, Jean Genet, Liliane Giraudon, Hervé Guibert, Peter Handke, Emmanuel Levinas, André Pieyre de Mandiargues et Christian Prigent. Dans la mesure où les fonds conservés à l’IMEC concernent surtout la mémoire de l’édition contemporaine, la surreprésentation d’auteurs du XXe siècle est quasiment une évidence. Un point fort de l’ exposition réside dans le fait que des auteurs vivants ont également apporté leur pierre à l’édifice : ils ont prêté leurs propres carnets de notes et les textes pour les cartels et les citations les concernant sont tous tirés d’entretiens effectués dans le cadre de l’exposition. Par ailleurs, les auteurs moins connus à l’international côtoient les auteurs consacrés : Liliane Giraudon aux côtés de Peter Handke, Olivier Cadiot aux côtés de Gustave Flaubert. Et c’est précisément cette diversité et cette parité qui font la beauté de cette exposition. En fin de compte, les écrivains essaient tous de surmonter cette rage d’écrire.

Cette vision kaléidoscopique du geste artistique se déploie à travers un parcours poétique dans la Grande Nef, salle d’exposition de l’IMEC. Sans vouloir être trop didactique, ou documentaire, le parcours proposé, se rapprochant d’un dispositif du type white cube, a pris le parti de n’exposer que des carnets de notes : aucune photo, aucune peinture, aucune affiche… Un choix singulier, alors même que l’écrit, et le manuscrit en particulier, sont souvent perçus comme des objets qui appellent compléments dans l’exposition de la littérature.

Une scénographie sobre découle de ce parti pris. La palette de couleurs très naturelle et l’éclairage très doux donnent une certaine sacralité́ à l’espace et guident l’attention vers les carnets, exposés quasiment comme des objets d’art dans des vitrines faisant figure d’autels. Le long du mur de gauche, de courtes citations tirées de l’œuvre des auteurs exposés invitent à une réflexion sur le travail de l’écrivain et s’offrent au regard comme des notes de musique sur une portée. De l’autre côté de la salle, sept textes en forme d’entrées de dictionnaires leur font face : ‘carnet’, ‘écrire’, ‘style’, ‘fragment’, ‘intime’, ‘rature’ et ‘commencer’ s’affichent sur le mur de droite. La disposition des mots interpelle : rassemblés dans des blocs typographiques, ces textes rappellent l’affichage de peintures dans une galerie, ou d’affiches publicitaires. Un clin d’œil à l’exposition d’art, peut-être ? Portes d’entrée saillantes, les citations et les entrées de dictionnaires nourrissent la réflexion et invitent le visiteur à revenir vers les objets exposés. Un livret d’accompagnement reprend les cartels de l’expo et fournit également une petite notice biographique sur chaque écrivain. Et il ne faut pas oublier qu’on peut feuilleter l’entièreté des carnets de Flaubert virtuellement à l’aide de deux tablettes tout au début de l’exposition. Mêmes les pages déchirées ont été scannées !

Comme la salle n’est pas subdivisée en sous-parties, elle demande au visiteur de créer son propre parcours, comme une déambulation. Aucune signalétique spécifique ne guide ses déplacements ; c’est plutôt la disposition et l’orientation des carnets qui font que le visiteur contourne les vitrines, quasi intuitivement. Évitant à tout prix une scénographie répétitive, les cahiers sont ici empilés, laissés entrouvertes, disposés soigneusement, ou au contraire dans un apparent chaos. Le contraste est souvent recherché. Ainsi le visiteur attentif trouvera un vrai plaisir à découvrir le jeu visuel entre les différents aspects matériels des carnets. Les pensées des écrivains sont tantôt griffonnées sur du papier peint (Jacques Audiberti), tantôt notées dans des cahiers coupés en deux pour qu’ils entrent dans la poche de la veste (Peter Handke), tantôt disposées sur un cahier Leporello, un livre accordéon, comme pour favoriser le côté vagabond de la pensée à travers la page (Olivier Cadiot) …

Ainsi, la disposition muséographique laisse entrevoir l’attitude de l’écrivain, extrêmement personnelle, envers l’inspiration et le processus d’écriture : l’un se laisse surprendre par l’inspiration soudaine et note ses pensées à la va-vite, l’autre ne quitte jamais sa maison sans carnet dans la poche et y inscrit ses impressions scrupuleusement. Pour l’un, le choix du support est très réfléchi, à la limite du superstitieux, pour l’autre un jet de la pensée se trouve griffonné sur n’importe quel support. On imagine l’un attablé confortablement dans son cabinet de lecture, l’autre prenant des notes au milieu de la nuit ou même en prison, dans des conditions bien plus pénibles (cf. les notes minuscules de Jean Genet, cachées dans l’ourlet de ses vêtements). D’ailleurs, ces manuscrits sont souvent devenus indéchiffrables : les ratures et gribouillis tâchent les pages et prouvent que ces écrits ne sont pas tous faits pour être (re)lus. Une écriture frénétique, méticuleuse, artistique ou fondée sur le coq à l’âne… Une grande violence verbale se déploie sur le papier et à travers ces supports singuliers.

Délaissant volontairement le parcours biographique, ou chronologique, et mettant l’accent sur la matérialité du support, l’exposition sort des sentiers battus. Toutefois, elle ne se limite pas à un jeu de résonances et de contrastes sur le plan visuel et matériel. Une lecture plus narrative pourrait se faire. Ainsi, en commençant par la première vitrine, celle de Flaubert, on contemple un carnet accompagnant l’auteur pendant presque 20 ans de sa carrière, avec des premiers jets. Progressivement, à tâtons, avec des hésitations, des ratures, des expérimentations et des bifurcations, l’écriture prend forme. Au terme de l’exposition, les deux pages de Florence Delay montrent tout autre chose : les dernières corrections d’un manuscrit, admis pour publication et à paraitre très prochainement. Le carnet de notes nous sert ainsi de rappel à ce « duel de l’esprit avec le langage », comme l’évoquait Paul Valéry (« Présentation du “Musée de la littérature”», dans Regards sur le monde actuel et autres essais. Folio, 1988, p. 289), à cet énorme travail, pour banal qu’il paraisse sur le texte tapuscrit.

 

Camille van Vyve – FNRS – Université libre de Bruxelles / KU Leuven – RIMELL

 

Voir la bande annonce de l’exposition ci-dessous :

 


Pour citer cet article:

Camille Van Vyve, « La Rage d’écrire », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Jan 2022.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/la-rage-decrire/, page consultée le 29/03/2024.