Carnet de visites
Jazz & Lettres (Genève)
Fondation Martin Bodmer Commissaire(s): Jacques Berchtold, Nicolas Ducimetière, Jacques T. Quentin
Jazz & Lettres, Fondation Martin Bodmer (Genève), du 24 juin 2017 au 25 février 2018
1917, New York : le premier enregistrement de « jass » est réalisé sur un disque 78 tours, diffusant une musique nouvelle qui très vite marquera les écrivains jusqu’en Europe. 2017, Genève : pour commémorer ce centenaire, la Fondation Martin Bodmer, reconnue pour ses prestigieuses collections de livres et de manuscrits, revient sur les relations entre les deux arts dans son exposition Jazz & Lettres.
La perspective est réjouissante. Lorsqu’elle est exposée, la chose littéraire est presque toujours représentée dans ses liens aux arts visuels comme la peinture ou la photographie. Ses relations avec la musique, même classique, restent trop rarement montrées. Le défi est en effet de taille : comment donner à voir le dialogue avec un art aussi immatériel ? Selon quels dispositifs dévoiler des formes d’échanges sonores ou rythmiques ? L’exposition Jazz & Lettres, organisée par les commissaires Jacques T. Quentin, Jacques Berchtold et Nicolas Ducimetière, se confronte à ces questions par une mise en espace soignée, mais sans véritablement montrer ce que le jazz fait à la littérature.
Les âges du jazz, à travers ses titres
Hébergée dans une seule grande salle qu’elle partage avec une exposition consacrée à Germaine de Staël et Benjamin Constant, Jazz & Lettres présente des dimensions relativement modestes. L’ensemble est pourtant riche, varié, et, comme toujours à la Fondation Martin Bodmer, très élégamment mis en scène. Une dizaine de vitrines disposent les documents selon un fil chronologique, en se focalisant sur les différents âges du jazz pris dans leur épaisseur historique : le climat enjoué aussi bien que les heures sombres de la culture « nègre » sont rappelés, à l’aide de plusieurs supports – disques, images, affiches, revues, livres. Par le biais de l’importante collection discographique du Genevois Guy Demole c’est le jazz canonique qui est mis à l’honneur, depuis le morceau Dixieland Jass Band One-Step (1917) au Blues to Bechet (1962) de John Coltrane ; ce n’est donc pas « tout » le jazz, mais c’est assurément celui des grands interprètes qui ont fasciné et continuent de fasciner les écrivains. De fait, l’exposition retrace la période des Années Folles – dominée ici par le très impliqué Jean Cocteau auquel une vitrine entière est consacrée, et guidée par Ernest Ansermet dont on peut lire l’article prophétique de 1919 sur Sidney Bechet – ; elle parcourt également la Beat Generation américaine et continue jusqu’aux écrivains plus récents comme Jacques Réda ou Toni Morrison. De nombreux livres donnent la mesure de cet intérêt transatlantique pour l’imaginaire du jazz, et si la sélection contient des titres incontournables (Mexico City Blues de Jack Kerouac, L’Écume des jours de Boris Vian, Be-Bop de Christian Gailly) elle offre aussi au regard des œuvres plus méconnues : L’Abbé de l’abbaye de Jean Genbach, Dinah Miami de Pierre Mac Orlan ou Fleuve profond, sombre rivière de Marguerite Yourcenar. À chaque fois, l’objet-livre est mis en valeur de manière épurée, en particulier dans la dernière vitrine où trône le magnifique volume Jazz de Henri Matisse, qui recrée graphiquement, à l’aide de papiers découpés, l’esprit rythmé, dynamique et mélancolique de cette musique-danse.
Pensée comme une « traversée » dans le siècle, l’exposition s’avère en contrepartie quelque peu sommaire. Elle suggère des liens qu’elle ne révèle pas toujours. Privilégiant la visibilité sur la lisibilité, elle présente par exemple une précieuse lettre manuscrite de Cocteau à Louis Armstrong, qui cependant reste mal déchiffrable et non-retranscrite ; de même, si des séries d’ouvrages sont déployés dans les vitrines, les textes ne sont guère dévoilés. À l’exception du très rare Negro Anthology (1934) de Nancy Cunard qui manifeste les revendications socio‑politiques des Afro-américains contre les racismes et qui est ouvert sur un poème d’Ernst Moerman (traduit par Beckett) sur Armstrong, les livres ne sont appréhendés qu’à travers leur couverture. Les titres sont parfois éloquents, à l’exemple des Improvisations de Michel Butor ou de L’Improviste de Réda qui supposent des analogies dans le processus créatif. Mais les manières dont le jazz innerve en substance les textes littéraires, d’un point de vue thématique autant que formel, restent secrètes pour le visiteur, d’autant plus que les notices elliptiques des cartels n’éclairent pas toujours le non-initié. Il est certes difficile de montrer efficacement comment les écrivains se sont représentés cette musique ; mais en renonçant à afficher des citations littéraires et en ne donnant guère la parole aux œuvres, l’exposition demeure en ce sens trop timide. Un poème comme « Rag-time » de Soupault, certaines phrases du Be-Bop de Gailly, ou encore quelques extraits de L’Âge d’Homme de Michel Leiris (qui prennent peu de place) auraient exemplifié à merveille les façons dont l’écriture pense et figure le jazz.
Jazz et lettres ? Jazz-et-lettres ?
Jazz & lettres : l’esperluette signale ici davantage des coexistences que des connexions ; des parallèles davantage que des croisements. Par sa scénographie, l’exposition tend en effet à maintenir les deux domaines dans leurs camps respectifs : la plupart du temps, les vitrines dévolues aux œuvres littéraires alternent avec celles consacrées aux pièces musicales (disques, affiches, phonographes). La collection de Guy Demole, mise en valeur le long d’une importante vitrine, cohabite plus qu’elle ne dialogue avec les livres réunis par la Fondation Martin Bodmer, et la spécificité de chaque art apparaît préservée. Dans son essai Le Jazz, à la lettre (PUF, 2010), Yannick Séité admet qu’il est nécessaire de « rappeler, avec obstination, la séparation des espèces » ; mais « ce n’est qu’une fois que ce rappel a pris sa puissance qu’il devient possible d’admettre que les relations entre jazz et littérature existent et se sont de facto incarnées ». Curieusement, l’exposition n’insiste guère sur ces points de contact, ces lieux de passages, ces collaborations, voire ces fusions entre les deux pratiques. Elle ne met pas vraiment en relief les interactions sonores où jazz-et-lettres, ensemble, ont parfois trouvé à résonner simultanément de manière novatrice, alors que l’enjeu et l’originalité de l’exposition aurait peut-être pu résider dans cet aspect.
Un exemple. À la fin du parcours, un dispositif original de « douches sonores » a été mis en place : il permet au visiteur qui se place en-dessous d’écouter via un haut-parleur les morceaux des grands jazzmen du siècle (Bechet, Armstrong, Ellington, Clarence Williams, Parker, Coltrane), tout en diffusant légèrement le son dans la salle. Un tel dispositif est heureux ; mais l’on peut regretter qu’il n’ait pas servi à faire entendre des performances à la croisée du jazz et de la poésie, alors que les deux formes se sont parfois rapprochées aux limites de leurs frontières propres : ainsi de La Toison d’or (Holidays) où Cocteau déclame son poème sur les rythmes de l’orchestre de Dan Parrish (1930), du Poetry for the Beat Generation (1959) où la voix de Jack Kerouac se pose sur le piano de Steve Allen, ou encore de Le Long de la plage (2012) récité par Michel Butor avec l’accompagnement de Marc Copland. Les disques sont parfois visibles en vitrine, mais l’oreille du visiteur est à cet égard peu flattée. L’exposition reste silencieuse sur ces créations interesthétiques.
Par ailleurs, les corps des jazzmen et des écrivains n’apparaissent jamais réunis. Le visiteur admire plusieurs portraits saisissants de Sidney Bechet ou de Louis Armstrong, sans avoir accès aux photographies emblématiques qui donnent à voir les deux arts « en personnes », comme celles montrant Cocteau et Armstrong ou Boris Vian et Miles Davis. Les artistes, en effet, se sont parfois croisés et même côtoyés.
L’exposition reste donc discrète sur ces rencontres incarnées. Mais l’admirable livre publié aux Éditions Notari qui lui sert de prolongement revient sur ces questions de manière très informée et approfondie. À l’évidence, cet ouvrage généreusement illustré dépasse le simple catalogue et est appelé à faire date dans la bibliographie. Deux disques l’accompagnent de surcroît, qui constituent la discothèque idéale de Guy Demole : aussi remarquable soit‑elle, celle‑ci ne fait néanmoins aucune place aux performances des écrivains et, par conséquent, aux « lettres ». La dimension sonore de la littérature mériterait, en fin de compte, d’être encore mieux entendue.
Émilien Sermier (Université de Lausanne)
Livia Lüthi (Université de Neuchâtel)
septembre 2017
Commissariat : Jacques T. Quentin, Jacques Berchtold et Nicolas Ducimetière.
Scénographie : Stasa Bibic
Catalogue : Jazz & Lettres, sous la direction de Jacques T. Quentin avec la collaboration de Guy Demole, Genève, Fondation Martin Bodmer & Éditions Notari, 2017, 230 p. [2 CD inclus].
Pour citer cet article:
Emilien Sermier, « Jazz & Lettres (Genève) », dans L'Exporateur. Carnet de visites, Dec 2017.
URL : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnet/jazz-lettres-geneve/, page consultée le 12/12/2024.